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  • 3599

    L'exploit lui paraissait finalement douteux. Tout ce qu'il avait entrepris, sa vie entière, la moindre de ses décisions, les accidents et les hasards, tout cela avait conduit à ce qu'il se trouve là, seul sur la planète Mars, déconnecté de la Terre, à se morfondre dans l'ennui le plus complet. Sa seule distraction était cette démangeaison au niveau des testicules que son encombrant scaphandre lui interdisait de soulager.

  • 3598

    Le peintre reposa son pinceau. Il pensait s'être trompé. Cela lui arrivait parfois. Il traçait, sur une énième toile faite à sa mesure, une suite de nombres qui avait commencé avec le chiffre « 1 », quarante-six ans plus tôt, sur une première toile qu'il avait choisi de nommer détail, parce que chaque tableau n'était qu'un élément de l'ensemble, et c'est la somme des tableaux qui constituerait l’œuvre de sa vie. Des centaines de détails s'étaient succédé depuis. Il n'avait jamais dérogé. Jour après jour, il avait poursuivi la plongée monacale et joyeuse dans cette énumération infatigable. Ainsi, il avait dépassé largement le nombre de cinq millions. Où en était-il ? Il recula, rembobina la bande magnétique pour écouter le dernier enregistrement. Année après année, depuis qu'il avait résolu d'ajouter 1 % de blanc dans sa peinture noire, la trace de ses chiffres s'était insensiblement rapprochée du blanc de la toile. Il peignait maintenant des chiffres blancs sur un fond blanc et l'enregistrement de sa voix qui prononçait chaque nombre tandis qu'il le dessinait, lui était un secours précieux quand, comme en cet instant, il doutait de lui. Sa voix déformée par la restitution électrique, prononça dans sa langue natale : « cinq millions six-cent sept mille deux-cent quarante ». Il revint à la toile, trempa le pinceau dans la mixture, le fit tourner d'un geste automatique et planta son vieux corps à la lisière, là où les derniers traits se distinguaient encore par un reste de brillance. Il écrasa la pointe sur la toile, éprouvant cette sensation – venue plus de cinq millions de fois – de la synchronisation du temps de sa vie avec le temps de son œuvre, et traça un nouveau « 5 » suivi d'un nouveau « 6 » suivi d'un nouveau « 0 », etc. puis il énonça le nouveau nombre peint. Il travailla ainsi quelques heures. Il pâlissait. Sa main tremblait décidément beaucoup trop. Il s'autorisa une pause.

    Le 6 août 2011, Roman Opalka expirait à l'âge de 79 ans et son œuvre s'achevait.
    Il avait peint le nombre 5607249 sur son dernier détail.

     

    (Prologue de "Demain les Origines, vol.1" En cours de lecture chez Mnémos)

  • 3597

    La septième, déjà ! Sept ans que la médiathèque de Gilly sur Isère, dans la foulée des sélections de Lettre-frontières, m'offre cette délicieuse parenthèse : inviter un auteur, un artiste, un musicien.

    C'est à 18h30, ce soir, que j'aurai le plaisir de donner la parole au dessinateur Thibaut Mazoyer, dont j'ai scénarisé l'album : "A la droite du Diable". Bande-dessinée produite grâce à un financement participatif auquel la médiathèque a prêté son concours. Merci Marielle (message perso).

     

    affiche rencontre bd.jpgNous évoquerons les articulations Scénario/dessin, la narration, la conception des personnages et des décors, les thèmes qui nous sont chers... Les rencontres à Gilly sont toujours de beaux moments.

    Le lendemain matin, Thibaut et moi serons à la librairie Accrolivres, à Albertville, pour une séance de dédicaces.

    Venez. Nombreux, ce serait mieux, mais venez.

