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  • 3482

    Pourtant, du charbon stéphanien, il reste encore dans la région, des filons sûrement maigres, épargnés quand leur exploitation ne fut plus rentable et qu'on leur préféra une source d'énergie plus économique et plus propre. Un trésor inutile sur quoi dormir sans plus rêver. Au dessus de ces vestiges, nos lieux de vie font à peine un épiderme, nos trajets, nos rires et nos drames ne sont peut-être qu'une prétention d'insectes. Les crassiers en majesté, les machines restées au grand jour, témoignent d'un temps où l'homme menait sans remords une guerre de pillage que rien ne sanctionnait et certainement pas le jugement des hommes de l'époque, tout affairés à saisir ce butin, sans conscience d'un tribut à payer. Ce tribut existe pourtant. On le reconnaissait avec fatalité ; il a fallu quelques générations et une nouvelle sensibilité à la qualité de vivre pour s'en inquiéter. Les stigmates de la guerre menée contre Gaïa sont là, sous la ville. On l'a vu : sous le bâti se rappellent parfois aux terrassiers les blessures engendrées par le combat. Pas d'obus redressés par un soc de charrue pour dénoncer la sauvagerie humaine, mais une géographie de pilonnage, des trous de bombardement, des creux, des dépressions, des dolines, des fontis, des effondrements qui firent la légende de la ville. Un document récent de prévention des risques miniers stipule que le danger est en quelque sorte dépassé : « la stabilité générale des sols est aujourd'hui acquise » y lit-on. Les aléas ne sont plus à craindre. Hors un périmètre dûment cartographié, l'heure est à la reconstruction. Les affaissements profonds ne peuvent plus générer que de négligeables tassements en surface : des incidents rares dont les derniers datent de 2007 (un fontis de 3 m de diamètre, 6 m de profondeur) à l’Eparre ADAPEI avec quelques précédents bien documentés : en 2003 ( une cavité apparue lors de l’installation d’une machine) en 1994, dans le quartier de Tarentaize, en 1982 dans le quartier de Chavassieux, et l'année suivante dans le quartier de Terrenoire. C'est bien tout. C'est bien peu, c'est un bien piètre écho à ce festin de pierre dont les reliefs les plus évidents sont les crassiers. Tout est consommé, la paix est déclarée. Les cônes de terre aimés des Stéphanois — au point que certains les comptent au nombre des collines qui encadrent leur Rome en réduction — sont des monuments élevés en mémoire du combat à l'issue résolue.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3481

    Était-il si vital de se livrer à tant de voracité, à un tel prix ? Sans doute, c'est la loi de cette société acharnée qui n'abandonne sa proie que si l'effort n'est plus payant. Pas d'alternative. Et l'homme insiste. Il veut de la terre le fruit de ses entrailles. Or, cette dévoration ne fut pas seulement organisée sous le seul prétexte du profit, elle fut montrée en exemple, sacralisée, magnifiée, elle devint mythe, elle inspira des appels au travail, des imprécations, des prières à fournir l'énergie pour la guerre, pour la paix, pour la patrie, pour le retour des prisonniers, pour le redressement du pays, on intima à l'ouvrier l'ordre de ne pas baisser les bras, il était plus qu'un soldat, plus qu'un citoyen ordinaire, et ce faisant encore, la tâche n'étant pas assez grande, il se vit confier le rôle d'avant-garde de la contestation et de la solidarité ouvrières, de modèle de la résistance pendant l'occupation puis d'exigence salariale et de sécurité dès le lendemain de la guerre, sa sueur c'était le sang généreux qui vivifiait le pays, on éleva son épouse au rang de « femme de seigneur », leurs efforts contribuaient, quelles que soient les circonstances, à maintenir une certaine santé de la nation. Alors, déployer pour ce faire des trésors d’ingénierie, construire des monstres de métal et imaginer des procédés toujours plus puissants de dynamitage, d'excavation et de transformations, conforter le mineur dans la fable de son aristocratie, le convaincre de son utilité politique et sociale... tous les modes nécessaires à maintenir la production furent employés. Dans nos parages, l'avidité a marqué le pas. Il n'est qu'à comparer les six siècles d'exploitation locale qui aboutirent à l'extraction de quelque cinq-cents millions de tonnes de charbon, aux deux mois qui suffisent à la Chine, aujourd'hui, pour en produire autant, il n'est qu'à comparer ces deux frénésies, semblables à tant d'autres, pour s'étonner qu'une quête aussi intense, aussi importante à tous niveaux, ne soit plus qu'une rumeur. Si ce n'est plus de charbon, l'homme fera ripaille d'autre chose. Espérons que notre siècle soit le dernier qui s'exalte au spectacle de la dévoration. Nous avons déjà avalé tendons et nerfs les moins digestes. Nous sommes à l'os.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3480

