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  • 3506

    Je ne me suis pas rendu en pèlerinage à la source du Furan, dans la forêt du Grand Bois ou plus bas, au barrage-poids du Gouffre d'Enfer, la ville étant mon terrain d'exploration unique. J'ai marché sur ses traces à partir de son entrée à Saint-Etienne, je l'ai longuement observé, là où la chaussée l'avale. La mère rivière de la ville est discrète, murmurante, en ce mois de février, quand je la découvre en compagnie de Cédric, mon guide, après que nous avons lutté pour conserver notre équilibre sur les trottoirs gelés, et enfin nous accouder là, en sa présence. Dans le quartier de Valbenoîte, vers l'ancienne « Promenade des Fossés » qui avait été aménagée pour le public à la fin du XIXe, c'est une lame claire et peu profonde que je surplombe, elle glisse sur un lit de ciment parsemé de galets, entre un talus broussailleux, un parking, et des bâtiments dont le souvenir s'est aussitôt effacé. J'observe ce modeste flux et j'essaye d'être fasciné. Ce n'est même pas mon tranquille Renaison roannais, ni mon Sornin Charliendin. J'étais prévenu, mais le « torrent magnifique » cher à Stendhal, peine à m'exalter. Il faut un temps pour se laisser pénétrer par l'esprit des choses. Héraclite a beau manifester ses vieilles vérités à ma mémoire, je vois dans cette eau-là la permanence, la redite entêtée de celle, ancienne, dont la ville dépendit longtemps, à tous points de vue, et qu'elle négligea ensuite pour en redécouvrir les vertus aujourd'hui.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3505

    Chers amis, je suis toute la journée au salon du livre d'Yzeure, à côté de Moulins (Allier). Signatures en présence de Mireille Lesage, Jeanne Cressanges, Geneviève Chauvel, grandes auteures de romans historiques avec lesquelles j'aurais l'honneur de partager quelques propos autour du roman, justement, historique.

    Caravane du livre.jpg

  • 3504

    En 1889, donc, si l'on se réfère à la maquette de l'exposition universelle, le Furan est sous contrôle mais bien visible depuis le ciel. À partir de là, il ne faudra pas plus d'une douzaine d'années pour qu'il disparaisse tout à fait : au début du XXe siècle, il est couvert sur la totalité du centre-ville, ainsi que les biefs et tout le système hydrographique souterrain. Les citoyens perdent le contact avec leur rivière, avec l'eau qui circule sous leurs pas. Ils ne la redécouvrent qu'à cent ans de là, brièvement, à l'occasion des travaux de 2005, notamment place du Peuple (le Pré de Foire médiéval, souvenez-vous), quand on défonce la chaussée, qu'on renforce les voûtes des XVIIe-XVIIIe. Comme je regrette de n'avoir pas visité la ville à ce moment-là ! Le Furan réapparaît ; les Stéphanois redeviennent des riverains. S'en trouvent diversement charmés. On s'émerveille et on grimace, le souvenir de cette période de dévoilement inspire à des témoins le geste de se pincer le nez. Peut-être que le citadin moderne est plus sensible que celui du passé. Les Stéphanois d'antan affrontaient quotidiennement les effluves d'un cours dans lequel, par exemple, les boucheries et triperies du quartier des Gauds (place des Ursules, actuel cours Victor Hugo), jetaient leurs immondices. Il arriva même qu'on se réjouisse de lire, dans la pollution de la rivière, les signes de la bonne santé économique de la ville : « Le Furan roule ses eaux usées sous le pavé de la cité. Et le parfum qui s'en exhale sent la sueur, c'est sa fierté », écrit Marius Bailly, qui poétisait quand il ne chroniquait pas pour la presse régionale. Alors, l'odeur sale du Furan de 2005, en comparaison… L'assainissement de la rivière, programmé dès 1991, avait quelque retard : il était en fait à peine commencé à l'époque de ces travaux. L'état s'était amélioré sensiblement depuis les épidémies de typhoïde de 1857, mais les choses ont-elles changé à l'époque moderne ? Un rapport de l'institut Pasteur, en 1976 (c'est récent et déjà bien loin, je réalise que ce sont les temps de mon adolescence), décrit une eau chargée en produits toxiques, hydrocarbures, détergents... Un milieu « profondément pollué » au sortir de la zone urbaine. Alors qu'au Bessat, à la source, l'eau du Furan est qualifiée dans le même document de « fraîche, rapide, bien oxygénée ». En 2004, la station du Porchon ne dépolluait que la moitié des eaux du Furan. À l'heure où j'écris ces lignes, en 2018, nous devrions avoir atteint le « bon état écologique et chimique » exigé par les directives européennes, puisque l'échéance pour y parvenir était fixée par Bruxelles à 2015.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3503

