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  • 2968

    E : Tu souris quand tu travailles. J'aime bien te voir sourire

    P : Ah bon, je souriais, là ?

    E : Oui, on aurait dit le sourire des bébés, adressé à personne

    P : Oh. Bien. Mon père était équarrisseur, il rapportait ses tabliers de plastique à ma mère pour qu'elle les nettoie. Je me souviens de ces tenues, éclaboussées de sang noir. Dans ces flaques charbonneuses on devinait encore l'éclat vital du rouge ; le reste était d'une propreté irréelle, et sur l'étendage, le plastique était éblouissant. Oh, je me souviens : je pensais aux agneaux qu'il débitait, en série. A l'époque, je pensais qu'il les tuait. On m'a expliqué un jour que son métier était de découper les animaux tués par d'autres – qu'on appelait les « tueurs ». Je trouvais ça moins fascinant, un peu nul même. Et ma mère lavait les traces de ses crimes innombrables et flanquait les tabliers dehors, pendus au soleil. De grands rectangles blancs éblouissants. Mais pas le blanc que j'aime, pas le blanc du vertige, ni même celui du deuil, paradoxalement. Le blanc du carrelage et du scalpel. C'était ce blanc hier. Mais tu vois  je travaille, je bosse, je joue. Je me remets à l'œuvre. A force de repentirs, le blanc reprend vie, s'atténue, s'efface.

    E : Du blanc qui s'efface ! Au profit de quoi ? Du blanc de la toile ? On  n'en est pas à une absurdité près.

    P : Parfois, l'art, c'est aussi inconcevable que de la physique quantique.

  • 2967

    Toute la vie qu'on engouffre sur la toile, malheureux, si j'arrête de peindre ? Mais vous allez disparaître, bande d'ingrats ! Toute l'humanité disparue d'un coup, absorbée dans un trou noir ! Moi, je vous raconte et vous fais vivre grâce à mes surfaces blanches. Voilà pourquoi tout est là, sur la toile, accompagné par ma pensée dans le vaste projet du blanc. Tout y est concentré. L'inverse du trou noir ou son origine : le big bang du blanc. Le big blanc !
    Bon, allez. Reprenons. Ça vient bien. Je le sens. Vous m'écoutez dire que ça avance, que ça progresse, hein ? mais il n'y a que les battements de mon cœur ou le souffle de mes narines. Des mots sont formulés pour raconter ce rien, et vous faire participer à mon aventure intime. Une sonde plantée dans mon cortex, avec des câbles et des neurones qui se baladeraient d'un univers mental à l'autre. On m'ausculte, on me sonde, on m'observe, ça alors ! Pas grave, c'est dans ma tête aussi. La lunette astronomique fixée sur le petit dieu assis, les fesses au froid sur son astéroïde, l'auréole réchauffée par une étoile rouge.
    On guette la naissance de mes pensées, l'apparition de la vie. Il faudra déduire la composition chimique par réfraction de ma lumière dans le spectre des ondes radio que mon aura propage et découvrir... de la source au tarissement de toutes les intelligences. Le parcours de la lumière à travers le vide. Les ondes dispersées, évanouies dans l'immensité. L'appel froid des astres, perdu, accueilli par personne.

    Qu'est-ce que je raconte ?

    Je pense, pendant que je crois ne penser à rien. Mes hasards de nacre produisent sur la toile ce... frémissement sous le jour qui me procure une sensation de bonheur, de plénitude, je sais que j'y suis.

  • Les Nefs de Pangée - une lectrice au fil de tweeter.

    Très heureux de l'apparition du mot "poétique" pour qualifier mes "Nefs". Parce que j'ai essayé, justement, qu'elles le soient.

  • 2965

    P : Elle devinait les moments où il fallait me laisser seul.

    E (chantant) :
    Je la revois.
    Sous la fenêtre, les courbes imbriquées
    Les briques des os et des muscles
    Sur ces arches, des salves de lumière
    Ou des matins frêles

    P : Oui.

    E et P (ensemble mais mal accordés) :
    Et ta main, ton œil
    Dans ce simulacre
    Épousaient cette route
    Et ta main, ton œil
    Délayaient une ombre sous le sein
    Jetaient un éclat sur la hanche

    P : Je faisais de beaux nus. Les beaux nus qui plaisaient à ma maman. C'était rassurant. Mais regarder l'horizon de sa vie en se disant qu'on ne fera que ça jusqu'à la mort : fatal, désespérant, je ne sais pas si les gens se rendent compte.

  • 2964

    Et cette enfant vêtue d'une capeline bariolée, debout bras tendu pile au milieu de l'arc-en-ciel, ne dirait-on pas une flèche prête à être décochée vers le zénith ?