    Plus généralement, les veines de charbon s'ancraient profondément, à la lisière des failles, dans des couches que les recherches empiriques des Grüner puis Beaunier aux XVIIIe et XIXe siècle, puis l'étude scrupuleuse des fossiles d'un certain François Cyrille Grand'Eury, avaient permis de cartographier. Grand'Eury avait compris que l'essence de certaines créatures fossiles signait plus sûrement que n'importe quel test, l'ancienneté et la qualité de telle ou telle houille, et que les arborescences des pécoptéridées, des cyathéides ou des odontoptérides, marquant la flore du Carbonifère et plus précisément du désormais catalogué et exemplaire stéphanien, étaient les repères nécessaires et suffisants pour rendre efficients les sondages du sous-sol. Le quasi-miracle du processus de fossilisation que, bien qu'amateur éprouvé je l'ai dit, passionné de science préhistorique, je suis capable d'expliquer sans me retenir d'y voir une opération magique (comment une moisson de fougères fanées, engobée d'humus, parvient-elle à muter en minéral à force de temps, c'est toujours un mystère et, donc, à mes yeux, une sorte de miracle) — a permis cette accumulation de pierre capable de fournir de l'énergie (tiens, n'est-ce pas un autre quasi-miracle, cela ?), et généreusement, sans compter — comme toujours la nature naissante en fut capable avant d'être nanifiée par l'embrassade jalouse des hommes — en des épaisseurs démesurées, remisées par l'histoire géologique à des profondeurs que nos aïeux, au Moyen-Age, pouvaient difficilement concevoir autrement que comme les parages du Pandemonium : au puits du Bardot, 331 mètres, au Grand Treuil, 515 mètres, au puits Couriot, 700 mètres, au puits Pigeot, un kilomètre sous la surface. Les progrès techniques permirent d'envoyer des hommes aussi loin dans la terre. Même les Enfers visités par Ulysse étaient plus accessibles que les profonds filons de houille du stéphanien. Il en résulte des ouvrages artificiels parmi les plus longs de l'humanité. Quelle tour de Dubaï inversée dépasserait un tel élan ? Mais élan invisible, une perforation dans le cœur d'un domaine tout aussi hostile à l'homme que l'espace. Ciel ou profondeurs, étoiles et abysses, cherchent à nous déloger, nous n'y sommes pas les bienvenus, nous ne nous y invitons que par la profanation encouragée du viol, à nos risques et périls. Et donc, un kilomètre de chute contrôlée. Des grappes humaines ballottées dans des ascenseurs à double cage, soixante à soixante-quinze hommes, précipités à 50 kilomètres-heure à la rencontre du charbon qui foisonne, mille mètres de ténèbres avalés en quelques secondes pour prendre pied, surgir tout étourdi de ce catapultage inaugural, encore prendre place dans un wagonnet, cheminer là dedans le long du travers-banc, comme poussé par l'air frais venu du puits, stopper dans un grincement aigu, descendre enfin, avancer au milieu d'un enchevêtrement de métal ou de bois, dans le boyau noir ponctué de lampes blêmes qui s'ouvre là, aller en somnambule comme les figurants de Metropolis, pour empoigner les pics de jadis ou les marteaux-piqueurs pneumatiques de l'ère moderne, s'attaquer au front de taille sur son aire dédiée, briser la roche, l'acheminer et la verser dans les bennes tirées autrefois par des chevaux, ou dans les berlines entraînées mécaniquement, et remonter au jour des milliers de tonnes de cette manne noire qui brûle et réchauffe. De telles profondeurs dans un environnement que ne dépassent en danger que les abysses de l'océan, de tels risques, de tels récits. Avait-on vraiment besoin de cela ? Considérant l'ampleur des chantiers, la taille des crassiers, la formidable dimension des machines, des rouages, des bâtiments, chevalements, moteurs qui animaient tout cela, et plus insensé encore : les sacrifices humains qu'elle exigea, on est saisi. Victimes en nombre, démembrés par la déflagration, écrasés lors d'une chute, asphyxiés, engloutis, submergés. Les catastrophes de masse, au début de l'ère industrielle, sont celles des naufrages, en attendant les avions abîmés du siècle suivant. Avec la mine, on découvre que le travail est un champ de bataille. À table, dans les familles, on débat des mérites comparés de la mort par noyade, par carbonisation ou par éparpillement. Le drame récurrent, à Saint-Etienne, n'a pas l'ampleur de l'immense massacre de Courrières, dans le Pas-de-Calais, quand 1099 mineurs furent emportés par un « coup de poussières » (soit la propagation dans les galeries, partout jusqu'aux moindres niches, d'un souffle ardent impitoyable), mais il s'égrène comme une désespérante litanie. Sur le seul bassin minier stéphanois, les victimes en nombre s'additionnent à un rythme épouvantable, en moyenne tous les trois ou quatre ans, depuis les 12 morts du puits Charrin, à Saint-Paul-en-Jarez, en 1810, jusqu'aux 6 du puits Charles à Roche-la-Molière, en 1968. J'ai fait un rapide compte sur ce siècle et demi de mort violente : près de 1300 décès, dont un certain nombre d'enfants, les plus jeunes ayant dix ans. Et je soustrais les blessés, graves ou pas, ceux qui sont peut-être décédés par la suite, et je ne compte pas les maladies, il n'est question pour l'instant que des accidents mortels, qui marquent les esprits et sont relayés par la presse, entraînent mouvements de solidarité et remise en cause de la sécurité. Une autre étude décompte quant à elle, pas moins de 5000 morts sur la même période et sur la même zone. Encore que le chiffrage des seules catastrophes ne soit pas certain, même à l'époque moderne. Dans un travail de recension, je lis cette précaution significative, à propos d'un accident en 1944 : « on parle de 9 morts ». On parle de... c'est-à-dire : il paraît, c'est possible, mais est-on sûr ? Malgré la précaution simple des numéros pris dans la salle des lampes, juste avant de descendre, il se peut donc que le compte soit douteux. De même, tous les noms des victimes n'ont pas été retrouvés, où sont-ils enterrés, ces mineurs inconnus, à l'instar du soldat qui gît sous l'arc de triomphe ? Et savez-vous que tous les corps n'ont pas été remontés...  Il reste des fragments de squelettes anonymes quelque part, au fond des puits. Il m'est arrivé de songer à ces fantômes, quand je faisais sonner mon pas sur le bitume.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3479

