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choses vues - Page 5

  • 3535

    Cette année, nous désespérions de voir arriver les hirondelles. Elles ont enfin pointé le bout de leur bec une dizaine de jours après que je me sois un peu hâtivement désolé de leur absence, sur ce blog. Mais quelle récompense : deux nichées, cette année ! Nous avons constaté, d'ailleurs, que ce printemps-été 2018 est exceptionnel sur plusieurs points. Tous liés, je suppose. Une année « à fruits » : cerises par tonnes, prunes en veux-tu en-voilà, pommes, pêches, poires, fraises, etc. Le jardin n'a jamais été aussi généreux. Au point que, malgré confitures et conserves, nous n'avons pas pu tout utiliser. Une année « à insectes » : plus de papillons que d'habitude, et d'espèces différentes, et puis des sauterelles, des grillons (je n'en avais plus vu depuis des années), des guêpes, des abeilles… Il serait assez logique de relier cette provende aux deux nichées successives de nos hirondelles. Ça pourrait laisser croire que tout n'est pas fichu ; on s'accroche à ce signe. Ce qu'on est bête !

  • 3524

    Le Furan emmuré, plus ou moins souillé, que faire de ce fantôme en voie de résurrection  ? Tandis que les galeries de mines s'enfoncent inéluctablement dans l'oubli, engorgées d'eau sale, qu'elles seront de plus en plus des traces indifférentes et muettes, s'élèvent dans les pensées et se manifestent aux citoyens les moins inconséquents, l'urgence et la présence de la vie de la mère rivière. L'idée n'est pas neuve. Il y a plus de trente ans, Yves Perret avait entraîné ses élèves de l'Ecole d'architecture de Saint-Etienne, dans le projet fou d'une réconciliation de la Mère rivière avec son rejeton urbain. L'étude s'évertuait à prendre les choses dans l'ordre. Il s'agissait d'abord de s'interroger sur ce qui est le socle de la ville, sur ce qui se passe dessous. Préoccupation incongrue, déplacée, quasi délirante, lui fit-on savoir. L'époque voulait ce mépris goguenard pour ceux qui suggèrent tout simplement de cesser de croupir dans ses propres déjections. D'abord assainir, donc. Avant de bâtir, de projeter, de rêver  : s'inquiéter de la terre, de l'eau, de l'air. Pourquoi cette évidence n'était-elle partagée que par une poignée  ? Surtout, comment se fait-il que l'urgence n'apparaisse toujours pas, aujourd'hui, à son vrai degré d'exigence, ne soit pas à l'origine et au cœur de toute réflexion  ? S'il y a des générations futures, elles seront abasourdies au constat de notre inertie. Cependant, une prise de conscience, venue à la présentation de preuves incontestables un peu partout dans le monde, a lentement imprégné les esprits, au plus haut niveau. Grâce à de nouvelles réglementations, trente ans après l'initiative de l'école d'architecture, l'état du Furan s'est amélioré. Nous sommes loin du compte, comme on l'a vu (et senti), mais au moins, un espoir est permis. Maintenant, suivons la logique de notre architecte et rêvons avec ses étudiants d'une rivière rendue au jour, sur l'essentiel de sa traversée. «  Oui, l'eau coule gaillarde et irisée en plein centre ville. Depuis les ponts, certains jours, les Stéphanois viennent voir moucher les truites. Les enfants jouent partout. Des prises d'eau alimentent les biefs qui courent dans les rues et arrosent jardins publics et jardins ouvriers.  » Je cite ici un extrait d'un texte d'Yves Perret intitulé «  Rêve  » Et pourquoi pas  ? Ce sera long, coûteux  ? «  Il a fallu cent ans pour recouvrir le Furan, ça a bien été fait, rappelle-t-il, on pourrait mettre cent ans pour le découvrir.  » Les efforts techniques et économiques à consentir ne sont pas plus extravagants que ceux qui, il y a un siècle, ont conduit à l'enfouissement du cours d'eau (au passage, ça coûte combien, un stade, un centre commercial  ?) Est-on obligés de s'interdire d'y réfléchir  ? Tant d'exemples, dans l'histoire des entreprises humaines, nous rappellent qu'un projet insensé ne paraît tel qu'à cause d'une sorte de paresse. Une tour de fer de trois-cent mètres  ? Mais pour faire quoi, grands dieux  !

