Les gens vivaient, entre la peste, les famines, les interdits, les maladies et les guerres, l'enfer chaque jour. Malgré ça, on les rendait coupables assurément, on leur promettait après la mort, un enfer encore plus terrible. Ils n'ont certainement pu tenir que grâce à la certitude que, bon sang de bonsoir, les temps à venir seraient forcément meilleurs. Et nous voici, à saluer la mémoire de tous les cocus de l'Histoire.
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In memoriam
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Témoins que rien
Les amis que je connais ne s'enthousiasment généralement pas à la vue d'un couple de témoins de Jéhovah. Au mieux, ils remercient et déclinent toute offre, fut-elle divine ; au pire, ils les envoient se faire bénir ailleurs et claquent la porte. Je ne suis pas d'accord. Quand ces valeureux porteurs de bonne parole débarquent chez moi, c'est la fête. Je les accueille, les enveloppe, les cajole, les invite. Ils entrent, heureux et innocents, peut-être un peu décontenancés par cet enthousiasme inhabituel. Là, je pose une Bible sur la table, et j'attaque par la Genèse. Que pensez-vous du déluge, de la soumission de la femme, de l'interdiction sournoise de Dieu en son jardin, de Sodome et Gomorrhe ? Quelle est cette justice qui avorte des milliers d'enfants innocents, qui éradique une ville entière, etc. ? Je les tiens ainsi jusqu'à ce qu'ils regardent autour d'eux, perdus, cherchant une issue. Je les tiens encore, quand ils se lèvent pour me saluer, me remercier mais il va être l'heure de manger, je les tiens encore sur le seuil, dans la rue, leur propose de revenir c'est dommage on n'a pas fini. Je n'ai malheureusement effectué ce pugilat que trois fois dans ma vie et je manque donc de pratique. Cependant : trois combats, trois KO.
On peut me trouver cruel et peu charitable, et on pourrait soupçonner une intolérance envers les croyants. Ce n'est pas ça. Ce que je déteste, c'est le prosélytisme. Je ne vais pas frapper aux portes pour expliquer que je détiens la vérité ou que l'athéisme est un bienfait. Donc, quand un de ces braves enchristés vient frapper à ma porte, j'estime que la guerre est déclarée, et je lutte avec mes armes. Ite missa est. -
Ce qu'on sait déjà
Certaines expériences de physique simple sont à la portée de tous. Il existe des antagonismes dont nous imaginons les effets, par anticipation. Par exemple, la lecture et le bain sont incompatibles, et un livre de Pierre Jourde coule comme n'importe quel Marc Lévy au fond de l'eau, même parfumée, et ses pages collent l'une à l'autre comme n'importe quel papier. Autre exemple : l'électronique audiovisuelle se remet très lentement d'une aspersion de café matinale. Sans l'avoir expérimenté, on le devine. Et en effet. Ensuite, on peut en déduire des statistiques sur la fréquence des accidents domestiques (pourquoi tout ça en l'espace de quelques heures ?) et sur le handicap d'avoir été créé avec deux mains gauches.
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Nos futurs et Lucifer Elégie
Paru chez Sang d'Encre, le recueil "Lucifer Elégie" suivi de "Nos Futurs" a inspiré deux rencontres.
La première aura lieu chez l'ami Christian Degoutte, écrivain et poète, chroniqueur et spectateur attentif des éditions de ses compatriotes. Dans cette idée, il invite donc Alain Crozier, pour son récent "Chants d’un oiseau de nuit", à lire des extraits de son travail. Cette lecture croisera celles que je ferai de "Nos futurs", et il se pourrait bien que j'ajoute un court extrait de "L'Affaire des Vivants". Nous disposons d'une demi-heure chacun pour bercer notre auditoire de nos textes.
Cela se déroulera en toute simplicité, dimanche 7 septembre à 18 h à Commelle-Vernay, chez Christian Degoutte, donc, au 19 Impasse des boutons d’or.
La seconde est organisée par la Médiathèque de Roanne. Elle aura lieu vendredi 12 septembre, à 19 heures, en présence de Jackie Platevoet, l'éditrice de Sang d'Encre, et de Corie Bizouard, qui m'a fait le beau cadeau de son travail sur ce recueil. La lecture de mes textes se produira, entourée des œuvres de Corie, et accompagnée par la musique de Jérôme Bodon-Clair.Je vous espère nombreux.