    La manne souterraine n'était pas forcément hors de portée. La houille affleurait dans le meilleur des cas, et la proximité de couches superficielles explique, ici comme ailleurs, qu'on put dès le XIIIe siècle, d'abord, piocher le charbon disponible à deux doigts des labours. La houille manifesta parfois sa présence, pour l’œil aguerri de l'ouvrier, au fond de sa propre cave ; comment résister, quand on a la compétence, le matériel et la force ? Impossible de laisser passer cette provende. L'homme retroussait encore les manches, en omettant d'aller à la messe, ce qui ne lui posait guère de cas de conscience, croit-on savoir. Une « gratte » bienvenue pour des travailleurs décidément infatigables. On dit que certaines faiblesses du sol, sous quelques maisons et rues stéphanoises, sont la conséquence de ces galeries clandestines, indénombrables, creusées trop près de la surface qu'elles ont fragilisée. Je veux bien croire que certaines maisons de la rue Aristide Briand, près de la gare du Clapier, furent ébranlées par le travail de sape de leurs propres habitants (j'ai entendu ce verdict : « ils l'ont bien cherché »), mais les façades étonnantes de la rue Ledin (située, quelle coïncidence, en limite d'une réserve dont nous verrons plus tard la logique) cette rue donc, avec ces fenêtres droites encloses dans des cadres obliques, ses commerces de naguère, disent des témoins, enfoncés trois marches sous le niveau du trottoir, la gare de Chateaucreux, construite sur des centaines de vérins en prévision des mouvements souterrains qu'ils devraient compenser, les silos de la médiathèque de Tarentaize, à peine achevée, ont dû être renforcés car les mouvements du sol menaçaient, la rue Beaunier dans le quartier du Soleil, modifiée par un affaissement et, dans le même quartier, à cause de plus de 20 puits creusés sur ce petit territoire, l'église Sainte-Barbe enfoncée de plusieurs mètres en un demi-siècle, des maisons bardées de fer, des ruptures de canalisations d'eau et de gaz dans les années soixante, et les tombes du cimetière du Soleil, avec ces granites qui s'affrontent, ses épitaphes qui valsent le long des allées, où l'on voit Pierre Ferraton (1901-1977) s'élever pour épauler Catherine Javelle (1887-1938), Jeanne-Marie Jacquemont (1845-1919) prise d'un sursaut indigné, se mettre en retrait de ses voisins, Joseph Jouffe avec toute sa descendance, basculer sur sa droite, Eugène Portal (1856-1907) avouer son penchant pour son contemporain et voisin de cimetière Alexandre (quant à la famille Coste dont la dernière représentante, Maria, a rejoint ses parents en 1984, sa modeste tombe a carrément pris le mal de mer. Il n'y a bien que les sépultures d'enfants que la farandole épargne, les petits fantômes pesant trop légèrement sur la terre, je suppose), tous ces bouleversements anciens, et de plus actuels que les conversations anodines révèlent : des toupies de béton l'une après l'autre versées en vain pour tenter de combler un trou apparut dans un terrain, des terrassiers confrontés à un fond de garage ouvert sur un gouffre, sont, plus sûrement qu'aux petits ouvrages dominicaux des ouvriers, dus à l'activité industrielle de l'ère moderne, celle que les derniers mineurs ont connue, qui est née au siècle de leurs grand-pères. Il en résulte ces quelques deux-mille ouvrages souterrains qui totaliseraient, si on les additionnait, une surface de cinquante-trois kilomètres carrés de chantiers. Voracité que tenta de contenir une décision municipale, la réserve que j'évoquais plus haut, imaginée à l'époque où Saint-Etienne accédait enfin au statut tant désiré de préfecture, contre sa concurrente éternelle Montbrison. Il fallait, conformément au prestige d'une telle promotion, permettre la construction d'immeubles luxueux, l'érection de façades orgueilleuses, bourgeoises. On créa un périmètre où les entreprises se retiendraient d'intervenir. Surface en forme d'amende comprise entre Tarentaize et Carnot, qui a ce nom étrange : l'investison, terme désignant précisément, selon le Larousse, un « volume de terrain qui doit rester stable pour ne provoquer aucun dégât sur des installations de surface du fait d'excavations minières souterraines ». On ne saurait être plus spécifique.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3478

