La phrase qui tue : « j’ai une idée de roman ». Jean Dutour s’exclamait à ce sujet (après d’Ormesson, décidément, vous allez croire que ma culture est exclusivement académique) : UNE idée ! les cons, s’ils savaient le nombre d’idées qu’il faut pour faire un roman (cité de mémoire par Christian Degoutte, auteur d'un excellent roman : Trois jours en été).
Quand j’ai vraiment découvert l’écriture romanesque (après un essai infructueux intitulé « Juste le regard du chien ») en m’enchaînant à « A la Droite du Diable », j’ai justement découvert cette vérité époustouflante : une phrase = une idée. Le nombre d’idées, en effet, qu’on peut alors dispenser dans un roman ! J’étais émerveillé d’avoir un tel outil à ma disposition. L’écriture de nouvelles, que je concevais comme une mécanique concentrée sur l’efficacité d’une fin (j’ai changé depuis, bien sûr), ne m’avait pas ouvert le même champ d’expression, la même liberté.
Il ne faut donc pas « une » idée pour se lancer dans un roman. Il faut d’abord un sujet, c’est différent. Et ce sujet, parfois secondaire (est-ce que Moby Dick est vraiment l’histoire d’une chasse à la baleine ?) doit s’appuyer sur une motivation, un engagement, quelque chose de profond, de vital, d’essentiel, qui vous préoccupe, vous habite, noircit vos jours ou illumine vos nuits, fait de vos heures la constante interprétation d’un questionnement où se joue votre vie. Sans cela, sans cette tension qui vous relance incessamment sur l’écran ou la toile, à quoi bon créer, comment créer, peut-on même se permettre de créer ?
Je peux parler d’obsession, même si l’écriture, justement, permet d’en atténuer les effets. Quelles sont ces obsessions, qui me tiennent depuis toujours devant une feuille de papier, une toile, un écran de montage ou un traitement de texte ?
Pêle-mêle : le faux, la trahison, la manipulation, les arcanes trop complexes pour être perceptibles, les rouages qui nous dépassent, la nature humaine capable de changer d’idéal, de renoncer à ses principes, la fragilité de la démocratie, sa force aussi, la séduction des dictatures, la mort, la maladie, la solitude, l’exil, la miséricorde, la tendresse, la bonté, la brutalité, la mémoire, la disparition des choses, leur dissolution, l’identité, la culture, ce qu’est une culture, comment elle naît et meurt, la science, l’eschatologie, la mythologie, les religions, l’art, la fabrication de l’art, sa place dans la société, la définition de l’humain, etc. Que des types de pur divertissement, comme on voit.
Il m’a fallu du temps pour analyser ce que je fais et discerner comment, même dans des travaux de commande, je revenais à ces quelques thèmes, et les traitais sous un angle nouveau à chaque fois.
Il est né une peur, quand j’ai pris conscience de cet aspect obsessionnel. Celle du tarissement. Est-ce que j’ai encore quelque chose à dire, après 7 ou 8 romans (ce qui doit faire bien rire les auteurs qui ont derrière eux une centaine de livres) ? Inquiétude précipitée par un échec récent, un récit ambitieux à multiples niveaux de lecture, que je n’ai pas su maîtriser et que j’ai abandonné, la mort dans l’âme. J’ai eu la lucidité de voir que je revenais sur les thèmes de la démocratie et de la brutalité, sur la place de la transmission par l’écrit, sans me surprendre, sans apporter rien de nouveau. Ce n’est pas la seule raison de l’abandon, mais c’en est une. Heureusement, un nouveau défi, lancé par un ami sur un argument absolument magnifique, m’a vite remis en selle. Et c’est le thème de la mort qui est exploré, avec celui de la mémoire, des traces discutables que laissent les écrits sur les personnes disparues (enfin, il y a beaucoup de choses, n’en discutons pas maintenant).
Finalement, c’est par la BD, grâce à la demande de JW, que le thème de la démocratie, lié à celui, qui m’est cher, de la séduction des dictatures, est revenu d’une façon pertinente sur ma table de travail. Mais nous en reparlerons.