    Sur un plan-relief envoyé par Saint-Etienne à l'exposition universelle de Paris en 1889 — avec quantité d'autres éléments spectaculaires et didactiques censés rendre la ville désirable aux yeux des investisseurs — le Furan est encore majoritairement visible. Quand cette maquette de présentation est réalisée, il y a déjà plus de vingt ans que ses funestes crues sont contenues par le barrage du Gouffre d'Enfer, plus de dix que les cent-mille habitants de la ville boivent son eau grâce à la réserve du barrage de Pas-du-Riot, il y a plus de trente ans qu'un méandre de la rivière a été détourné et guidé de façon à longer la rue Gérentet pour libérer l'espace de construction de la place de l'Hôtel de Ville, et que de nouveaux travaux ont enterré son cours, depuis la place des Ursules jusqu'à la latitude de la place Boivin.

    Je note que sur les plans qui présentent les aménagements de 1856, le Furan est orthographié Furens, ce qui est plus respectueux de la culture du cru. Par la suite, quel académisme a décidé de dénerver le nom local pour lui faire retrouver la norme savante du latin, le « furano » antique ? Je lis par ici qu'un certain Jean Neyret, maire d'avant la Grande Guerre, a sa part de responsabilité dans l'affaire. La syllabe RAN ne grince pas, ne gouaille pas populo ou péquenot, gaga quoi, comme le RENS de Furens (prononcer Furain, en mouillant le son « ain », tout en le prolongeant un peu, et en étirant les commissures des lèvres dans un bref sourire. J'ignore par contre s'il faut insister sur le « S » final). « Furan » est le nom d'une rivière qu'on considère assagie, cours domestiqué par la langue des livres. Le Furens se frottait aux rives du vernaculaire ; voici, par la magie de l'orthographe, le Furan bien 'rectifié' — selon le terme de la déclaration d'utilité publique qui autorise les travaux. Le « Furens » du plan de 1856 est l'ultime occurrence de la rivière qui entre sagement dans l'ombre de l'écrit savant. C'en est fini d'elle, physiquement et métaphoriquement.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

     

  • 3502

    En amont et en aval de ce premier enfouissement, la ville pendant longtemps s'accote à lui, l'accompagne gentiment pendant des siècles, fidèle à la maternelle rivière qui l'a fait naître. Le Furan alimente, arrose, fait tourner les moulins, permet de laver les draps et de teindre les tissus (activités dont l'incompatibilité provoqua quelques remous), de forger le métal et de collecter les immondices. Tant que la ville se développe sur son axe est-ouest par dessus le Pré de Foire, le Furan ne gêne pas trop, on le laisse ailleurs miroiter sous le soleil et les étoiles. Un Terrier d'avant la Révolution Française montre que la seule partie recouverte est toujours celle du siècle précédent, comprise entre le pré de Foire et le début de la rue du Grand Moulin où il est à nouveau au jour (et pour cause, il faut bien le faire fonctionner, ce 'grand moulin') avant que la rivière s'évade vers le nord, parmi les prés, les vergers, les jardins des couvents. Déjà, le Furan est doublé par le grand bief des Usiniers. Car Saint-Etienne est une ville industrieuse et son industrie est en mouvement grâce au Furan. La nécessité d'alimenter en eau ces activités au fil de l'année implique de domestiquer le flux de la rivière, on la contraint en amont pour équilibrer son débit, on aménage son cours pour prévenir ses caprices. Parce que notre furieux, comme dirait Stendhal, est du genre cévenol, capable de crues soudaines et puissantes. Il fait d'importants dégâts. Lors d'une crue mémorable, il épargne une statue de Vierge (c'est une tradition un peu partout dans le monde : la nature contourne parfois quelques symboles, et les superstitieux battent des mains, voient se confirmer par là leur foi, en oubliant les destructions des mêmes, incomparablement plus nombreuses... suffirait de tourner la tête, d'aller voir à un kilomètre des lieux du miracle. Bref.) Le Furan tue, aussi. Combien de Stéphanois ignorent encore que la rue Gérentet est baptisée du nom de ce brave négociant nageant au secours d'un infortuné emporté par une crue, en plein Saint-Etienne, et se noyant avec lui ? (il faudrait avoir mauvais esprit pour y voir une distinction de classe, la glorification d'un acte d'une charité exagérée, d'un bourgeois se sacrifiant, contre la coutume, pour un pauvre anonyme. Le sacrifice inverse s'est sans doute produit, valut sans doute une messe, mais il faudrait, disais-je, avoir mauvais esprit pour donner crédit à un tel déséquilibre de traitement, je m'insurge donc contre une hypothèse d'un tel cynisme. Re bref). Nous voici en 1860, la municipalité veut privilégier la rubanerie en centre ville, il faut pour cela une eau raisonnablement propre, alors on déplace les activités les plus polluantes. La Manufacture d'armes et la Compagnie des Forges et Aciéries de Saint-Etienne quittent le quartier des Rives et s'installent au nord de la ville dans le quartier du Marais, que dessert le chemin de fer. Le Furan perd alors de son utilité, et sa couverture est envisagée sur le quartier des Rives et de Valbenoite, c'est-à-dire sur l'amont.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3501