    Affiche Rencontre Chr. Degoutte1.jpgC'est ce soir !

    Je me permets de vous conseiller de venir, parce que je sais que, sans le moindre doute, ce sera un moment qui comptera.

    Pour en savoir plus, si vous ne connaissez pas cet auteur passionnant, vous pouvez lire une interview récente, donnée par Christian à Kronix, ICI.

  • 3477

    Réseau de galeries ou réseau hydrographique, les deux sont inaccessibles. On m'a présenté un simulacre de mine ; on m'a montré l'entrée du Furan dans Saint-Etienne, sa petite joie immédiatement avalée par la ville. J'ai dû faire avec ce peu. Il a fallu que j'apprenne indirectement, ce qui agonisait ou palpitait sous nos pas. Il a fallu que je connaisse sans contact. J'ai cru d'abord devoir me borner à rêver la ville souterraine. Et puis, pas à pas, ce qui réside là dessous a montré ses saillies à la surface. Il n'y a aucun secret ; les cicatrices subsistent et montrent. Par les caprices du labyrinthe monstrueux au dessus duquel elle s'est étendue généreusement, Saint-Etienne vibre et danse, c'est une ville qui questionne le regard du minotaure égaré entre ses parois, contraint le promeneur à s'assurer de sa perception de l'équilibre. C'est une ville où, dans bien des cas, la verticale des immeubles contrarie celle du piéton et ne la laisse pas au repos. C'est une ville dont le dessin des rues reprend parfois le méandre des eaux, dont les voies de circulation, là où le tramway est établi, sont calquées sur le cours du Furan ou les biefs qui en ont distribué la force. Jusqu'à ce qu'un énorme centre commercial prouve le contraire, on ne savait élever de bâtiments trop lourds sur les arches qui couvrent la rivière. Des kilomètres de rivière et des kilomètres de galeries. C'est vivant et c'est mort, c'est demain et c'est ancien, c'est là et ce n'est pas là, c'est là.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne". Écriture en cours.

  • 3476

    Celui qui a inventé le papier projeté, il y a cinquante ans, avait peut-être déconseillé aux plâtriers-peintres d'appliquer son produit sur des murs irréguliers, en pensant à ceux qui, un jour, devraient décoller cette saloperie. Ou s'il ne l'a pas fait, je suppose qu'il finit ses jours en Uruguay, avec ses collègues nazis.

  • 3475

    [J'ai eu du temps pour faire cela. J'ai bénéficié du temps qu'offre une résidence au long cours.]