     

    extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3521

    Mais avant cela, pour le regard averti, l'urbanisme témoigne en plusieurs endroits de la présence de la rivière sous la ville. Remontons notre parcours, rebroussons chemin vers le sud. Le cours Victor Hugo dans cette direction, soudain se tord. Sa perspective, partie d'un élan net depuis les Ursules, s'arc-boute et vire dans le tracé curviligne de la rue du Général Leclerc. Docile, la ligne de tramway, superposée au cours de la rivière, arrondit également ses voies, rejoint l'avenue Gambetta. De l'autre côté, la rue Voltaire reprend en l'inversant, l'effet de courbe amorcé par la rue Leclerc. Un «  S  » géant vu du ciel, avec les bâtiments rangés le long de cette sinuosité, comme des berges verticales. Le dessin de souple balancement de ces deux rues, c'est un tribut à notre Furan, calqué sur ses méandres, le S majuscule final du Furens. De même, cours Victor Hugo, en face des halles, le promeneur remarque dans l'alignement des façades, un bâtiment nettement moindre que les autres. Le signe d'une prudence induite par le passage de la rivière  : à l'époque de travaux d'urbanisme de ce quartier, on ne pouvait faire subir au recouvrement du Furan, aux fragiles voûtes qui portent la chaussée, le poids d'un bâtiment haut et fier, comme sont les autres immeubles de la même rue.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3520

    La ville le dérobe aux sens, après cela  : le Furan canalisé et le bief des usines qui est, en quelque sorte, jumeau de son chemin, passent en silence sous la ville, le long de la rue Gérentet, le long de la place Jean-Jaurès, non loin d'un autre entrelacs souterrain dont on parle peu  : les abris contre les bombardements établis dans ce secteur —  «  vestiges d'une guerre finie  », une du genre mondial, la seconde sans doute. Que sont devenus ces vastes couloirs de béton armé  ? L'auteur de «  Le Beau navire  », Claude Gros, les situe du côté de l'église Saint-Charles. Dans ma ville natale, ils étaient enterrés sous la place de l'Hôtel-de-Ville, une configuration proche de celle de Saint-Etienne. Lors d'importants travaux dans les années 95, on pouvait y accéder par de lourdes trappes cachées sous le bitume depuis des décennies. J'avais eu le privilège de les parcourir, en tout cas déambuler dans les portions encore accessibles, jusqu'à des obstacles de maçonneries, empêchant que des squatteurs héroïques ne s'y installent durablement ou, plus probablement, que des intrépides ne s'y aventurent trop loin, jusqu'à des confins fragilisés et dangereux. Le complexe défensif s'étendait sous la place en des prolongements non-cartographiés, à un coup de pelle ou de pioche, à moins de cinquante centimètres sous la surface. C'est l'épaisseur de béton, plus que la profondeur d'enfouissement des galeries, qui assurait la protection des réfugiés. L'ouvrage stéphanois n'était probablement pas éloigné de l'ouvrage roannais et j'en déduis que le parking souterrain actuel, dépassant et englobant la profondeur des abris, les a phagocytés. C'est donc, contrairement aux galeries de mines, un réseau bel et bien disparu, comme la petite Daphné de l'ex place Marengo, bronze élégant avec son pas de course suspendu, nymphe emportée par la guerre qui avait fait naître les abris, pas tondue mais fondue, à la grande joie des canonniers (destin que n'a pas connu la délicieuse muse de Massenet, sculptée par Lamberton, enlevée clandestinement une nuit de 1940 et qui retrouva son square, la paix revenue).

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3519

    Je voulais noter de quelle façon, au vu de tous, se manifestent les effets de ce qui travaille secrètement les entrailles de la cité. Une certaine archéologie des caractères enfouis, c'est-à-dire tus. Et comment cela, inéluctablement, bouleverse la surface. En l'occurrence, j'ai digressé  : la relation est mince entre la puissante forteresse commerciale sur laquelle je me suis attardé et le discret torrent qui palpite sous ses murs. Sans doute, un enquêteur autorisé à descendre sous le complexe voulu par Michel Durafour dans les années 78-80, percevrait entre les piles de béton solidement ancrées, l'eau confinée de la rivière, je l'imagine entre les puissantes fondations, miroitement nocturne dans l'ombre qu'elle ne quittera plus jusqu'à sa sortie de la ville. Des souvenirs du Fantôme de l'Opéra (le film, la version muette, avec Lon Chaney), plaquent leur imagerie sur la réalité certainement plus terne du souterrain. Rien à la surface ne manifeste plus le cours caché. Et puis, soudain, on retrouve le Furan un peu plus loin vers le nord. Non pas le cours et son chant  ; sa trace, seulement. Je ne sais qui, sur le site de l'Université, à Trèfilerie, a veillé à rappeler que l'eau continue son train sous la ville immobile et minérale, mais c'est une idée cohérente  : inscrire un signe mémoriel dans un lieu de savoir. Un trait bleu et droit, quelque peu râpé aujourd'hui, dessine une géométrie de rivière fantôme au piéton funambule qui l'arpente. Sur le campus, on peut s'accouder à une barrière qui protège une descente bétonnée au fond de laquelle des portes métalliques verrouillent l'accès au cours souterrain. Il suffit de tendre l'oreille pour constater que le Furan là derrière gronde et vit. Il se manifestera de la même manière, voix brouillée par la rumeur urbaine, sous les pas du promeneur à quelques kilomètres de là, place Dorian. Le sang rejoint le cœur premier qui bat. De grosses tôles séparent nos deux mondes. Vibrations de cascade là dedans, là dessous. Sur un affaiblissement des roulements de la ville, c'est plus net, c'est proche. La créature selon les saisons, rue ou somnole dans sa caverne. On guette, immobile là haut, attentif, comme on est attentif à soi, à l'écoute de ce que le corps au secret murmure de nous. Passant, il est utile de t'arrêter ici si tu veux apprendre ce que tu es et ce qu'est ton rapport au monde. C'est beaucoup, c'est trop  ? Je suis sérieux  : la méditation en présence de ce qui est enfoui n'est pas un exercice vain, il s'y produit un engouffrement en soi des embarras quotidiens, et cette opération laisse subsister en surface, sous la clarté de la conscience, ce qui mérite enfin d'être examiné. Le mystère d'une vie dont on ne perçoit que les efforts de fauve incessants à cogner contre sa cage, rince et ressuie la lie du trop-plein, et mène à l'essentiel. Ne haussez pas les épaules, essayez. Plantez-vous dans ce vertige et sentez la pulsion tellurique remuer en vous les vérités.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3518

