En attendant le 25 avril, et la représentation du "Rire du Limule", je vous livre en exclusivité la scène suivante, supprimée dans la version qui sera jouée au théâtre de Roanne. François et moi nous l'aimions bien, ainsi que certains acteurs, mais, rien à faire, impossible de l'intégrer dans le patchwork pourtant hétérogène de la pièce. J'ai eu beau la réécrire, la réécrire, François a eu beau chercher un angle, une manière, un jeu... Cette scène résistait. Finalement, nous avons résolu de la supprimer définitivement, comme cinq ou six autres, je ne sais plus (mais là, François a été beaucoup plus clair tout de suite : elles ne lui plaisaient pas. Point). Tiens, je vais peut-être les disposer ici, dans les jours qui viennent. Pour pas gâcher.
Thot approche d'un groupe en train de discuter tranquillement, choisit tel ou tel, écarte un homme, une femme, sépare un couple impitoyablement, éloigne avec brusquerie l'un d'eux, renvoie carrément un autre. Certains renâclent, mais la plupart, dociles, se laissent expulser sans un mot. L'un d'eux, au public : « Vous ne dites rien ? » Il hausse les épaules, se résigne, dans l'indifférence générale.
Ra s'aperçoit que la table est bancale, et se met dès lors à tenter une réparation. Thot l'observe. Ra met du temps, soupire, reprend, se trompe, est sur le point d'abandonner, puis revient à sa tâche. Thot ricane.
Ra : «Ne te moque pas. »
Thot : « Je veux bien, mais tu es risible, mon ami. Tu ne sais rien faire. Le moindre geste te prend une plombe. »
Ra : « Peut-être. Je ne vois pas le problème, si j'ai une plombe pour le faire, le geste. »
Thot : « C'est ce côté médiocre assumé qui m'agace vraiment chez toi. »
Ra : « Le monde serait pire sans les médiocres. »
Thot : « C'est idiot. »
Ra : « J’ai longtemps assisté au spectacle de la frénésie des plus « efficaces » d'entre nous, l'énergie qu'ils dépensent pour partir plus loin en vacances, acheter de plus grandes piscines ou manger moins gras, s'acheter de plus grosses voitures et des dents alignées, dépasser les collègues, performer, optimiser, qualifier. Tout le monde s’acharne à faire les choses au mieux, mais en réalité, la dépense d’énergie et de talent, c’est scientifiquement prouvé, équivaut sur le long terme aux résultats des plus incompétents ; les deux s’équilibrent. Bref, je suis convaincu que le bilan de l'efficacité est négatif à l'échelle individuelle, quand elle n’est pas compensée par l’effet modérateur des médiocres. »
Thot : « L’effet modérateur… »
Ra, qui s'échauffe : « Reporté à l'échelle des nations, la compétence comporte aussi des dangers ; mais d'une autre nature. L'efficacité divise, elle scinde, partage, elle ne cimente jamais. Elle permet de distinguer avec plus de netteté ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas ; elle permet d'isoler les éléments improductifs, les tarés et les feignants, elle détermine des talents, des aptitudes et des assuétudes, elle sépare les gènes positifs, choisit les races supérieures. Elle fait le tri dans l'énorme matériau humain. La compétence et l'efficacité sans frein mènent tout droit aux camps de la mort. »
Thot : « Ze démonstrachîeun »
Ra : « Heureusement, les faibles, les maladroits, peuvent à tout moment faire capoter, ou au moins ralentir le grand projet des forts. Heureusement, l'humanité a sa réserve naturelle de médiocres qui la retient de foncer dans le mur avec le moteur surpuissant que ses éléments les plus intelligents ont su lui construire. Voilà pourquoi je dis que les médiocres, depuis le début des temps, ont sauvé l’humanité. Oui, le monde serait pire sans les médiocres.»
Thot : « Pfff… »
Ra : « Mais enfin, regarde ce qui se passe : on va dans le mur ! Des gens supra-intelligents, des cerveaux extraordinairement efficaces et pointus nous entraînent vers la fin du monde ! et tu sais pourquoi ? Pas parce que l’intelligence et l’efficacité sont nuisibles a priori, mais parce qu’on les a laissé seules, parce qu’on a évacué toute forme de maladresse et de naïveté dans les processus de fabrication, dans les mécanismes de décisions, parce qu’on n’a pas compris que la médiocrité, l’erreur, la faute, étaient les ressorts naturels de l’évolution des choses. Je dis : vive l’inertie, vive la lenteur, vive les défaillances, les arrêts, les contre-temps, vive l’inefficacité. Vive la médiocrité !»
Ra s'en va. La table est toujours bancale. Thot émet un grognement d'exaspération devant ce résultat pitoyable. Un des « exilés » du début, revient. Thot l'observe, sur ses gardes. L'exilé pose sa joue sur la table, la caresse, dit « Parfait. » et s'étend sur la table pour dormir.
Ra hausse les épaules, et sort.