       Malgré ce temps, que peut éprouver un visiteur de plus qu'une impression en surface, un vernis de savoir et de croyances ? Bien sûr, il m'a semblé comprendre certains phénomènes. J'ai mesuré ce qu'est une ville dont la population, d'ailleurs vieillissante, est traditionnellement forte de son immigration, un apport des anciens exodes ruraux, puis nationaux, internationaux, puis intercontinentaux, des populations venues par vagues travailler, non pas en discret visiteur à ma façon — un qui, un jour, inévitablement, rentrera chez lui — mais arrivées au sens de débarquées, projetées en havre-sac sur le quai et bien forcées de se réaliser ici. J'ai éprouvé la cohabitation, la mixité, j'ai pensé que j'étais en cela dans une indéniable capitale, car les grandes villes sont cosmopolites. J'ai analysé grâce à la marche — parce qu'elle permet d'apprécier exactement le rapport de l'urbain et de l'humain — les choix ou l'absence de choix qui ont longtemps régi l'articulation des voies, l'organisation des quartiers, des monuments emblématiques, les liaisons entre collines, les friches transformées en jardins qui, négligés, redeviennent friches ; hors quelques boulevards anciens tendus vers Lyon, j'ai éprouvé l'étroitesse des trottoirs, l’exiguïté des rues — on me dit par exemple que la grande rue de cinq kilomètres qui marque l'axe sud-nord, ne dépasse pas sept mètres au plus large — avant qu'on ne m'explique que l'avidité des promoteurs en était la cause : pas un demi-mètre carré de perdu, on occupe toute la surface, que la circulation s'arrange avec les restes ! ; j'ai mesuré l'énorme distance qui sépare la population des arias de Massenet, des espoirs du design ou de la programmation de la Comédie, j'ai observé, comme dans ma ville natale, l'impact du chômage important, certain carrefour sinistre où des hommes et seulement des hommes se groupent devant les portes, j'ai écouté le désarroi et les bonnes volontés qui luttent, les solidarités, j'ai constaté, plus qu'ailleurs je dois dire, l'écartèlement d'une ville entre son passé mythique et ses aspirations courageuses, autant que modestes. Je me suis interrogé sur ce que voulait vraiment cette ville, si tant est qu'on puisse prêter une pensée homogène à un grand ensemble humain. J'avoue en être resté à ce qui se pensait déjà, avant moi et mieux que moi. Éprouver, voir, mesurer, apprécier... des mots de la quantification, autant d'outils dont je m'aperçois qu'ils aident à ne penser que la surface. Et dessous, me disais-je, à force d'être ramené souvent aux scrupules du passé, puisque la surface retient ses mystères, peut-être qu'en deçà, tout me sera révélé, ou du moins l'essentiel de ce qui permet de comprendre ?

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne". Écriture en cours.

  • Oh my GASH !

    61f3a16875a6f8c0709431c061f81595_original.tif.jpegGash est un projet de série d'animation, inspiré d'une BD du grand Petelus, que j'avais chroniquée ici. Nul doute que le propos minimaliste d'origine s'est quelque peu étoffé et le nombre de protagonistes multiplié pour accoucher d'un argument assez ample pour motiver toute une série.

    Les deux créateurs du projet, Lionel Quéroub et Olivier Paire (alias Petelus), ont bossé comme des dingues pour mener à bien la première phase de réalisation : un appel à financement via la plate-forme Kikstarter. Le lien ICI. Ils ont réussi, pour convaincre leurs futurs fans, à mettre en scène l'univers de la série dans un teaser superbe et alléchant. Cette première étape consiste à financer une véritable bande-annonce, plus riche et longue que ce bref aperçu, un "trailer" nécessaire pour intéresser des producteurs et chaînes de télé, et qui devra déboucher sur le financement (encore une étape de ce long processus), sur le pilote de la série. Nous sommes nombreux à y croire, mais le temps est compté : le financement participatif sera clos le 20 avril. Il est vital pour un tel projet, que le financement débute vite et fort. Bon, si vous ne me trouvez pas, là, dans les tout premiers contributeurs de ce projet magnifique, c'est simplement parce que ma douce est partie ce matin avec ma carte bancaire. Passé ce détail, dès ce ce soir, je participe. Vous me connaissez, n'est-ce pas ? Je ne vous solliciterais pas sur Kronix pour une œuvre dérisoire ou passable. Gash sera un événement dans l'histoire de l'animation hexagonale. Voici l'occasion de participer à l'histoire artistique de notre pays. Rien de moins.

  • 3473

    Vous lisez en ce moment la phrase de quelqu'un d'assez potache pour verser du champagne dans les képis déposés sur une table par toute une délégation de gendarmes en grande tenue, lors d'une cérémonie de jumelage. C'était il y a une quarantaine d'années, et je ne parviens pas à m'en trouver honteux.