    Non loin de ce double salut du Furan (un bonjour suivi d'un immédiat au revoir), en marchant vers le nord, on dépasse le monumental Centre Deux, qui a englouti sous son poids notre peu de rivière. Centre Deux… centre commercial dont le nom laisse supposer que ses concepteurs l'ont un temps rêvé comme un deuxième point nodal de la ville, un Centre Ville bis. Hypothèse confirmée par mon guide  : on a bien imaginé ici, à la hauteur de la place Jules Ferry, offrir un deuxième cœur à la ville. Ce qui s'entend  : je songe à la girafe, curieusement (ne riez pas), le petit miracle de l'évolution dont elle a hérité, deux cœurs pour pulser le sang jusqu'au cerveau, un muscle intermédiaire reprend le jet du premier, pousse le flux plus loin, lui fait franchir la distance aberrante de l'immense cou. La grande rue, démesurément étirée, impose cette comparaison à mon cerveau toujours prompt à susciter des relations d'images. Un Centre urbain 'Deux', ou quel que soit son nom, qui rejouerait la partie, distribuerait autrement les cartes, s'affirmant avec le temps comme un nouveau point de gravité, faisant oublier les contours incertains d'un premier, pourquoi pas, mais devait-il mettre en avant un tropisme de grande surface que les perspectives du commerce futur condamnent déjà et, par dessus tout, prendre l'allure d'un ouvrage défensif de la seconde guerre mondiale  ? Je vois à présent un projet de surface commerciale plus gigantesque encore, arrimé comme un navire de guerre futuriste à l'est de la ville, et je m'interroge... Pardon de laisser déblatérer l'urbaniste qui réside —  avec le capitaine d'équipe de football, le macro-économiste et le stratège militaire  — au fond de tout naïf appuyé au comptoir du commerce, je dépasse mon rôle de visiteur, je juge. On ne dégoise pas à la table de ses hôtes. D'autant que, dans les années 90, un auteur stéphanois se félicitait de l'architecture de Centre deux qui lui paraissait «  moderne, réussie… solide sans être majestueuse. (…) élégante, aux dimensions de l'homme  ». Nous n'avons donc pas vu les choses sous le même angle. Revenons à notre sujet...

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3516

    En quelques mois, j'ai prétendu saisir quelque chose de la ville, et dessiné les contours de ses enjeux pour le passé et le présent (et l'avenir, pour faire bonne mesure, n'ayons peur de rien). «  A propos de Saint-Etienne  » entre dans sa phase la plus angoissante, le moment où je vérifie quelques données, j'affine des constats, je rencontre les ultimes référents qu'on m'a conseillés, sur tel ou tel sujet que j'ai abordé. Et le problème est là  : j'ai déjà écrit, produit des hypothèses, traduit mes impressions et mes constats, dans l'élan donné par l'écriture, l'observation, les échanges et les lectures. Et soudain, à dix jours de rendre ma copie, un scientifique adorable et serviable répond à mes questions et démolit une à une mes petites inventions avec tranquillité, méthode, me renvoyant sans méchanceté à ma prétention d'auteur qui a cru pouvoir comprendre certains phénomènes en si peu de temps et avec si peu de culture. Je vous laisse, j'ai du boulot.

