J'avais abandonné mes rêves de cow-boy pour me contenter de tracer ma route. J'avais encore pas mal de dollars à l'abri et je pouvais raisonnablement espérer tenir encore deux semaines aux States. Après, ma situation ne serait plus celle d'un touriste. Il me faudrait un job, faire les démarches pour la Green card... Affronter tout ça ne m'inspirait pas trop. Pas que j'étais très attendu en France. Plus de copine et une famille assez indifférente. La seule promesse de bon accueil à mon retour était celle du service militaire. Et puis j'étais fatigué. Depuis des mois, je parcourais le pays au hasard, aucune rencontre n'avait été durable ou seulement satisfaisante. Le statut d'étranger me pesait énormément. Alors, j'allais rentrer. J'abordais le Delaware. Je pensais reprendre le bus pour Trenton avant de rejoindre New-York, ma ville américaine préférée. Ma ville européenne préférée. Je sentais naître en moi une nostalgie de ce pays que je n'avais pas encore quitté.
Alors voilà. J'étais là, attablé dans ce café crépusculaire, avec vue sur la gare de bus. Les grands véhicules aux flancs chromés soulevaient, en démarrant, d'esthétiques volutes de poussière. Les baies vitrées frissonnaient à leur passage. Il n'y avait pas plus de cinq personnes dans le café, en comptant la serveuse, appuyée à la caisse, les yeux dans le vague. Elle avait de l'allure, malgré son tablier et la spatule avec laquelle elle cueillait les pâtisseries. Un sourire éclatant quand un client lui lançait une vanne ; carrément Rita Hayworth quand elle ramenait ses cheveux roux sur la nuque. Moi, j'avais la gorge lestée de sable comme si j'avais couru derrière un de ces bus pendant des kilomètres. J'étais fatigué. Je me sentais plutôt James Cagney que Cary Grant. On était tous fatigués, je crois. Elle aussi, malgré son air malicieux.
Elle vint prendre ma commande. Il me fallait du café pour me rincer de la route, et pour me fortifier, des œufs. « Vous les voulez mollets ou brouillés ? » Je lui répondis qu'il n'y a qu'une manière, celle qu'elle déciderait. Ce faisant, je m'interrogeai. Est-ce qu'elle était seule, est-ce qu'on pouvait lui parler, voire la draguer gentiment, pour rendre hommage à la magie cinématographique du lieu ? Cliché pour cliché, il me parut soudain que mon road-trip américain ne serait pas complet sans un jeu de séduction avec une serveuse de café. La fatuité et la vacuité de l'idée s'imposèrent aussitôt. Faire un brin de cour, ça n'avait pas de sens. J'avais juste envie de l'écouter, de percer le mystère de sa lassitude, à elle. En moi, de la patience cristallisait. En moi, une clarté me disait d'être amical. Elle me servit une large rasade de liquide vaguement bruni, inerte. Clair et tiède : le café qui déprime. Sauf qu'il y avait son sourire.
Elle m'a demandé d'où je venais, en essayant, d'après mon accent : « from France ? » J'ai acquiescé. La fatigue physique abîme les sourires sans en atténuer la bienveillance potentielle. Elle les rend seulement un peu gauches, attendrissants. En tout cas, c'est comme ça que je recevais les siens. Elle relaya ma commande en cuisine et, à ma grande surprise, revint à ma table, direct. Debout, cuisses appuyées au formica, bras croisés, attentive. Elle voulait que je lui raconte. Je lui expliquai une partie de mon périple. J'avais peur de l'ennuyer, j'allais vite, cherchant mes mots, tendu, me demandant à quel moment elle allait soupirer pour me signifier que mes aventures étaient d'une banalité affligeante. Non, elle appréciait, m'encourageait. Elle revint avec une assiette bien garnie et la plaça devant moi comme s'il s'agissait d'une offrande. Elle jeta un œil alentour : les autres clients discutaient entre eux. Des habitués qui traînaient là, faute de mieux. Dehors, la gare était éteinte, la nuit s'installait ; ici, on entendait derrière le comptoir des bruits de rangement et de nettoyage venus de la cuisine. Sans manière, elle s'assit face à moi et me pria de continuer. De son pays, je n'avais plus rien à dire, j'avais plus à raconter sur mes années de galère en France. Comme c'était douloureux, les silences qui entrecoupaient mes histoires se firent plus nombreux. Elle ne me souriait plus. Elle était concentrée sur mes paroles. Je devais incarner une sorte d'exotisme, je suppose. Je ne devais pourtant pas être le premier français à s'arrêter ici. Je lui demandai d'où elle venait. Elle ricana : « Vous ne connaissez pas » me dit-elle en sortant un paquet de cigarettes de son tablier. Je voulus tout de même savoir : « Loin ? » Elle fit un mouvement de tête en direction de la station déserte, comme si le bus qui l'avait déposée là il y a des années, venait de repartir : « Newark. » Ce n'était pas très loin. « Vous comptez y retourner un jour ? » Elle alluma sa cigarette, m'en proposa une que je refusai, prit une bouffée qu'elle souffla sur le côté et planta ses yeux dans les miens : « Il n'y a plus rien qui m'attende à Jerzey. Pas même l'homme que j'ai laissé derrière moi. » Le type en question avait été généreux, lui avait offert un semblant de luxe, une belle vie artificielle, avant de se tirer pour une autre, comme ça, en se fichant pas mal de la meurtrir à jamais. Ses yeux se posèrent furtivement sur mes bagages. J'avais fini mon assiette et reposai mes couverts. Je la considérai longuement. Son regard ne me gênait pas. Nous pouvions nous fixer sans éprouver d'embarras. C'était bien. C'est rare. Je lui dis : « Il ne faut pas parier sur un type qui n'a qu'une valise et un ticket de retour. » Elle opina. « Sûr, dit-elle. Vous pouvez rester un peu. » Après tout, moi non plus, personne ne m'attendait à Jerzey. Je sortis de ma poche mon ticket de bus. « Je vais peut-être rester là. Ils cherchent quelqu'un pour bosser à la station. Je peux bien dormir au Squire, à côté, et manger là tous les soirs. Vous, vous pourriez partir. Demain. » Elle fixait le billet de car comme s'il était enchanté.
De la cuisine, monta un blues qui emporta les conversations des clients, repoussa la nuit, et changea l'instant en éternité. Est-ce qu'on partirait demain ?
Inspiré de la chanson « Invitation to the blues » de Tom Waits.