    Est-ce qu'un modéré peut se radicaliser ?

    (je veux dire, être d'une modération radicale)

  • 3500

    Quand je marche sur la flaque minérale de la place du peuple, je me représente les lieux à l'époque où cet espace relativement réduit était nommé le Pré de Foire. Un pré donc, dédié, une étendue herbue traversée par le Furan, cours rapide, vif, caractère qui a motivé son nom (Furan, du latin fur : voleur. Leste et agile comme le furet, voleur qui fouille et fourgonne, éventuellement furtif mais pas forcément « furieux », comme le croyait le voyageur Stendhal en extrapolant une étymologie intuitive). Les grandes foires annuelles furent bientôt à l'étroit dans la cité médiévale, bornée à l'est par la rue des Fossés, au pied de la colline des Pères. Hors des remparts, en contrebas et tout proche de la porte de la cité médiévale, le large pré et son courant limpide offraient tous les avantages. C'était ouvert, plat, sans doute ombragé par endroits, une vision que n'aurait pas reniée Honoré d'Urfé. Un tableau champêtre, pour résumer. Nous sommes au XIIIe siècle, le Furens est à l'air libre. Ça dure plusieurs centaines d'années, et puis on en a assez du manque de place. Celle qu'on nomme pourtant la « Mère Rivière », tantôt torrent impétueux, tantôt ruisseau exsangue, en impose de moins en moins au milieu d'un urbanisme de masures greffées à ses rives déjà malsaines. Pour tout de même boire une eau potable, on construit une conduite depuis la plaine de Champagne, vierge d'artisans et d'effluents, dans le quartier de Valbenoîte au sud de la ville, et on la transporte jusqu'à une fontaine, au point central et populeux de la place du Pré de Foire. En 1636 le Sieur Alléon se voit autorisé à couvrir ce ruisseau, qu'il faut se donner la peine d'enjamber en été, qu'il faut franchir avec difficulté lors des débâcles de printemps. Des voûtes sont jetées sur la rivière, le Pré de Foire fait place à un continuum urbain. Comme dans nombre d'autres villes du monde en quête d'espace à bâtir, on apprend à s'émanciper de la césure du cours d'eau. La marche vers l’oubli est amorcée.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3499

    On s'effraie de la pertinence des algorithmes qui surveillent nos moindres choix sur internet et en déduisent nos psychologies avec une acuité vertigineuse et, conséquemment, influencent nos votes et trient les publicités qui s'affichent sur nos écrans. Un exemple récent me dit qu'il faut relativiser : une publicité ciblée, envoyée sur mon adresse mail, me vante l'incontournable match de je ne sais quelles équipes dans je ne sais quelle discipline. Après plus de vingt ans à traîner mes clics sur le net, une telle méconnaissance de mes intérêts par des ordinateurs extrêmement pointus, est plutôt rassurante. Ils sont nuls, qu'on se le dise.