  • 3512

    Une présentation de rentrée littéraire, à Lyon. Avec un autre écrivain (du genre excellent et qui ne la ramène pas) et l'organisateur de la journée, nous nous retrouvons à la gare et attendons une jeune auteure d'origine locale mais venant de Paris où la promotion de son premier livre a commencé. Notre ami organisateur tremble : c'est que la primo-romancière est précédée (déjà) d'une bonne réputation de caprice et d'autorité. Le Figaro l'a surnommée « la Houellebecquienne », ce qui en impose. L'auteur du genre excellent et qui ne la ramène pas et moi, nous amusons de l'angoisse de notre guide et tentons de le calmer avec force plaisanteries. Ah, la voilà. Bon, petit bout de femme énergique, comme on le supposait, elle sourit suffisamment pour que notre ami organisateur se détende. Dans la voiture, elle commente sa rencontre de la veille, dans une librairie où la responsable du rayon littérature lui a avoué d'emblée qu'elle n'avait pas aimé son livre. L'auteure grince et vitupère. Je fais alors le portrait possible d'une libraire qui, bien qu'elle n'ait pas aimé, a compris l'intérêt d'un texte et décidé de le proposer à ses lecteurs, ce qui me semble noble et professionnel. La jeune auteure veut bien croire à cette hypothèse, et se tourne vers sa vitre pour ne pas m'imposer sa moue dubitative. Cent mètres plus loin, elle émet des nuances sur la façon dont elle est traitée, chez son éditeur, Gallimard. L'auteur excellent et modeste soupire que, souvent, on est mieux traité chez des éditeurs moindres. Elle réfute l'argument : attendez, dès son premier roman, publiée dans la collection Blanche (autrement dit : d'où tu me parles, toi ?), « c'est quand même le Graal des écrivains ». L'excellent auteur et moi ne pouvons échanger un regard (je suis à l'arrière, à côté de la jeune houellebecquienne, lui est devant, côté passager, tandis que notre organisateur, revenu à son stress, tremble au volant). Tiens, dis-je, c'est vrai, le côté Graal m'avait échappé. L'auteur excellent, et d'expérience, avec une vingtaine de romans derrière lui, échappe : On s'en fout un peu, non ? La jeune auteure géniale serre les lèvres. Son éditeur ne lui aura rien épargné. S'abaisser à fréquenter des écrivains qui se fichent du Graal, ben merde...

  • 3510

    J'avais relié dans une note précédente, un heureux événement futur avec la joie de voir une hirondelle revenue chez nous. Quelques jours plus tard, l'hirondelle solitaire a disparu et aucune autre ne l'a relayée. Cette fois, les nids partiellement désertés l'an dernier vont rester définitivement vides. Nous ne ressentirons plus ce bonheur d'attendre nos migratrices, de les accueillir, de suivre leurs manèges au dessus du toit, d'écouter les nichées affamées. C'est fini. Voilà, mon futur petit-fils, je ne pourrais pas te les montrer, je ne pourrais pas t'apprendre cette histoire de voyageuses infatigables. Ton monde n'est pas encore né que déjà il s'endeuille. Que te dire  ? Pour toi, nous allons nous efforcer de croire qu'il est encore possible de le sauver. Il le faut bien. Sinon, c'est la sinistre perspective décrite dans 'Mausolées', qui s'ouvre. Un temps où, les hirondelles ayant disparu, le son rendu par l'arc d'Ulysse devient incompréhensible et donc, où toute l'Odyssée à sa suite est menacée d'obsolescence. J'écrivais cela dans les années 95 en imaginant un tel futur dans un siècle. Et nous y sommes déjà. Merde  !

  • 3509

    Il était question de son copain qui s'était énervé brusquement, l'avait fait sortir de sa voiture sur une remarque anodine, avait stoppé le véhicule en plein milieu de la rue, comme ça, et lui avait dit de foutre le camp, qu'il ne voulait plus le voir. Il avait tenté de calmer son copain, mais rien à faire, l'autre avait décidé que c'était fini entre eux, à jamais. Il décrivait la scène à un copain, reconstituait les dialogues, situait les lieux, tout cela était très vivant. Et c'était un peu beaucoup pour moi, assis tout près de lui dans le train, qui tentais de me concentrer sur la lecture de René Fallet. Malgré mes tentatives pour lui demander de parler moins fort au téléphone, il continuait sur le même ton, au même niveau de puissance sonore, évitant de me regarder. Finalement, j'abandonnai ma lecture et me concentrai ostensiblement sur son récit, réagissant à ses précisions, m'intéressant aux rebondissements, approuvant ou méditant. C'est un bon truc, assez paradoxal, pour faire taire ou éloigner le malotru  : soudain pris à son propre jeu, son exhibition gratuite lui semble une grâce indigne d'être abandonnée aux autres. Il réalise alors que l'on pourrait connaître de lui des moments de sa vie qu'il ne veut pas partager. Il se lève et se dirige vers un endroit où, notez bien  : ce n'est pas qu'il n'embêtera plus les autres voyageurs, mais qu'il conservera un secret minimum sur son existence. Tout en gueulant dans son portable. Je ne sais pas si ça marche à tous les coups, mais je vous livre ma petite découverte d'hier.  

  • 3507

    Je rêve que je suis en train de mourir. Il me semble être allongé sur le sol, regard perdu sur la canopée d'une forêt tropicale. Les feuillages sont des taches dentues qui s'imbriquent et menacent d'envahir tout mon champ de vision, moment que je devine signe de la fin. Je m'accroche à l'idée que, tant que j'aurai assez de mots pour dire cette nature, je vivrai encore. Je récite comme un mantra : « colibri, hibiscus, liane, orchidée, robinier, fougère arborescente... » et l'angoisse monte, car je sens le vocabulaire s'épuiser et la mort tirer doucement son linceul sur moi. Je me réveille une seconde avant l'obscurité totale.

