Pour l'été, on se détend. En tout cas, je me permets de refiler des fonds de tiroir. Ce qui suit est le texte d'un scénario de court-métrage dont il n'existe qu'une maquette en "animatique", un story-board filmé en quelque sorte. La voix off était de Cyril Rabier (belle voix grave), les musiques de Tony Bruynen, Délibes, Stravinsky et je ne sais plus. Le montage avait été effectué par Olivir Talon d Oz média. Cela se passe à la veille de la première guerre mondiale, dans un milieu bourgeois, à la "Fanny et Alexandre".
I
Comment l'idée a-t-elle germée ? Je ne sais pas. Et qui l'a eue en premier : Lise -ma sœur- ou moi ?
Difficile à dire.
Ce devait être une de ces longues soirées d'ennui. Il devait sûrement pleuvoir derrière les carreaux de ma chambre.
Il y avait l'échiquier, une partie en cours, une partie un peu trop facile, un peu fastidieuse. L'un de nous a dû enlever son roi, par jeu. L'autre a fait de même et voilà. Nous avions inventé une manière complètement absurde de jouer aux échecs. Sans roi de part et d'autre, quel peut bien être le but de ce jeu ?
II
Aucun : la folie, le massacre, l'anarchie, le chaos. L'échiquier devient un champ de bataille jubilatoire où les pièces s'étripent et disparaissent, errant de case en case pour trouver un adversaire et l'éliminer. Un jeu de fous.
III
Lise et moi étions émerveillés de notre trouvaille, étonnés surtout de voir combien cette fantaisie nous distrayait. Nous y jouâmes souvent. Par force, les règles changèrent, s'adaptèrent, comme d'elles-mêmes.
Dans ce jeu absurde, il était naturel par exemple, que le fou soit doté de pouvoirs supérieurs et se déplace autrement que le long de sa sempiternelle diagonale.
IV – V
Chaque dimanche, nous entamions de longues parties du jeu des fous.
Lorsqu'il arrivait que notre oncle pénètre dans la pièce, nous replacions en catastrophe les rois sur l'échiquier, en des endroits tellement aberrants que l'oncle observait la partie, hochait la tête désespérément et nous demandait si nous n'avions pas perdu le sens commun. "Avez-vous tout oublié de ce que je vous ai appris ?" Car c'est lui qui nous avait enseigné le jeu d'échecs avec douceur, persévérance et compétence
Nous étions de bons élèves, d'égale force, et les parties que nous faisions lui étaient souvent un régal, un spectacle réjouissant.
VI
Oncle Jean était un doux farfelu. Passionné d'échecs mais aussi de musique et de peinture, il voyait des damiers partout, travaillait d'ailleurs depuis des années sur un essai où il tentait de démontrer l'influence du jeu d'échec dans l'Histoire de l'Art.
VII
Un jour que les rois étaient trop éloignés de notre portée pour que nous puissions réagir à temps, notre oncle surgit dans notre chambre et surprit une de nos absurdes parties sans roi. Etonné tout d'abord, il reçut nos explications avec des expressions d'incrédulité, d'indignation puis de véritable effroi mêlé de colère.
"Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites, jeunes imprudents ! Vous ne vous rendez pas compte… Reprenez le jeu comme il doit être, je vous en intime l'ordre. Abandonnez immédiatement cette obscénité, cette hérésie ! On ne joue pas avec les échecs ; on ne joue pas avec l'ordre du monde !"
Lise et moi étions terrifiés. La rage d'oncle Jean fut telle qu'elle nous retint de pratiquer le jeu des fous, et même les échecs pendant des semaines.
VIII a
Un jour, nous surprîmes une conversation entre notre oncle et nos parents. Oncle Jean semblait complètement désabusé. Dans le cercle de joueurs d'échec qu'il fréquentait chaque lundi, il n'avait pu s'empêcher de raconter sur un mode plaisant la méthode de jeu absurde que ses deux neveux avaient imaginée.
IX
Au milieu des rires offusqués, des remarques théâtralement indignées, s'éleva un cri de joie. Un jeune homme exalté se précipita sur lui et le serra dans ses bras. Il prononça une suite de mots incompréhensibles puis, recouvrant ses esprits, il expliqua en Français qu'il voulait absolument rencontrer deux enfants aussi doués, aussi conscients de l'absurdité de l'existence : un jeu sans but, un échiquier sans roi, un jeu des fous, lui semblait une idée géniale à commercialiser dès que possible.
VIII b
Mon oncle, abasourdi par l'enthousiasme du jeune étranger, déclara à mes parents ne plus s'étonner de rien désormais.
On avait vu il y a peu un compositeur russe transformer un orchestre en véritable chaos organique, certains peintres se mettaient à déconstruire le corps humain, il n'y avait plus rien de sacré, le monde semblait gagner par une folie contagieuse.
VIII c
Mon oncle conclut d'un air sombre qu'il n'aurait jamais dû nous apprendre les échecs, que nous n'en étions pas dignes, et que la perversion que nous avions faite du roi des jeux faisait de nous des êtres maudits, et que nous aurions "du sang sur les mains" !
Mon père se mit en colère, le traita de fou et mon oncle quitta la maison, à jamais brouillé avec notre famille.
X
Comme promis, le jeune joueur d'échecs vint nous rencontrer. Il s'appelait quelque chose comme Zbigniev Ribzisnsky -à peu près. Un ami l'accompagnait, qui se prénommait Gavrilo. Ils étaient tous les deux de Grahovo, en Serbie.
Zbigniev nous parut tout-à-fait charmant, nota grand nombre de détails, assista à une démonstration et sembla absolument enthousiasmé par le résultat. Son compagnon, Gavrilo, plus jeune que lui, observait en silence notre partie, mais des éclats de fièvre traversaient son regard noir.
Lorsqu'ils nous quittèrent, Zbigniev déclara que cette nouvelle façon de jouer allait faire un malheur, ce sur quoi Gavrilo renchérit : "Oui, c'est une excellente idée d'éliminer les rois."
XI
Ces derniers mots resurgirent à ma mémoire un an plus tard, le 28 mai 1914 quand le nationaliste serbe Gavrilo Princip assassina l'archiduc héritier d'Autriche François-Ferdinand, à BosanSeraï, en Bosnie. Par le jeu complexe des alliances, l'Europe plongea dans une guerre meurtrière, folle, interminable.
XII
Aujourd'hui, depuis ma tranchée boueuse, pataugeant dans le froid, la merde et le sang, je ne peux m'empêcher de repenser à tout ça.
Bon Dieu, ce n'est quand même pas Lise et moi, qui avons entraîné le monde dans cette boucherie ?
Fin