  • Nouvelle chronique des Nefs de Pangée

    ... Et celle-ci est une des plus riches qui aient été écrites sur ce roman, publié il y a presque deux ans (ce qui commence à faire une petite longévité dans le milieu des littératures de l'imaginaire). Un article riche et sans complaisance, car l'auteur relève les défauts qu'il a perçus. Sur le blog de Tom Vipraine, Monde imaginaire, j'ai eu le plaisir de voir explorés et approfondis des aspects jamais abordés. Il y a notamment cette notion de la continuité et de la discontinuité des deux univers qui s'affrontent : le continent unique et l'océan unique, et les figures mythiques du Léviathan et du Béhémoth. Presque toutes les références y sont, dans un louable effort d'analyse littéraire du texte. Quelle jubilation pour un auteur d'être ainsi "travaillé". Je vous laisse en compagnie de cette longue et passionnante chronique.

  • 3471

    Vu un skatteur verbalisé, tandis qu'un handicapé roulait comme un dingue sur le trottoir avec son fauteuil électrique super équipé, et que les policiers, gênés, regardaient ostensiblement à côté.

  • 3470

    Je marche, j'ai beaucoup marché, j'apprends la ville en piéton, comme le conseille Lionel Bourg dans Fragments d'une ville fantôme, à la suite de Maurice Bedoin, en promenade sur les traces du Patrimoine minier stéphanois, scrupuleusement énoncé à hauteur d'homme, ou à la façon de Jean-Noël Blanc, sur son Bonhomme de chemin. Comme j'en avais eu l'intuition à Roanne pour comprendre ma propre cité, j'ai réitéré dans les rues de Saint-Etienne, dans le dédale des escaliers et des passages, au détour des blocs orthonormés par l'architecte Dalgabio quand les terrains conventuels saisis par la Révolution permirent l'élan de la ville vers le nord, j'ai marché dans la cité, j'ai respiré sa rumeur, éprouvé sa cuirasse sous les pas. J'ai traversé l'hiver, j'ai connu Saint-Etienne avalée par le brouillard, magnifiée par la neige, j'ai croisé vers la place du peuple, le cheminement placide des tramways, glissant entre les immeubles roussis par l'éclairage urbain, le silence étonnant et doux de la ville engourdie de blancheur, la nuit, je me suis attardé devant la petite muse de Massenet, un masque d'ouate posé sur le front, poings réunis sous le menton, comme si elle avait froid, beauseigne, et j'ai connu la ville sous un soleil oblique et jaune, j'ai vu la ville prétendument noire déployer un rideau de plaques éléphantines sur l'écran du soir, face à l'appartement où j'étais accueilli, à côté de l'ancienne école des Beaux-Arts, celle que je fréquentais, dont j'ai arpenté le parc de jour et de nuit — encore une fois sans nostalgie — mesurant les effets du temps et de l'abandon, je l'ai connue dans l'éclat d'une tentative prématurée de printemps vite repliée, et sous le vent, en bourrasques, en coulées vives accélérées par le confinement des hautes parois d'immeubles, dès qu'on s'aventure au delà de la grande rue, je me suis laissé égarer sur des hauteurs qui combinent une patience de village avec la rumeur toute proche de la ville. J'ai marché, disponible, ouvert à la poésie, j'attendais d'aimer, je voulais aimer cette ville. J'allais, l'esprit mobilisé par ce questionnement lancinant et peut-être moins profond ou exigent que je l'ai cru : une ville est-elle aimable ? Qu'est-ce qui est aimable dans une ville ? Doit-on aimer une ville ? En marchant, j'ai escaladé (le terme est un peu fort, pardon : j'ai gravi) les pentes et les marches des collines qui entourent la ville, autorisent une comparaison paresseuse avec Rome, sans que les auteurs s'accordent sur le nombre des sommets. J'ai découvert avec soulagement un ascenseur, là où mes souvenirs me préparaient à enchaîner une théorie d'escaliers. Je me suis rendu dans les cimetières — sorte de pèlerinage qui est, par ailleurs, dans mes habitudes, où que je me trouve — j'ai noté le caractère disparate des habitations, remarqué de belles réalisations, des réussites architecturales et de larges espaces paupérisés, je suis allé jusqu'aux zones commerciales ou industrielles qui, aujourd'hui, font un décor sans grâce et sans surprise partout en France aux marges des villes, je suis rentré dans les commerces, les musées et les églises, j'ai fréquenté des cafés, des restaurants et des pubs, j'ai été invité chez des particuliers, j'ai fait mes courses... la routine de tout résident. J'ai vécu les jours, les nuits, j'ai traversé des dimanches, passé des semaines. J'ai rencontré des gens, anonymes ou plus caractérisés, j'ai écrit, demandé, fouillé, glanant et notant, je suis allé au théâtre, au cinéma, j'ai parcouru les rayons des médiathèques, échangé avec des lycéens. J'ai considéré les crassiers spectaculaires, j'ai écouté derrière les protections de métal et sous la rue, gronder des eaux torrentielles, j'ai été guidé sur les traces du Furan, sur les traces des mineurs... J'ai eu du temps pour faire cela. J'ai bénéficié du temps qu'offre une résidence au long cours.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne". Écriture en cours.