  • 3502

    En amont et en aval de ce premier enfouissement, la ville pendant longtemps s'accote à lui, l'accompagne gentiment pendant des siècles, fidèle à la maternelle rivière qui l'a fait naître. Le Furan alimente, arrose, fait tourner les moulins, permet de laver les draps et de teindre les tissus (activités dont l'incompatibilité provoqua quelques remous), de forger le métal et de collecter les immondices. Tant que la ville se développe sur son axe est-ouest par dessus le Pré de Foire, le Furan ne gêne pas trop, on le laisse ailleurs miroiter sous le soleil et les étoiles. Un Terrier d'avant la Révolution Française montre que la seule partie recouverte est toujours celle du siècle précédent, comprise entre le pré de Foire et le début de la rue du Grand Moulin où il est à nouveau au jour (et pour cause, il faut bien le faire fonctionner, ce 'grand moulin') avant que la rivière s'évade vers le nord, parmi les prés, les vergers, les jardins des couvents. Déjà, le Furan est doublé par le grand bief des Usiniers. Car Saint-Etienne est une ville industrieuse et son industrie est en mouvement grâce au Furan. La nécessité d'alimenter en eau ces activités au fil de l'année implique de domestiquer le flux de la rivière, on la contraint en amont pour équilibrer son débit, on aménage son cours pour prévenir ses caprices. Parce que notre furieux, comme dirait Stendhal, est du genre cévenol, capable de crues soudaines et puissantes. Il fait d'importants dégâts. Lors d'une crue mémorable, il épargne une statue de Vierge (c'est une tradition un peu partout dans le monde : la nature contourne parfois quelques symboles, et les superstitieux battent des mains, voient se confirmer par là leur foi, en oubliant les destructions des mêmes, incomparablement plus nombreuses... suffirait de tourner la tête, d'aller voir à un kilomètre des lieux du miracle. Bref.) Le Furan tue, aussi. Combien de Stéphanois ignorent encore que la rue Gérentet est baptisée du nom de ce brave négociant nageant au secours d'un infortuné emporté par une crue, en plein Saint-Etienne, et se noyant avec lui ? (il faudrait avoir mauvais esprit pour y voir une distinction de classe, la glorification d'un acte d'une charité exagérée, d'un bourgeois se sacrifiant, contre la coutume, pour un pauvre anonyme. Le sacrifice inverse s'est sans doute produit, valut sans doute une messe, mais il faudrait, disais-je, avoir mauvais esprit pour donner crédit à un tel déséquilibre de traitement, je m'insurge donc contre une hypothèse d'un tel cynisme. Re bref). Nous voici en 1860, la municipalité veut privilégier la rubanerie en centre ville, il faut pour cela une eau raisonnablement propre, alors on déplace les activités les plus polluantes. La Manufacture d'armes et la Compagnie des Forges et Aciéries de Saint-Etienne quittent le quartier des Rives et s'installent au nord de la ville dans le quartier du Marais, que dessert le chemin de fer. Le Furan perd alors de son utilité, et sa couverture est envisagée sur le quartier des Rives et de Valbenoite, c'est-à-dire sur l'amont.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3499

    On s'effraie de la pertinence des algorithmes qui surveillent nos moindres choix sur internet et en déduisent nos psychologies avec une acuité vertigineuse et, conséquemment, influencent nos votes et trient les publicités qui s'affichent sur nos écrans. Un exemple récent me dit qu'il faut relativiser : une publicité ciblée, envoyée sur mon adresse mail, me vante l'incontournable match de je ne sais quelles équipes dans je ne sais quelle discipline. Après plus de vingt ans à traîner mes clics sur le net, une telle méconnaissance de mes intérêts par des ordinateurs extrêmement pointus, est plutôt rassurante. Ils sont nuls, qu'on se le dise.

  • 3498

    D'abord, il y avait une rivière, essentielle au point de donner son nom à l'embryon de la ville, à la situer en tout cas : la Saint-Etienne latine est dite d'abord « de Furano » : du Furan. Rivière plus qu'essentielle, séminale peut-on dire, puisque c'est par son action géophysique sur un terrain variablement tendre que s'est fabriqué le creuset, qu'a été ménagée la dépression entre les collines de grès houillers où la ville s'est déployée et demeure confinée. Dans une certaine mesure (géophysique justement), il s'en est fallu de peu pour que Saint-Etienne ne soit pas. Le Furan prend sa source à un kilomètre d'altitude dans les monts du Pilat, non loin de la ligne de partage des eaux. À cent mètres près il aurait pu tout aussi bien s'en aller par le bassin versant du Gier, avec ses affluents éroder un autre sol, nourrir une autre plaine, rejoindre à l'Est le Rhône. Il s'est déversé bénévolement vers le nord, et l'ouest - où il a poursuivi sa route jusqu'à la Loire, sculptant le berceau stéphanois. Et puis, un jour, l'histoire du Furan a rencontré l'histoire des hommes.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3497

    Revenons justement au sous-sol, creusons encore. C'est le rôle des écrivains dit-on, terrasser, fouiller, remuer la glaise humaine, ce qui a autorisé le rapprochement du maçon et de l'écrivain, par leur éventuel penchant pour la boisson. Parce que dans les deux cas, ça donne soif de creuser.