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Nouvelle - Poisson noir
Il m’avait fallu choisir à l’époque entre ces deux galeristes. C’est idiot, j’aurais pu ne pas le faire, mais je m’y sentais obligé, comme quand un couple d’amis se sépare ; et c’était un peu le cas. Associés d’abord, Marc et D. se disputèrent et Marc créa sa propre galerie, tout près de celle qu’il partageait avec D. auparavant, manifestant ainsi une volonté d’en découdre -par delà la soudaine inimitié- sur le terrain économique. J’étais un ami de longue date de Marc, je choisis de continuer d’exposer chez lui. Mais mon histoire n’est pas celle-ci.
J’ai toujours passé d’agréables moments avec Marc et avec Gaby, son épouse. Ils formaient un couple attentif, accueillant et sûr en affaires ce qui, pour un artiste incessamment en délicatesse avec les forces de l’argent : banques, commerces et fisc, n’est pas négligeable. Les discussions du soir, une fois les matières économiques rapidement passées en revue, s’attardaient sur les autres artistes, l’art en général, la vie et la mort.
Marc perdit son père et nous fûmes quelques semaines sans nous voir. Et puis, Gaby m’appela pour m’inviter chez eux. Elle répondait ainsi aux lettres de sympathie que j’avais adressées à Marc, quelque temps avant. Marc n’allait pas mal ; il se remettait. Il m’apprit que, la veille du décès de son père, il avait fait un rêve où ils étaient ensemble à la pêche, au bord d’une rivière qu’ils fréquentaient pendant son enfance. Le rêve avait basculé dans le cauchemar quand son père saisit quelque chose, et retira de l’eau un lourd poisson informe, monstrueux, à la fois noir et comme cuirassé. Marc se réveilla sur cette vision affreuse qui le laissa angoissé la journée entière. Le soir, on lui apprenait que son père allait très mal. Quand il arriva à l’hôpital, distant d’une centaine de kilomètres, il était trop tard.
La vie reprit son cours. La galerie de Marc proposait infatigablement une demi-douzaine d’expositions par an. De l’extérieur, il semblait que tout allait bien. Même moi, l’un de leurs proches, censément au fait de leur train de vie, j’étais dans l’illusion d’un couple à qui tout réussi, qui voyage et multiplie les bonnes affaires. Ils lancèrent une galerie à New York. Un fétu de paille. Les difficultés commencèrent à se faire sentir ; les artistes eurent de plus en plus de mal à se faire payer. Pour moi, il se trouve que j’étais passé à autre chose et, par chance, je n’exposais plus, ce qui m’évita de me fâcher avec Marc. Il y eut des rumeurs de ruine. Le galeriste voisin et ancien associé, D., se comporta de façon correcte. Il ne jeta pas d’huile sur le feu, énonçait sans amertume des regrets quant à leur mésentente qui avait nui à tous deux, et finirait par emporter le moins pertinent, à savoir Marc.
Un soir, revenant de chez un de ses artistes, Marc manqua un virage et se tua. On parla, compte tenu des problèmes financiers bien connus, de suicide. J’étais persuadé qu’il n’en était rien et, par la suite, j’essayai de protéger Gaby de telles insinuations. Malgré tout, il fallut fermer la galerie et je vins plusieurs fois lui donner un coup de main. Elle était épuisée, effondrée bien sûr, mais Gaby tenait le coup. Je me rendis compte que je n’avais pas mesuré la force de ce petit bout de femme, tant elle vivait dans l’ombre de son mari. Un soir, tandis que nous classions des dessins, je découvris une grande mine de plomb. Gaby était à côté de moi à ce moment. Cela représentait un énorme poisson, monstrueux, difforme et noir, gueule ouverte sur une sorte de cri. Une force terrible. J’en étais abasourdi. Gaby m’expliqua : « C’est ce dessin que Marc est allé chercher le jour de l’accident. »
(d’après une histoire vraie). -
La bombe Brelin
Un soir d'hiver 1853, Camille Brelin fut le premier à tester la bombe du même nom, dans sa cuisine. Le fait que ni les voisins, ni même sa femme qui cousait dans le salon tout près, n'ait entendu la moindre déflagration, explique qu'on n'ait jamais rien su de cette extraordinaire invention.
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Troisième langue
Un latiniste et un helléniste se rencontrent. Force est de constater, avec un brin de déception, qu'ils se parlent en français.