  • 3469

    Si on accorde crédit aux sculptures de l'Île de Pâques, il n'est guère étonnant qu'une civilisation menée par des grandes gueules avec un petit cerveau, ait périclité rapidement.

  • 3468

    Il demeure pourtant un mystère, et je ne vois personne s'en soucier : les étuis péniens des papous, ça gratte ?

  • 3467

    C'est ce soir, à 20 heures, à la médiathèque de Lentigny (tout près de Roanne), médiathèque située dans le bâtiment de la mairie que nous dialoguerons, Olivier Paire et moi, autour des notions de BD et de romans, et des particularités de ces deux formes de narration. L'occasion, rare, d'évoquer mon travail de scénariste de bandes-dessinées et mon passé de dessinateur. Je sais gré à Olivier de prendre le temps de préparer cette rencontre, lui qui croule sous les traductions de mangas et surtout, qui est sur la dernière ligne droite d'un projet superbe dont je vous parlerai bientôt.

    Pour Lentigny, en attendant, je suis certain que ce sera un joli moment complice de pensée complexe (voilà, je l'ai dit).

  • 3466

    Il est double, ce vertige, il tient du physique et du mental, d'enfouissements concrets et psychologiques, ou quadruple si l'on veut, puisque les deux états dudit vertige sont redoublés par l'existence de deux réseaux relégués. Ceux que mes camarades stéphanois, pourtant du cru, élevés ici, sûrement nourris de mythes locaux où la mine se taillait la part belle et où la mémoire du Furan et de ses crues se transmettait, ceux donc que mes camarades ignoraient ou dont ils ne parlaient jamais. Cette innocence est corrélée au présent de la ville, car toute ville se conjugue au présent, en surface, existe sans que soit nécessaire de s'occuper de ce qui gît, sous elle. Est-ce à dire que les villes mentent, qu'elles cachent leurs secrets, tendent une peau maquillée sur une chair remuante qui patiente ? Qu'est-ce que c'est que ce passé enfoui ou ce potentiel d'avenir que l'habitant, plus ou moins conscient, se permet de négliger ? La Mère-rivière à laquelle la ville doit d'exister, rien de moins, circule là dessous et l'on n'est pas près de la remettre au jour, quant au passé minier sur quoi je vais d'abord m'attarder, lui aussi reste tapi, et pour de légitimes raisons : place aux vivants et à demain. C'est terminé, tout cela, enterré pour de bon, et ce ne sont pas quelques roulements d'épaule du sol ou le précieux travail des érudits, historiens amateurs ou professionnels, ce ne sont pas non plus les collections, les restes dont on retarde le délabrement, qui vont imposer l'archéologie ouvrière aux hommes de demain. C'est un dilemme, ça. L'histoire minière, ouvrière, politique, fait partie de l'identité de Saint-Etienne. Cela ancre et élève, pourtant une tentation existe d'en faire le deuil, pour avancer. Comment faire ? « Comment s'extirper de ce XIXe » questionne Lionel Bourg. Laisser parler ce passé comme un vieux qui radote, le laisser s'éteindre comme se refroidissent inéluctablement les crassiers ? ou aller au charbon (c'était tentant...), remuer les souvenirs, insister, présenter la facture, en tirer des exemples pour l'avenir ? À cela, la terre donne sa réponse. Boulangée par les hommes depuis le XIIIe siècle, elle a de ces mouvements d'humeur qui forcent l'intérêt. Quant au Furan, génération après génération recouvert, honni, sali et maltraité, régénéré mais enterré toujours, il attend le bon vouloir des hommes pour retrouver une fonction, n'être plus seulement un courant souterrain, contraint, négligé, mais un élément essentiel pour penser la ville de demain.