  • 2963

    C'est une guerre étrange en ce que les batailles s'organisent ainsi : d'éventuelles victoires se déroulent là-bas, tandis que toutes les défaites ont lieu ici.

  • 2962

    Tu fus mon modèle. Sur beaucoup de points. Et pour le nu, le modèle indépassable de tous les modèles. L'étalon de tous les corps. Après toi, pas besoin. Je connaissais si bien ton corps, je l'avais peint et croqué de tant de manières.     Dressée face à moi, insolente ou lovée dans un fauteuil, ramassée comme te protégeant du déluge, arquée, pliée, étendue. Étendue souvent : j'aimais cette pose, j'aimais cet abandon. Tes yeux divaguant, tes mains dénervées lourdes au sol au bout des bras, ton corps s'arrêtait de vivre. Inerte, irriguée de bleu sous la fenêtre voilée. Je peignais un présage. Je le vois maintenant. Il n'y avait pas plus impudique que cette défaite des membres, ces lèvres que je te demandais de laisser ainsi, entrouvertes avec si possible la sidération du dernier souffle. Et je me délectais de ce symbole. Et tu te prêtais à cette farce.

  • 2961

    P : Il m'arrive de produire du beau facile à voir, de la beauté de surface. Le beau fait du bien, il y a de la bonté dans la beauté, j'en suis convaincu. Je passe par le beau pour arranger un monde dérangé. Je suis un peintre qui guérit, un chamane. Oui. Absolument : un chamane ! Je soigne les âmes. Je me dis ça, parfois.

    E : Tu trouves que le monde est beau ?

    P : Oui, quand il recèle une fin, une tragédie. Il y a du tragique dans la beauté, savoir la corruption des choses. Le grain de la mort sous la peau. Je perçois cela. J'en suis le messager.  

    E : Une lourde charge...

    P : Mon métier, voilà tout. Mon destin.

    E : Ta fonction

    P : C'est vrai, je disais : ma fonction. C'est ça. Ma fonction, rien de plus. Finalement, ce n'est pas compliqué d'être sincère. Il suffit de suivre sa nature. Tiens, regarde prends goûte ! C'est obscène une peinture, une peinture sincère, celle où j'ai plongé tout entier, sexe et tête. 

  • 2960

    Imagine. Le petit Kal-El a atterri en Syrie. Il est élevé dans l'idéologie du califat. Pas de bol, hein ?

  • 2959

    Elle disait :
    « Tu sens cette place
    Que je creuse en moi ?
    Tu sais, ces vides
    Où je t'invite à respirer
    Les pleins que tu saisis
    La saillie de tes os contre le calice de ma chair
    Tes duretés qui sculptent mes béances
    Ta voix qui me refouille et me détaille
    La pulpe de mon centre où bleuit l'empreinte de tes dents
    Tu sens cet espace ménagé pour toi ? »

  • 2958

    Même nu dans mes nuits, je peins. Je tends les bras, l'air s'imprègne de lait, Vaste soupe, Voie lactée dans quoi tous les délires s'épurent. Je travaille. Je joue, je bosse.
    Seul et entouré de tous.
    J'étais là, allongé au milieu de mes petits soldats, des centaines. J'en avais des centaines. Je collais l'œil au parquet et mes petits soldats se muaient en figuration hollywoodienne. J'entendais, en vrai, la vocifération des foules. Et leur clameur innombrable résonnait dans le tout petit espace de ma chambre. J'étais vide dedans ; et autour c'était plein. Il y avait des héros, des lâches, des traîtres, des luttes, il y avait des récits. De la vie. Toute cette vie éclairée par la lumière, sous le lit, son reflet sur le parquet. Toute la vie mangée par la fournaise du blanc.
    Alors, redouter l'intrusion des parents. La brutale irruption qui brise la coquille, le froid soudain, la mise à nu de mon univers. Et comme quand j'étais enfant, ensuite, quand tout est fini, que c'est mort pour moi, c'est comme si j'avais fait une bêtise : la peur du jugement, la même timidité que celle du gamin que j'étais.

  • 2957

    Dents serrées sur le silence. Tout entier dans la toile. Le temps, évanoui. La solitude de l'enfance qui se prolonge, les marmonnements incessants de mes rêveries qui respirent encore tandis que je travaille. Pareil dans ma chambre d'enfant, pareil. Dans ma solitude de gamin avec cette sensation de vague, de mollesse. Cette espèce de vertige où je me vautrais. Le même matelas d'ennui généreux dans lequel on est si bien ; le même ici, dans l'atelier. Me voici dans ma chambre, me voici avec moi enfant, me voici moi enfant, et je bosse, je joue, le monde est dans ma main, et je joue avec. Là, je suis entier, là je suis peintre, oui. Entièrement, complètement, je ne suis rien d'autre. Ou peut-être même pas : je suis ce que je suis en train de faire. Le pinceau c'est moi, la toile c'est moi.