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Mauvaise pente
Les pyramides, quand on y songe, quel échec ! Toutes ces tentatives pour faire tenir ces constructions sur la pointe et qui sont toutes, inévitablement, retombées comme des culbutos.
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La machine
Ludivine présenta, hier soir, ce modèle étonnant, dont l'avant présente une sorte de flanc qu'on peut aussi bien prendre pour l'arrière qu'on ne distingue d'ailleurs que difficilement du dessous. Outre la compréhension du fonctionnement de l'engin, sa manipulation est rendue plus délicate par son poids de cent-vingt kilos et son envergure de treize mètres, son absence de anses, de prises, de moteur et de roues. L'objet sent très mauvais si on ne le lave pas deux fois par jour. Il est aussi dangereux de ne pas replier chaque soir les tubes qui en sortent aléatoirement, et il ne faut pas le laisser dehors car il se déforme et fonctionne moins longtemps. Cependant, cinq adhérentes sont reparties avec un modèle (le vert à diodes rouges a été choisi par toutes, au détriment de l'orange à diodes bleues), dans le but de faire un essai, et convaincre leur époux de vendre la maison pour l'acquisition définitive de l'objet. Rappelons que le gouvernement angolais, les égyptologues du CNRS et les grands sites de forage de la mer du Nord ont été les premiers à disposer de l'appareil et l'ont définitivement adopté. Le fabricant rappelle toutefois qu'il n'a effectué aucun test de son produit dans aucun domaine et prévient donc toute attaque en justice qui voudrait le rendre responsable d'une quelconque insatisfaction dans le résultat escompté.
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Nouvelle - L'absent
A la mort de maman, j’avais des tas d’ennuis. Je venais de quitter mon boulot et François (puisque le deuxième me fournissait le premier) ; pareil pour l’appart’ où nous vivions ensemble, vu que c’était le sien. La mort soudaine de ma mère est venue en point d’orgue sur cette cascade d’emmerdes.
D’ailleurs, j’ai la poisse, de façon générale. Mon père est mort quand j’avais seize ans ; mon frère adoré, qui avait vingt ans à l’époque, s’est barré de la maison deux mois plus tard, après une ultime dispute avec maman. Faut dire qu’elle était devenue insupportable. Depuis, plus jamais de nouvelles. C’était il y a longtemps, mais la blessure est toujours vive au fond de moi. Maman aussi a eu du mal. En fait, plus rien n’a jamais été comme avant. Elle s’est enfermée dans le silence, ne voyait plus personne. Je n’ai pas attendu la majorité pour aller respirer ailleurs. Dès que j’ai trouvé un type assez cool pour me prendre avec lui, je me suis barrée. Maman avait l’air aussi soulagée que moi de me voir partir. Ça aussi, ça m’a fait du mal : je me suis rendue compte qu’en dehors de Seb -mon frère- personne ne comptait pour elle. Après sa disparition, plus rien n’avait d’intérêt à ses yeux. On se voyait peu, je lui téléphonais de temps en temps. Jamais elle ne m’appelait.
Et voilà, j’ai hérité de cette maison où elle a vécu seule pendant vingt ans.
J’avais essayé de la vendre, mais beaucoup de gens reculaient devant le mauvais état de la villa. Et puis dedans, il y avait tout ce bordel que je n’avais eu ni le temps, ni le courage de débarrasser. Je suis comme ça, faut pas se mentir : une feignante. Finalement, la maison me servirait de dortoir en attendant de retrouver un boulot, de prendre un nouvel appart’. Deux-trois mois à vivre au milieu du passé, je pense que c’est jouable. La chambre de Seb était restée inviolée comme une tombe, tout était en place, du poster défraîchi aux bouquins poussiéreux. Pas envie de dormir dans son ombre. Ma mère avait réquisitionné ma chambre pour entasser des vieux meubles, des bouteilles de gaz, tout et n’importe quoi. Je n’y étais pas rentrée depuis mon départ.
Je me souvins de l’ambiance terrible des derniers temps, quand j’entendais ma mère cogner sa tête contre la cloison, longuement, comme une folle. Je gueulais, elle s’excusait, mais elle disait que ça la calmait.
Il n’y avait plus que sa chambre. J’ai tout de même viré le matelas du lit pour coucher dans le salon. Dormir dans le lit où elle était morte, entourée de photos de Seb, ça me foutait les jetons.