     

    A Propos de Saint-Etienne. Écriture en cours

  • 3465

    Cependant (et est-ce que le statut de voisin invité excuse ou aggrave ce constat ?), je ne connaissais de Saint-Etienne que la surface, le grain de peau. J'ignorais sa nature ancienne et viscérale, ses aléas de puits et de rivières. Autour de moi, personne n'en parlait, camarades stéphanois d'origine ou étudiants débarqués indifférents, nos idées n'allaient pas s'égarer en deçà de nos semelles. Quand j'y pense, quels ignares ! C'est l'air, chemin pour les cris des jeux, la fantaisie des chansons, qui nous intéressait, ou bien la terre éventuellement, porteuse de jambes de filles, et l'air, encore, son froid d'hiver pénétrant, ses bourrasques d'été jouant dans les chevelures, toujours, des filles. Des années plus tôt quand, enfant, je m'étais amouraché de préhistoire, quelques expéditions à la recherche de fossiles nous avaient bien, mon père et moi, éloigné de nos campagnes pour aborder ces parages, explorer des restes affleurants montés des entrailles carbonifères, trier les intailles témoin d'une vie triomphante très antérieure aux hommes, d'une vaste genèse qu'en amateur je connaissais bien et qu'en lecteur de Hugo je retrouvais au début de sa Légende des Siècles dans cette nature qui « dépense un soleil au lieu d'une étincelle » pleine « d'arbres effrayants que l'homme ne voit plus. » Les fougères subtilement imprimées rejoignaient d'autres fossiles sur les rayons de mon petit musée domestique. À l'aune de ces évidences, j'aurais pu concevoir que la ville s'appuyait tout entière sur un récit immémorial, à demi-secret, enfoui. Mais un tel vertige m'était inaccessible autant qu'il était indifférent à mes amis. Vertige, oui, car il existe un vertige sous la ville.

     

    A propos de Saint-Etienne. Ecriture en cours.

  • 3464

    Je ne suis pas d'ici, pourtant j'ai eu des raisons de croire que je connaissais un peu Saint-Etienne à cause de quelques années traversées en études. Les unes, subies et délétères, les autres, voulues, fastes, et finalement tout aussi accablantes. Décidément, quel éternel insatisfait j'ai failli demeurer ! Mais aussi, comprenez : que peut bien vouloir un garçon convaincu de son inutilité ? Aucun cadre ne lui procure de joie. Ce fut Saint-Etienne, ç'aurait pu être Nîmes, Lille ou New-York, qu'importe, la ville où je vivais était laide, puisqu'à mes yeux, le cadre de mes errances morbides. Vous avez bien lu plus haut qu'il y avait l'amour, qui aurait dû parer la vie de beauté intégrale, indiscutable ; ce n'est pas ma seule contradiction. Les élans du cœur ne formaient que des parenthèses dans une attitude vulgairement négative, générale, un regard mauvais porté sur à peu près tout. Notre jeune couple était encore à Saint-Etienne lorsque j'abandonnai les Beaux-Arts pour me morfondre plus profondément encore au service militaire. A., ma future femme et mère de mes enfants, travaillait dans une petite usine en ville où elle montait des compresseurs à la chaîne, n'en était pas malheureuse, je la rejoignais à chaque permission, tout arrondi de bouffe de caserne, cheveu si ras que mes oreilles en paraissaient élargies, et nous avions prévu de nous installer un jour, de faire notre nid définitif à Saint-Etienne. L'appartement était vaste, agréable, bon marché, le Crêt-de-Roc nous convenait, sa vie de village, ses voisins, ses dénivelés de pentes ou d'escaliers que nos jeunes santés surmontaient sans problème pour aller et revenir de la ville, chiner en librairie, nous offrir les glaces monstrueuses qu'on servait dans le cadre bourgeois du premier Casino restauré, repeint de vert amande, nous rendre au cinéma l'Eden, là en bas, rue Blanqui, où je crois avoir vu les plus mauvais films de mon existence. Nous eûmes d'intenses bonheurs malgré les prédictions parentales, des retrouvailles joyeuses lors des permissions, malgré leur brièveté, puis de moins en moins joyeuses pour finir par nous voir l'un et l'autre en étrangers. Crise, abandon, départ... ce fut Roanne, notre socle sûrement puisque nous y étions nés et y avions grandi, qui nous réconcilia. Je voulais par ce bref rappel dire que Saint-Etienne n'est pas un système que je découvre. Invité en résidence, j'y ai déjà mes habitudes de promenades, mes amis, mes cafés. J'y connais même des plasticiens, des éditeurs, des comédiens, des écrivains, une société symétrique à celle du Roanne artistique qui est aussi mon univers.

     

    A propos de Saint-Etienne. Ecriture en cours.

  • 3463

    Pour un romancier, l'histoire de Jésus peut-elle être autre chose que celle de l'absence d'un père, et de la création d'un père de substitution, qui s'appelle Dieu ?