  • 3498

    D'abord, il y avait une rivière, essentielle au point de donner son nom à l'embryon de la ville, à la situer en tout cas : la Saint-Etienne latine est dite d'abord « de Furano » : du Furan. Rivière plus qu'essentielle, séminale peut-on dire, puisque c'est par son action géophysique sur un terrain variablement tendre que s'est fabriqué le creuset, qu'a été ménagée la dépression entre les collines de grès houillers où la ville s'est déployée et demeure confinée. Dans une certaine mesure (géophysique justement), il s'en est fallu de peu pour que Saint-Etienne ne soit pas. Le Furan prend sa source à un kilomètre d'altitude dans les monts du Pilat, non loin de la ligne de partage des eaux. À cent mètres près il aurait pu tout aussi bien s'en aller par le bassin versant du Gier, avec ses affluents éroder un autre sol, nourrir une autre plaine, rejoindre à l'Est le Rhône. Il s'est déversé bénévolement vers le nord, et l'ouest - où il a poursuivi sa route jusqu'à la Loire, sculptant le berceau stéphanois. Et puis, un jour, l'histoire du Furan a rencontré l'histoire des hommes.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3497

    Revenons justement au sous-sol, creusons encore. C'est le rôle des écrivains dit-on, terrasser, fouiller, remuer la glaise humaine, ce qui a autorisé le rapprochement du maçon et de l'écrivain, par leur éventuel penchant pour la boisson. Parce que dans les deux cas, ça donne soif de creuser.

    Revenons aux galeries et ajoutons à la terre noire, à l'air empuanti et au feu toujours à craindre, le quatrième élément, l'eau, seul capable d'empêcher les fameux « coups de poussiers ». L'eau montée de là-même, filtrée en surface dans des cuves qu'on appelait bols et renvoyée sous pression en bas, mêlée à la poussière qu'elle affalait, réduisant les risques de déflagration du mélange gazeux air/poussière. L'eau dans les mines. Qu'on nomme l'exhaure quand on la retire, une alliée comme je l'ai dit mais aussi un danger quand elle surgit au hasard d'un piquage, redoutée autant que le grisou, plus imprévisible encore. Meurtrière. L'eau présente partout, invasive, obstinée, qui s'infiltre patiemment ou abonde à gros bouillons sombres. Dans les années 72-73, l'exploitation de Couriot arrêtée, on diminua le volume d'exhaure, on abandonna l'immense réseau de galeries à la montée naturelle des eaux. Rapidement, la nappe phréatique s'éleva, jusqu'à moins de dix mètres de la surface. Ce qui explique, d'ailleurs, que le visiteur du musée de la mine ne descend qu'à quelques mètres et ne parcoure qu'une reconstitution de galerie, dont les flancs de houille sont reproduits par moulages de plâtre peint : les galeries authentiques, les plus proches, sont à cinquante mètres, et furent donc vite englouties. De même, le puits Verpilleux, dont les pompes d'exhaure furent coupées en 1972, ont causé une montée d'eau sur l'ensemble des secteurs Est et Ouest de Saint-Etienne. De Verpilleux, de Couriot ou de Pigeot, dans les années qui suivirent, l'eau dévorante et empressée a grimpé, envahi, et resurgi enfin, au hasard des failles et faiblesses du sous-sol, à la piscine Raymond Sommet par exemple, dans la plaine Achille, submergeant les chaudières, à l'entrepôt Casino vers Méons et vers Villars, sous la forme d'un véritable geyser, boulevard de Thiers aussi, provoquant un effondrement de la chaussée, bloquant la circulation de la grande rue. Malgré embouages depuis la surface, pompages, serrements ou barrages en profondeur, l'homme n'arrête pas l'eau, ses efforts dérisoires ne font que suspendre momentanément l'opiniâtre poussée. Saint-Etienne négocie en permanence avec cet élément, elle active en continu deux stations de pompage de la nappe phréatique et ce faisant ne fait que retarder l'inéluctable inondation. Lionel Bourg synthétise l'idée par la puissance de sa poésie en évoquant une Venise carbonifère. Existe-t-il des arbitrages définitifs avec la nature ?