    Revenons aux galeries et ajoutons à la terre noire, à l'air empuanti et au feu toujours à craindre, le quatrième élément, l'eau, seul capable d'empêcher les fameux « coups de poussiers ». L'eau montée de là-même, filtrée en surface dans des cuves qu'on appelait bols et renvoyée sous pression en bas, mêlée à la poussière qu'elle affalait, réduisant les risques de déflagration du mélange gazeux air/poussière. L'eau dans les mines. Qu'on nomme l'exhaure quand on la retire, une alliée comme je l'ai dit mais aussi un danger quand elle surgit au hasard d'un piquage, redoutée autant que le grisou, plus imprévisible encore. Meurtrière. L'eau présente partout, invasive, obstinée, qui s'infiltre patiemment ou abonde à gros bouillons sombres. Dans les années 72-73, l'exploitation de Couriot arrêtée, on diminua le volume d'exhaure, on abandonna l'immense réseau de galeries à la montée naturelle des eaux. Rapidement, la nappe phréatique s'éleva, jusqu'à moins de dix mètres de la surface. Ce qui explique, d'ailleurs, que le visiteur du musée de la mine ne descend qu'à quelques mètres et ne parcoure qu'une reconstitution de galerie, dont les flancs de houille sont reproduits par moulages de plâtre peint : les galeries authentiques, les plus proches, sont à cinquante mètres, et furent donc vite englouties. De même, le puits Verpilleux, dont les pompes d'exhaure furent coupées en 1972, ont causé une montée d'eau sur l'ensemble des secteurs Est et Ouest de Saint-Etienne. De Verpilleux, de Couriot ou de Pigeot, dans les années qui suivirent, l'eau dévorante et empressée a grimpé, envahi, et resurgi enfin, au hasard des failles et faiblesses du sous-sol, à la piscine Raymond Sommet par exemple, dans la plaine Achille, submergeant les chaudières, à l'entrepôt Casino vers Méons et vers Villars, sous la forme d'un véritable geyser, boulevard de Thiers aussi, provoquant un effondrement de la chaussée, bloquant la circulation de la grande rue. Malgré embouages depuis la surface, pompages, serrements ou barrages en profondeur, l'homme n'arrête pas l'eau, ses efforts dérisoires ne font que suspendre momentanément l'opiniâtre poussée. Saint-Etienne négocie en permanence avec cet élément, elle active en continu deux stations de pompage de la nappe phréatique et ce faisant ne fait que retarder l'inéluctable inondation. Lionel Bourg synthétise l'idée par la puissance de sa poésie en évoquant une Venise carbonifère. Existe-t-il des arbitrages définitifs avec la nature ?

    L'outrage serait de négliger le caractère vital de l'eau. Ah, elle encombre, elle désorganise, elle gêne ! On s'acharne à la contrôler, quand on ne la salit pas. Demain, demain les amis, écoutez la voix de Cassandre, dans trente ans de là, vous ne la trouverez plus si envahissante. Vos enfants peineront à imaginer l'abondance que vous connaissez.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3496

    Je n'ai pas d'amour pour les territoires industriels, pas de bienveillance pour ces mythologies-là. Le meilleur de moi, ici, est dans ma compassion pour des êtres dont on a utilisé la force de travail. Un vernis de majesté ou de héros, concocté par les dirigeants et incessamment rafraîchi par toute une société complice, a pu les convaincre, seul, qu'ils étaient mieux que de la chair à charbon. Rien à faire, je les vois tout dépouillés de magie, en soldats sacrifiés. Visiteur des lieux où rodent leurs fantômes, je n'éprouve au mieux qu'une intense tristesse, une révolte contre ce qu'on a fait subir aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux animaux, pour le profit. Le profit de quelques uns, car il ne m'est pas apparu que les dizaines de milliers d'emplois générés par la mine, avaient enrichi d'autres situations que celles des actionnaires, des maîtres et des cadres. Les hommes ont été payés, certes, mais combien ont pu franchir, grâce à cela, les limites — j'allais écrire « la fatalité » — de leur condition, ou la faire franchir à leur progéniture ? Et la ville ? Hors l'Ecole des mines, où des cadres et des ingénieurs, rarement issus de la classe ouvrière, se formaient ; hors les tragiques bas-reliefs de la bourse du travail, la triste sculpture en mémoire des fusillés de la Ricamarie, une frise sur le bâtiment des ingénieurs des mines, quelques monuments tout aussi mélodramatiques élevés ça et là, quelles belles réalisations populaires ont-elles été engendrées autrement qu'en hommage, par les salaires des mineurs ? Pas même un représentant de bronze devant la mairie, où l'homme de métal symbolise la métallurgie. Hors certaines maisons de maître, en quoi les Houillères ont-elles haussé la ville et ses citoyens ? Un peu de survie, juste assez d'argent pour attirer des générations autrement condamnées à la famine. La mine ne fut un substrat que de la peine des gens. À ce bilan, je ressens plus que de la tristesse, plus que de la compassion ; je ressens de la colère. Colère sans doute illégitime, car je n'ai en rien été lésé, mais c'est ma fraternité — bien commode je le sais — avec les enfants de Louise Michel, de Hugo ou de Vallès. Des misérables ? Pas si simple. Ils se voyaient en seigneur, on l'a assez dit. Quant à la population du pays et d'ailleurs, également fascinée par la mythologie des travailleurs de fond, elle se chauffait innocemment à leur sueur comme aujourd'hui l'on s'habille grâce à la souffrance des indiennes ou des pakistanaises, on téléphone grâce aux risques pris par de jeunes africains promis à la mort par écrasement, sans beaucoup plus de conscience. Finalement, l'apport du travail des mines, qui a maintenu en état de paupérisation toute une société, c'est peut-être l'essence populaire de Saint-Etienne, celle que les amoureux de la ville élèvent au degré d'une sorte de vertu (dont serait dépourvue Lyon la bourgeoise, souvent donnée en comparaison.) Et avec cette popularité, comme à Roanne que j'ai étudié mieux, avec cette rudesse de vie, s'organisa une solidarité ouvrière, bien nécessaire. Fertile, ouvrant sur la création de clubs sportifs, d'associations culturelles ou caritatives, elle entraîna, cette solidarité initiale et nécessaire, une façon de s'allier, des amitiés, des forces, des courages, des résistances, elle produisit et conforta un autre réseau, en surface celui-là (ce qui ne signifie pas « de surface »), entre les gens. Un réseau pérenne, efficace, une manière de maintenir les liens de la société. Des grèves, des manifestations, y compris pendant l'occupation, forcèrent le destin. Aujourd'hui, le réseau populaire poursuit son œuvre, son maillage solide de relations humaines équilibre la sape des galeries. 