  • 2956

    La sensualité de la pâte sur la toile. J'adore ça. Tu aimais ce moment, hein ? Tu me regardais. Je te laissais me regarder. Toi seule : personne d'autre après toi. Tu me regardais moi, en fait ; pas ce que j'étais en train de peindre. Voilà pourquoi c'était supportable. Tu souriais ; je me souviens de ton sourire. Une si grande sérénité dans ton sourire qu'il y coulait une angoisse. Et puis, il t'arrivait de t'endormir pendant que je travaillais. C'était reposant, comme la présence d'un chat. Concentré sur ma toile, je ne prenais pas tout de suite conscience de ce qui se passait ; mais je sentais sur moi l'épaisseur d'un silence. Je jetais un œil : tu t'étais endormie.

  • 2955

    Nous avons la capacité de voir grâce à l'opacité d'un certain organe, à l'arrière de l’œil, sur quoi se fixe l'image que le cerveau pourra ensuite analyser. Sachant cela, on réalise que l'homme invisible est aveugle. Il ne peut donc même pas être sûr de ne pas être vu, n'ayant aucun moyen de le vérifier.

  • 2954

    Je ne voudrais pas d'un superbe isolement
    Je ne voudrais pas d'une beauté étrangère au monde
    Je maudirais de tels masques
    Je ne veux que d'un creux où planter une source
    Je ne veux
    Je ne veux que d'un axe
    une place d'où je vivrais le monde
    Un centre
    Et moi qui serais là
    Mon île, mes racines, ma chambre d'enfant. Ma solitude, ma liberté. Puisque le lieu de mon travail c'est le temps que je me donne, mon atelier est partout avec moi, je suis partout dedans, dans le lieu solitaire où palpite mon enfance.
    Je ne veux que d'un creux où planter une source
    Je ne veux que d'un axe
    Un centre
    Et moi au centre de ce centre

  • 2953

    Ma paume suit la courbe des balançoires
    L'ellipse des satellites
    Mon coude et mon épaule enchaînent des arcs
    Mes doigts égrènent les aspérités de l'horizon
    Mon dos
    Mes pieds
    Mon bassin
    Balancés tous, en cascade
    Comme la cime de l'arbre dans la houle des nuées

  • 2952

    Marche, suis-moi
    L'émail de tes iris posés sur mes viscères
    Je vais lent, sans rythme ou bien un souffle
    Et quand je me retourne
    Que je suis à toi
    On se fond l'un l'autre
    Nos organes embrassés, dissous, moindres
    Asséchés bientôt
    Ténus fins dans la lumière mordue par l'étau
    Nos ombres percées arrêtées par l'angle
    Ouvertes sur le cercle de la main
    La nuit enfin roulée, coupée d'un arc blanc
    La nuit et ses ocelles dispersées sur la peau.

  • Contes horrifiques

    Il avait bien perçu, dans la voix de sa mère, une intonation étrange, comme si elle s'adressait à quelqu'un d'autre. Puis elle lui fit une remarque sur une femme qu'il ne connaissait pas, à propos d'une ville qu'il aurait traversée avec cette femme-là, alors qu'il n'y avait jamais mis les pieds. Quand le téléphone sonna, il crut trouver une diversion à son malaise grandissant, mais à l'autre bout du fil, une voix masculine inconnue lui souhaita un joyeux anniversaire en l'appelant Terrence. Ce n'était ni son nom, ni son anniversaire. Et là, il réalisa qu'il discutait dans une langue mystérieuse qu'il semblait soudain maîtriser parfaitement. Il y eut un énorme bruit de déflagration dehors et sa mère en tremblant s'exclama dans cette langue inconnue : « Mon dieu, qu'allons-nous devenir ?»

  • 2950

    Guiguisé, chetaillisé, je trouve heureusement le réconfort souverain de la doucisation.

  • 2949

    Le ballet comique de la Reine fut d'une grande modernité en son temps (soit il y a près de cinq siècles.) La première manifestation de ce qu'on nomme aujourd'hui la transdisciplinarité. Théâtre, musique, danse, tout cela mêlé en un récit continu de six heures… à quoi on peut ajouter le pragmatisme plus ancien qui fait d'une œuvre artistique un message politique et une réalisation de prestige. Ce "Balet de la Royne" et le livre qui en restitua le déroulement en détails est le sujet d'un texte de commande que je dois rendre le 1er septembre. Je funambule entre pression (que dire de pertinent ?) et sereine conviction (je sais que je vais m'en sortir).

    Plus de pression que de sereine conviction, pour être honnête.