    L'outrage serait de négliger le caractère vital de l'eau. Ah, elle encombre, elle désorganise, elle gêne ! On s'acharne à la contrôler, quand on ne la salit pas. Demain, demain les amis, écoutez la voix de Cassandre, dans trente ans de là, vous ne la trouverez plus si envahissante. Vos enfants peineront à imaginer l'abondance que vous connaissez.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3496

    Je n'ai pas d'amour pour les territoires industriels, pas de bienveillance pour ces mythologies-là. Le meilleur de moi, ici, est dans ma compassion pour des êtres dont on a utilisé la force de travail. Un vernis de majesté ou de héros, concocté par les dirigeants et incessamment rafraîchi par toute une société complice, a pu les convaincre, seul, qu'ils étaient mieux que de la chair à charbon. Rien à faire, je les vois tout dépouillés de magie, en soldats sacrifiés. Visiteur des lieux où rodent leurs fantômes, je n'éprouve au mieux qu'une intense tristesse, une révolte contre ce qu'on a fait subir aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux animaux, pour le profit. Le profit de quelques uns, car il ne m'est pas apparu que les dizaines de milliers d'emplois générés par la mine, avaient enrichi d'autres situations que celles des actionnaires, des maîtres et des cadres. Les hommes ont été payés, certes, mais combien ont pu franchir, grâce à cela, les limites — j'allais écrire « la fatalité » — de leur condition, ou la faire franchir à leur progéniture ? Et la ville ? Hors l'Ecole des mines, où des cadres et des ingénieurs, rarement issus de la classe ouvrière, se formaient ; hors les tragiques bas-reliefs de la bourse du travail, la triste sculpture en mémoire des fusillés de la Ricamarie, une frise sur le bâtiment des ingénieurs des mines, quelques monuments tout aussi mélodramatiques élevés ça et là, quelles belles réalisations populaires ont-elles été engendrées autrement qu'en hommage, par les salaires des mineurs ? Pas même un représentant de bronze devant la mairie, où l'homme de métal symbolise la métallurgie. Hors certaines maisons de maître, en quoi les Houillères ont-elles haussé la ville et ses citoyens ? Un peu de survie, juste assez d'argent pour attirer des générations autrement condamnées à la famine. La mine ne fut un substrat que de la peine des gens. À ce bilan, je ressens plus que de la tristesse, plus que de la compassion ; je ressens de la colère. Colère sans doute illégitime, car je n'ai en rien été lésé, mais c'est ma fraternité — bien commode je le sais — avec les enfants de Louise Michel, de Hugo ou de Vallès. Des misérables ? Pas si simple. Ils se voyaient en seigneur, on l'a assez dit. Quant à la population du pays et d'ailleurs, également fascinée par la mythologie des travailleurs de fond, elle se chauffait innocemment à leur sueur comme aujourd'hui l'on s'habille grâce à la souffrance des indiennes ou des pakistanaises, on téléphone grâce aux risques pris par de jeunes africains promis à la mort par écrasement, sans beaucoup plus de conscience. Finalement, l'apport du travail des mines, qui a maintenu en état de paupérisation toute une société, c'est peut-être l'essence populaire de Saint-Etienne, celle que les amoureux de la ville élèvent au degré d'une sorte de vertu (dont serait dépourvue Lyon la bourgeoise, souvent donnée en comparaison.) Et avec cette popularité, comme à Roanne que j'ai étudié mieux, avec cette rudesse de vie, s'organisa une solidarité ouvrière, bien nécessaire. Fertile, ouvrant sur la création de clubs sportifs, d'associations culturelles ou caritatives, elle entraîna, cette solidarité initiale et nécessaire, une façon de s'allier, des amitiés, des forces, des courages, des résistances, elle produisit et conforta un autre réseau, en surface celui-là (ce qui ne signifie pas « de surface »), entre les gens. Un réseau pérenne, efficace, une manière de maintenir les liens de la société. Des grèves, des manifestations, y compris pendant l'occupation, forcèrent le destin. Aujourd'hui, le réseau populaire poursuit son œuvre, son maillage solide de relations humaines équilibre la sape des galeries. 