  • 3495

    Avant-hier, comme nous nous promenions avec ma fille sur la voie spécialement dédiée aux marcheurs et cyclistes, tout près de chez nous, un trait fulgurant a traversé le ciel. La première hirondelle. Elle est allée se poser au faîte du toit, comme une note sur la portée de l’antenne. Ce qu’elle fait chaque fois, celle-là, et criaille en espérant les retardataires. Nous, nous avons le temps. Le printemps n’est pas si vaste, l’été pas si lointain. Que le temps s’attarde et traîne, c’est bien. L’impatience pourtant vient agacer les heures, parce que ma fille, pour la première fois, arrondit devant elle son ventre. Nous marchons côté à côte sur ce chemin. Au bout, méditent tous les printemps impensables encore.

  • 3492

    Tu retourneras à la poussière disent les Écritures, et, qu'ils soient croyants ou non, les mineurs la fréquentaient, la poussière, ils la respiraient, ils en étaient littéralement imprégnés. D'être là chaque jour à la humer, la mâcher, l'avaler, le mineur en est couvert, certes, au sortir des puits, le regard ourlé, les dents éclatantes par contraste, mais bien plus, il s'en trouve tatoué, quand les blessures cicatrisent dans ce milieu saturé d'infimes fragments noirs, la chair se colore et un bleu indélébile souligne les écorchures faites au travail. De la respirer, la poussière, l'ouvrier y retourne plus jeune qu'il devrait, on l'enfouit, il est précipité en terre, allongé cette fois, le devoir accompli, dans le noir pour de bon, sans que l'employeur daigne y voir la conséquence des heures à baigner dans l'atmosphère des mines. Pour éviter le versement d'une pension, le médecin de la compagnie s'échine à diagnostiquer d'autres dégâts, évoque emphysèmes, pneumonies, tuberculoses, hérédité mauvaise, alcoolisme pourquoi pas, mais s'il vous plaît, soyons sérieux, ni la silicose des grès, ni l'anthracose du charbon, ces maladies documentées par un siècle d'autopsies. Les familles des seigneurs sont renvoyées à leur féodalité, la seule solution pour qu'on reconnaisse les faits, est de laisser pourrir les hommes au fond des tombes, de confier leurs chairs à la succion de la terre, des mois, six mois peut-être, le temps que les poumons fanés se dégradent, qu'il ne reste plus, sur l'étoffe sèche des plèvres dépliées au jour pour une inquisition de plus, que le soluté noir du charbon, agrégé en caillasse, nourri par la régulière ponte de mort de la respiration. Je vous le dis, on envoyait les mineurs au fond comme les poilus de 14 au front, en se moquant bien qu'ils y restent, pourvu que les effectifs fussent renouvelés. Ainsi, la France fut le dernier pays à bien vouloir considérer la silicose et l'anthracose comme maladies professionnelles. On amorçait une sale tradition de mépris des travailleurs dont le dernier avatar fameux est la réticence à s'inquiéter des dangers de l'amiante. Voyez l'héritage et la bonne conscience qui entourent tout cela.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3491