J’ai eu du mal à dormir le premier soir, le mausolée à la gloire de mon frère, ces dizaines de photos de toutes les tailles, partout dans la maison, ça me hantait. Je me suis endormie dès que j’ai pris la résolution de tout ranger le lendemain matin. Après le petit déjeuner (je vous passe les détails : l’eau n’était pas rétablie, il a fallu que j’aille acheter des bouteilles à la supérette, à un kilomètre de là), j’ai ouvert en grand les fenêtres partout. J’ai aéré la chambre à la grande surprise des acariens qui n’avaient pas dû voir le jour depuis des années, et j’ai commencé à ranger. Les fringues sentaient le moisi, de la crasse noire s’était développée sur les vitres, j’avais envie de foutre le feu tellement c’était crade. J’ai remisé les photos du vénéré Seb dans des cartons trouvés à la cave.
La cave, là c’était le sommet (enfin, en bas, mais un sommet tout de même), un bric-à-brac monstrueux, commencé du temps de papa qui ne jetait jamais rien, prolongé et multiplié par maman, d’une façon maladive. Vingt ans de récupération de roues de vélos, de paniers crevés, de chaises cassées et de moteur de frigos. Là, je me suis décidée à foutre le feu. J’ai entassé dans le jardin tous les trucs susceptibles de brûler sans trop de fumée. C’était crevant, mais magnifiquement exutoire ! Je me suis juste arrêtée un moment pour manger, en contemplant ce feu de la Saint-Jean que j’avais organisé pour moi seule.
Je n’avais rien de mieux à faire, le chômage assurait le minimum, vivre ici m’économisait un loyer… Je me suis concentrée sur le nettoyage de la maison. La cave se vidait, les pièces du haut reprenaient un peu de couleurs, j’avais arraché les vieilles tapisseries… Enfin, il y a eu cette grosse armoire découverte derrière le capharnaüm de la cave. C’est là que j’ai trouvé les lettres de maman. Des lettres adressées à Seb, où elle lui disait de lui pardonner. Des lettres jamais envoyées, puisque le destinataire n’avait pas donné d’adresse. Il y avait peu de dates, sauf une : quelques mois après la disparition de mon frère. Peut-être la première de la série. Mais aucune indication sur ce qu’elle voulait se faire pardonner. C’était très vague, un peu délirant même. « Tu t’obstines à ne pas me répondre… », « Tu refuses de me regarder, ça me met en colère », « tu devrais manger mieux… » ; comme si Seb était resté avec elle. D’un coup, la solitude de maman, dans cette maison abandonnée, cernée par les photos d’un fils fantomatique, m’est apparue dans toute son horreur. Elle était devenue folle. Et je n’en savais rien. J’essayais de me remémorer nos conversations. Elle semblait normale, triste mais saine d’esprit. Elle faisait ses courses comme tout le monde, payait ses impôts, était suivie médicalement… Pas vraiment sociable, mais pas non plus marginale. Juste une femme mûre qui fume trop et se méfie des étrangers. Si j’allais la voir, elle ne me parlait pas de Seb, moi j’évitais le sujet, et elle restait muette à boire son thé face à moi, jusqu’à ce que je me décide à partir. Elle ne me jetait pas, mais elle ne me retenait pas.
L’autre jour, François est passé me voir, mine de rien. Je ne suis pas prête du tout à envisager l’avenir avec lui, mais il essaie de me la jouer « soyons amis tout de même ». Il y a tellement de boulot dans cette baraque, que pour la première fois de ma vie je me vois franchement cynique. Je lui ai suavement demandé de venir me donner un coup de main pour, au moins, débarrasser l’armoire monumentale dans la cave. Tout content, il était.
On a décollé l’armoire du mur. « Tu savais qu’il y avait une pièce, là derrière ? ». En effet, c’était muré grossièrement avec du ciment mal lissé, mais on voyait bien une porte condamnée. J’ai serré le bras de François, j’avais peur soudain. Il m’a regardée, d’un regard qui voulait dire : « Tu veux vraiment savoir ? » J’ai acquiescé sans réaliser. Il est allé chercher une masse et a commencé à défoncer les moellons.
Quand le trou a été assez grand, François a braqué un faisceau de lampe torche de l’autre côté. Mon cœur s’est arrêté. Il y avait une masse grise par terre ; j’ai su tout de suite ce que c’était. Qui c’était.