  • 3495

    Avant-hier, comme nous nous promenions avec ma fille sur la voie spécialement dédiée aux marcheurs et cyclistes, tout près de chez nous, un trait fulgurant a traversé le ciel. La première hirondelle. Elle est allée se poser au faîte du toit, comme une note sur la portée de l’antenne. Ce qu’elle fait chaque fois, celle-là, et criaille en espérant les retardataires. Nous, nous avons le temps. Le printemps n’est pas si vaste, l’été pas si lointain. Que le temps s’attarde et traîne, c’est bien. L’impatience pourtant vient agacer les heures, parce que ma fille, pour la première fois, arrondit devant elle son ventre. Nous marchons côté à côte sur ce chemin. Au bout, méditent tous les printemps impensables encore.

  • 3494

    Il existe une fascination pour ces métiers du fond, des fantasmes liés aux mythes d'avant l'histoire, c'est humble et obscur, l'écho d'une parole runique qui demeure, s'accroche aux cauchemars, aux peurs des lunes et des nuits, des tréfonds, des abysses, des gouffres, des temps où, le verbe faisant défaut, les effrois s'incarnaient sans la bénédiction des contes et prenaient la forme tangible des esprits. Elle prolonge ses effets en moi également, cette fascination, et si j'ai choisi d'aborder le questionnement de la ville par le filtre de ce qui gît sous elle, c'est en partie à cause de cette vieille hantise des profondeurs, inextricablement liée dans mon esprit aux mystères du labyrinthe. Minotaure, abîmes, galeries enténébrées, mugissements des origines, cavernes, préhistoire et matrice, perditions... Tout cela me parle de l'humanité, sans cesse. La mine me parle des humains, du destin et de la fatalité, le labyrinthe me parle de l'humanité irréductible du minotaure, cet hybride dont la part animale est aussi inaliénable que sa part d'homme. Les souterrains me parlent de la condition humaine. Et je ne discerne aucun jour au terme de la marche, c'est mon époque qui veut cela. Nous sommes au XXIe siècle et il semble bien que nous connaissons enfin le terme du labyrinthe. Un mur définitif.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3493

    "D'abord, les librairies n'ont pas été mon lieu de naissance culturelle. La littérature est entrée dans mon monde — que l'imagination rendait hermétique — par les romans d'occasion chinés sur le marché. Vecteurs de récits et de microbes, les livres y étaient confinés dans des caisses comme des légumes, en beaucoup moins frais. La petite bibliothèque de mes parents puis la bibliothèque municipale, complétaient. Avec l'âge, les librairies devinrent un point de repère aussi essentiel que les cinémas et les cimetières où que j'aille, mais ma véritable histoire avec les librairies commence avec ma libraire préférée, qui a cessé aujourd'hui cette activité pour s'occuper exclusivement de moi (chance imméritée et démesurée)." ...

     

    La suite est à lire dans le numéro d'avril du magazine "PAGE (des librairies)", pages 95-96. J'y évoque ma relation aux librairies et notamment au Carnet à Spirales, la librairie de Charlieu que je fréquente, tandis que, de son côté, Jean-Baptiste Hamelin, qui a créé ce superbe espace, décrit son rapport au métier, et me portraiture. La rubrique double s'intitule : "La vie du libraire" / "L'avis de l'auteur".

  • 3492

    Tu retourneras à la poussière disent les Écritures, et, qu'ils soient croyants ou non, les mineurs la fréquentaient, la poussière, ils la respiraient, ils en étaient littéralement imprégnés. D'être là chaque jour à la humer, la mâcher, l'avaler, le mineur en est couvert, certes, au sortir des puits, le regard ourlé, les dents éclatantes par contraste, mais bien plus, il s'en trouve tatoué, quand les blessures cicatrisent dans ce milieu saturé d'infimes fragments noirs, la chair se colore et un bleu indélébile souligne les écorchures faites au travail. De la respirer, la poussière, l'ouvrier y retourne plus jeune qu'il devrait, on l'enfouit, il est précipité en terre, allongé cette fois, le devoir accompli, dans le noir pour de bon, sans que l'employeur daigne y voir la conséquence des heures à baigner dans l'atmosphère des mines. Pour éviter le versement d'une pension, le médecin de la compagnie s'échine à diagnostiquer d'autres dégâts, évoque emphysèmes, pneumonies, tuberculoses, hérédité mauvaise, alcoolisme pourquoi pas, mais s'il vous plaît, soyons sérieux, ni la silicose des grès, ni l'anthracose du charbon, ces maladies documentées par un siècle d'autopsies. Les familles des seigneurs sont renvoyées à leur féodalité, la seule solution pour qu'on reconnaisse les faits, est de laisser pourrir les hommes au fond des tombes, de confier leurs chairs à la succion de la terre, des mois, six mois peut-être, le temps que les poumons fanés se dégradent, qu'il ne reste plus, sur l'étoffe sèche des plèvres dépliées au jour pour une inquisition de plus, que le soluté noir du charbon, agrégé en caillasse, nourri par la régulière ponte de mort de la respiration. Je vous le dis, on envoyait les mineurs au fond comme les poilus de 14 au front, en se moquant bien qu'ils y restent, pourvu que les effectifs fussent renouvelés. Ainsi, la France fut le dernier pays à bien vouloir considérer la silicose et l'anthracose comme maladies professionnelles. On amorçait une sale tradition de mépris des travailleurs dont le dernier avatar fameux est la réticence à s'inquiéter des dangers de l'amiante. Voyez l'héritage et la bonne conscience qui entourent tout cela.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3491