     

     

     

  • 3596

    Monsieur et cher ancien élève,
    je vous remercie de la confiance que vous accordez à votre vieux professeur. Je vois que, malgré mes préventions, vous avez mené votre chemin et j'en suis heureux pour vous. Apprendre que vous êtes devenu éditeur a été une véritable surprise et nous a engagés, ma femme et moi, l'autre soir, à mieux considérer l'étendue des bouleversements que connaît l'édition de vulgarisation scientifique.
    Vous m'honorez en me demandant de signer la préface de votre première publication : « L'Afrique, mille ans d'histoire ». J'espère que vous ne prendrez pas ombrage de mon refus. Je suis en effet obligé de décliner votre proposition, qui me va pourtant droit au cœur. Après un rapide examen de l'ouvrage pour lequel vous souhaitez mon concours, il m'est apparu que je ne pouvais, sans dommage pour ma réputation, mêler mon nom à votre entreprise. J'ai découvert grâce à vos rédacteurs qu'une certaine Fay Wray avait été reine du Congo avant d'être sacrifiée à un gorille géant et que Tarzan avait donné son nom à la capitale du Dahomey. J'ai apprécié votre idée de faire parler l'australopithèque Lucy, mais j'ai de vives réserves sur le long monologue qui la voit défendre l'emploi de l'imparfait du subjonctif. Enfin, tout cela ne serait pas si grave si votre carte de présentation, en début d'ouvrage, ne tentait pas de faire correspondre la répartition des diverses ethnies africaines avec les contours physiques du sous-continent indien. Faute bien pardonnable dont vous étiez familier, déjà, lors de vos courtes études. Peut-être suis-je trop sourcilleux, comme vous me l'aviez souvent fait remarquer à l'issue de mes cours, mais je vous suggère de ne pas retenir, pour illustrer le drame de la traite négrière, les paysages de l'aquarelliste breton Loïc Ploucadec : « Roscoff à marée basse » ; « Retour des chalands à Paimpol ». Malgré la sensibilité de ces œuvres.
    Je ne doute pas que d'autres de mes collègues ou, à défaut, un voisin de palier, une amie, un parent, ne verront pas d'inconvénient majeur à participer à cet étonnant ouvrage sur l'Afrique.
    Je vous adresse bien entendu tous mes vœux de succès pour votre maison d'édition, dont cet ouvrage inaugural saura, d'emblée, situer son degré d'exigence.
    A la réflexion, n'écoutez pas les critiques et ne tenez pas compte de mes remarques. Cela vous a porté chance jusque là. La période est propice aux projets comme le vôtre. Allez de l'avant, comme vous l'avez toujours fait, en vous moquant des prudents et des vétilleux qui voudraient réduire votre enthousiasme.
    Inutile de tenter de me contacter. Quand vous lirez cette lettre, mon épouse et moi serons dans un monde certainement meilleur.
    Bien à vous,
    votre ancien professeur de géographie.

  • 3595

    J'ai vu un jour l'amour littéralement illuminer le visage de quelqu'un. J'étais dans le métro, à Paris ; j'attendais debout dans une voiture bondée. Arrive une station, filant vers les flancs de la voiture. Là, je n'ai rien perçu du quai, de la foule, des affiches, de l'éclairage, je n'ai rien vu d'autre que le sourire radieux d'un garçon de vingt ans. Il éclairait tout ce qui se trouvait autour de lui. Je pensai : celle qui est aimée de ce garçon doit être de celles pour qui les hommes sont capables de devenir meilleurs. C'était un sourire magnifique qui enflait le cœur, et qui me rendit immédiatement heureux, comme à chaque fois que je suis témoin du bonheur des autres. Et puis un autre garçon descendit de la rame et vint embrasser son ami, voluptueusement.
    Est-ce que les hétéros connaissent pareil élan ? En tous cas, je ne pense pas qu'aucun de mes sourires, adressé à la femme que j'aime, aie pu faire un effet semblable sur le chaland moyen. Être hétéro, je crois que cela vous coûte une certaine paresse des sentiments. Ou bien, simplement, est-ce de jeunesse dont il s'agit. Je n'étais déjà plus à l'âge où l'amour modèle vos traits et les transmute en fusion d'or.