    Quelle odeur avait la combustion du charbon ? J'ai connu cela, mais c'est trop lointain, les images revenues ne font naître aucune remémoration de fumet. Enfants, chacun notre tour, nous étions désignés pour remonter les boulets noir mat, leur poids minéral confiné dans un grand seau de zinc — ou était-ce un broc de tôle émaillée ? Nous alimentions le petit poêle de l'atelier de mon grand-père. On allumait, on tisonnait les poignées rougeoyantes, de la lave en fusion maîtrisée par notre petit pouvoir. Quelle odeur ? Le minéral, le feu, la rocaille remuée qui crache ses braises, la fonte qui résonne, la fraîcheur de l'atelier qui lâche prise doucement… C'est loin mais pas assez sans doute pour que, à l'inverse, s'il advenait qu'on en brûle en ma présence, toutes les images ne surgissent pas instantanément en ma mémoire. Une telle occasion ne m'a pas été donnée. Je me souviens par contre de l'odeur à froid, dans la fraîcheur terreuse de la cave, des boulets de poussière, le schlamm moulé en balles de fronde des Baléares. Sous cette forme, le charbon était versé en éboulis par le soupirail d'où tombait les bruits et la faible clarté de la rue. Je sais que dans les mines, l'odeur de poudre de la houille percutée se mêlait à celle des défécations des hommes, des rats de belle taille (et par conséquent, pour protéger leurs sachons de demi-fourme, des chats, des gros, capables d'en découdre avec leurs puissantes proies) et des chevaux. Ceux-là, dont des générations se succédèrent au fond jusqu'en 1953, qui ne connurent le jour que pendant les sept semaines de grève de 1948 ou pendant les congés de 36 (enfin, à la bonne heure !) et pour les plus anciens, ne le virent une dernière fois que quand il était temps pour eux de mourir. Ceux-là, les ardennais ou les bretons, choisis parce que râblés et forts, qui avaient leur papier et sur le papier leur nom, dont certains devinrent légendaires. Là, on se souvient des Zadig, Illico ou Grognard, et ici d'un Lusitania, qui tirait autant de berlines qu'on lui en accrochait au train, et ne cala jamais. Cette promiscuité, ce peu d'hygiène entraînait des contaminations de maladies et de parasites, dont le fameux ankylostome, un ver venu en clandestin dans les tripes des verriers italiens vers 1830, une saloperie capable d'abattre les plus courageux. Un siècle mis à découvrir ce mal mystérieux, à diagnostiquer de simples anémies, avant qu'on ne désigne le parasite comme responsable et qu'on prenne des mesures d'hygiène.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3490

    [Toujours les crassiers de Couriot...]

    J'ai vu un grand-père, désignant à sa petite-fille, équipée d'un appareil photo, le triangle gris dans le lointain : « tu vois, c'est la mine » lui dit-il, avec une sorte de fierté. Le déchet résumait ou substituait à ses yeux la production envolée en fumée. Je suis frappé, devant une photo non-créditée, des années 50, qui montre les crassiers et la procession des wagonnets, des dimensions du site. C'est à l'échelle des pyramides, des mausolées cyclopéens, que s'inscrivent ces paysages industriels dans l'inconscient collectif. Leur bon poids de monument assoupi qui déforme les bâtiments autour, avec désinvolture mais sûrement. Voyez le carrelage des douches à Couriot, qui se soulève comme une échine monstrueuse. 3,5 millions de tonnes, peut-être immobiles ne cessent pourtant de déranger l'assise de ce qui les encercle. Des géants. Pas étonnant que des mythes en proviennent. « C'est la mine » disait le vieux. Et c'est le négatif de la mine pourtant, c'est un indice en creux si l'on ose, ou en relief une écharde, un scrupule qui impose de méditer sur lui comme sur un écho de la vérité. Car c'est de dessous, toute cette tripaille, ces bedaines renflées grasses de gaz, ça vient d'en bas. Et quand on considère que c'est la portion congrue de ce qui fut arraché... Sur 100 kilos de matière enlevée au front de taille par le mineur, il y en a 20 qui termine sur le crassier. Je les ai bien observés, chaque jour ou presque, par toutes les météos, sous beaucoup d'angles, depuis la ville ou la campagne, et à presque toutes les heures diurnes, de peur de louper le phénomène qui, dit-on, se fait plus rare, les décennies passant. Et un matin, j'y étais ! Du passage de la rue Henri Gonard pour me rendre à la médiathèque de Tarentaize, j'ai vu le grand crassier, un matin de février, se prétendre volcan. Des flancs et du sommet chauve, un pastel gris, distinct des remuements de ciel, fondait en s'élevant dans la brume montée de la ville. Le signe de la composition intime des collines de Michon, qui trahit le tri manuel grossier, assez pour négliger une proportion suffisante de charbon résiduel et amorcer le phénomène de l'auto-combustion : 8 % de la masse en combustible est le minimum requis. Est-ce qu'elles pensaient aux miséreux, les femmes au tri, est-ce qu'elles laissaient ce tribut aux glaneuses venues contre les pentes à la recherche d'un peu de méchante houille à mettre dans le poêle ? Sans doute pas, elles ne seraient pas restées longtemps à la tâche si on les avait soupçonnées de pareille gabegie.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.