    Quelle odeur avait la combustion du charbon ? J'ai connu cela, mais c'est trop lointain, les images revenues ne font naître aucune remémoration de fumet. Enfants, chacun notre tour, nous étions désignés pour remonter les boulets noir mat, leur poids minéral confiné dans un grand seau de zinc — ou était-ce un broc de tôle émaillée ? Nous alimentions le petit poêle de l'atelier de mon grand-père. On allumait, on tisonnait les poignées rougeoyantes, de la lave en fusion maîtrisée par notre petit pouvoir. Quelle odeur ? Le minéral, le feu, la rocaille remuée qui crache ses braises, la fonte qui résonne, la fraîcheur de l'atelier qui lâche prise doucement… C'est loin mais pas assez sans doute pour que, à l'inverse, s'il advenait qu'on en brûle en ma présence, toutes les images ne surgissent pas instantanément en ma mémoire. Une telle occasion ne m'a pas été donnée. Je me souviens par contre de l'odeur à froid, dans la fraîcheur terreuse de la cave, des boulets de poussière, le schlamm moulé en balles de fronde des Baléares. Sous cette forme, le charbon était versé en éboulis par le soupirail d'où tombait les bruits et la faible clarté de la rue. Je sais que dans les mines, l'odeur de poudre de la houille percutée se mêlait à celle des défécations des hommes, des rats de belle taille (et par conséquent, pour protéger leurs sachons de demi-fourme, des chats, des gros, capables d'en découdre avec leurs puissantes proies) et des chevaux. Ceux-là, dont des générations se succédèrent au fond jusqu'en 1953, qui ne connurent le jour que pendant les sept semaines de grève de 1948 ou pendant les congés de 36 (enfin, à la bonne heure !) et pour les plus anciens, ne le virent une dernière fois que quand il était temps pour eux de mourir. Ceux-là, les ardennais ou les bretons, choisis parce que râblés et forts, qui avaient leur papier et sur le papier leur nom, dont certains devinrent légendaires. Là, on se souvient des Zadig, Illico ou Grognard, et ici d'un Lusitania, qui tirait autant de berlines qu'on lui en accrochait au train, et ne cala jamais. Cette promiscuité, ce peu d'hygiène entraînait des contaminations de maladies et de parasites, dont le fameux ankylostome, un ver venu en clandestin dans les tripes des verriers italiens vers 1830, une saloperie capable d'abattre les plus courageux. Un siècle mis à découvrir ce mal mystérieux, à diagnostiquer de simples anémies, avant qu'on ne désigne le parasite comme responsable et qu'on prenne des mesures d'hygiène.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3490

    [Toujours les crassiers de Couriot...]

    J'ai vu un grand-père, désignant à sa petite-fille, équipée d'un appareil photo, le triangle gris dans le lointain : « tu vois, c'est la mine » lui dit-il, avec une sorte de fierté. Le déchet résumait ou substituait à ses yeux la production envolée en fumée. Je suis frappé, devant une photo non-créditée, des années 50, qui montre les crassiers et la procession des wagonnets, des dimensions du site. C'est à l'échelle des pyramides, des mausolées cyclopéens, que s'inscrivent ces paysages industriels dans l'inconscient collectif. Leur bon poids de monument assoupi qui déforme les bâtiments autour, avec désinvolture mais sûrement. Voyez le carrelage des douches à Couriot, qui se soulève comme une échine monstrueuse. 3,5 millions de tonnes, peut-être immobiles ne cessent pourtant de déranger l'assise de ce qui les encercle. Des géants. Pas étonnant que des mythes en proviennent. « C'est la mine » disait le vieux. Et c'est le négatif de la mine pourtant, c'est un indice en creux si l'on ose, ou en relief une écharde, un scrupule qui impose de méditer sur lui comme sur un écho de la vérité. Car c'est de dessous, toute cette tripaille, ces bedaines renflées grasses de gaz, ça vient d'en bas. Et quand on considère que c'est la portion congrue de ce qui fut arraché... Sur 100 kilos de matière enlevée au front de taille par le mineur, il y en a 20 qui termine sur le crassier. Je les ai bien observés, chaque jour ou presque, par toutes les météos, sous beaucoup d'angles, depuis la ville ou la campagne, et à presque toutes les heures diurnes, de peur de louper le phénomène qui, dit-on, se fait plus rare, les décennies passant. Et un matin, j'y étais ! Du passage de la rue Henri Gonard pour me rendre à la médiathèque de Tarentaize, j'ai vu le grand crassier, un matin de février, se prétendre volcan. Des flancs et du sommet chauve, un pastel gris, distinct des remuements de ciel, fondait en s'élevant dans la brume montée de la ville. Le signe de la composition intime des collines de Michon, qui trahit le tri manuel grossier, assez pour négliger une proportion suffisante de charbon résiduel et amorcer le phénomène de l'auto-combustion : 8 % de la masse en combustible est le minimum requis. Est-ce qu'elles pensaient aux miséreux, les femmes au tri, est-ce qu'elles laissaient ce tribut aux glaneuses venues contre les pentes à la recherche d'un peu de méchante houille à mettre dans le poêle ? Sans doute pas, elles ne seraient pas restées longtemps à la tâche si on les avait soupçonnées de pareille gabegie.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • Nouvelle critique des Nefs de Pangée

    Marc Séfaris, blogueur et écrivain, qui me laisse de temps à autre un message en passant sur Kronix, est l'auteur d'un billet riche et clair sur "Les Nefs de Pangée". Je ne résiste pas au plaisir de relayer son article, paru dans Babelio. J'en profite pour (et c'est une manière de) le remercier de s'être fendu d'un si beau texte.

    C'est ICI.

    Presque deux ans que ce roman est sorti ; le voir continuer de vivre par la découverte des lecteurs est une belle récompense. Récemment, une amie qui a échoué à dépasser la page 50 des Nefs (alors qu'elle a sincèrement aimé et chroniqué tous mes autres romans, depuis le Baiser de la Nourrice), me promettait de s'y remettre et de le finir. Comme je lui disais que ce n'était pas grave, de laisser tomber, qu'importait, elle me répondit qu'elle voulait me "faire ce cadeau". Et c'est en effet un cadeau. Oui, j'ai de véritables ami(e)s.

  • 3488

    [Nous continuons d'évoquer les crassiers de Saint-Etienne] ... On a beaucoup glosé sur ces monts artificiels, on les a affublés de tous les noms, de tous les symboles, dans une revue exhaustive d'allusions et de métaphores, mamelles de Saint-Etienne, montagnes noires, rouges, de sueur, de souffrances, tripes de grand-père... on a prêté à leurs fumerolles des vertus médicinales, on les a fouillés à la recherche du réalgar, sublimation rouge sombre de l'arsenic, ou de l'orpiment, que l'intervention du soufre porte à l'or et à l'orange. Ceux de Michon, les plus spectaculaires, sont devenus un emblème, une double icône, un équivalent jumeau de la solitaire tour Eiffel — sauf que... je ne crois pas qu'on recherche des appartements avec vue sur les crassiers. Comme sur les volcans qui surgissent de l'océan, des essences pionnières ont commencé à coloniser leurs flancs nus. Aujourd'hui, les crassiers sont investis par les acacias et les bouleaux, ils prennent des allures de dômes naturels, présents depuis toujours. Les sommets sont encore vierges, à cause de la chaleur qui règne là dedans et se réduit d'année en année.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3487

    On peut être partisan de la sauvegarde des cultures populaires et être pris d'une furieuse envie de piquer tous les sabots d'un groupe folklorique auvergnat pour les remplacer par des charentaises.