Seb. Ma mère l’avait enfermé là, des années auparavant, et l’avait laissé mourir. Pour qu’il ne la quitte jamais je suppose. Et moi, j’ai réalisé soudain que ce n’était pas ma mère qui cognait sa tête contre la cloison de ma chambre, autrefois. C’était Seb qui appelait sa sœur au secours. -
Frère M.
Le frère M. était désolé de tous côtés. Une désolation que nos cerveaux d'adolescents attardés ne pouvaient concevoir et qu'il me faut une analyse adulte pour enfin la mesurer. Nous étions absolument vivants ; il était noyé dans l'encaustique des bancs d'église. Nous étions des chansons et des farces ; il pistait des scélératesses et des perversions. Pas Frolo ni Savonarole, certainement pas, pas assez romantique ou assez cérébral pour cela, mais un prescripteur confit, dressé par des générations de peurs bigotes et malheureux -mais curieux- des vices de ces temps, déversés débordant bouillonnant autour de nous, de nos lectures et de nos jeux. Pas obsédé, pas taré, pas malsain, mais étriqué, dépassé, désolé en somme, disais-je. Il avait pour moi l'attention incrédule qu'on a pour les cas. J'étais un cas. Nul autant que c'était possible, je me révélais par exemple, dans un exposé sur l'origine de l'univers, l'astronomie, l'histoire de la terre, la préhistoire, embrassée d'un coup d'aile en une démonstration, ou bien au catéchisme, que les autres subissaient servilement, tandis que j'y buvais un nectar semblable à celui de toutes les mythologies où je puisais mon catalogue d'histoires, mes scénarii de films ou de BD. Il y eut une année, particulièrement, où le frère M. m'adora.
Décidé à être absolument conforme à ma réputation de cancre, j'avais abandonné toute velléité d'améliorer mes notes. Elles n'étaient peut-être pas mauvaises dans certains domaines, mais c'est qu'alors, sans effort, je parvenais à m'y maintenir. Pour le reste, mon classement dévalait une pente apparemment insondable. Il y avait le problème des soirs d'étude. A l'internat, sous le regard sourcilleux de frère M., il fallait bien que je trouve une occupation, un loisir, que je pourrais pratiquer au détriment de mes devoirs mais qui ne me vaudrait aucune remontrance. Je ne sais comment la solution se présenta ; elle fut sans doute immédiatement évidente. Au fond de la salle, il y avait une petite bibliothèque. J'avais déjà consommé « la case de l'oncle Tom », « les lettres de mon moulin », les Pagnol, tous les « Signes de piste » et les souvenirs de madame de Sévigné, les soirs au dortoir ou les mercredis après-midi. Il restait la Bible. J'ai dû d'abord l'ouvrir par curiosité, conscient tout de même du manège de frère M., qui circulait entre nos rangs studieux. Il dut lever un sourcil, sourire peut-être, reprendre sa déambulation, le cœur bousculé par quelque certitude. J'étais bien sûr le seul à lire la Bible. Chaque soir, toute la semaine, toute l'année, j'ai lu tout l'ancien testament, avec un sérieux de théologien. Aucun besoin de révision, de travail, de rattrapage en mathématique, en physique, en tout, en rien. Une paix royale. Il me suffisait d'ouvrir le Livre, et frère M. passait en souriant. Je n'ai pas fait, croyez-moi, semblant de lire ; je me régalais. Page après page, je découvrais le montage hallucinant, que, coutumier de la fiction, averti des ressorts de la dramaturgie, de la fabrication des héros, des artifices de la construction des récits, je connaissais pour les pratiquer constamment. Je voyais, à travers la solennité biblique, les écrivains au travail, les fabricants de récits à la tâche, je sentais la sueur des fonctionnaires commandités, et pas toujours adroits, d'ailleurs. Dans le souffle du récit, je vis nettement, mais quel âge avais-je ?, les maladresses concernant le héros principal : Dieu. Personnage raté, indécis, branlant, capricieux, adouci ou furieux, injuste toujours. Un imbécile pris au piège de ses propres décisions, les exemples abondent. Il n'y a rien de tel qu'une lecture assidue des textes religieux pour, sinon devenir athée, en tout cas, deviner l'entreprise de fiction sous l'œuvre monumentale et intimidante, l'humain sous le canonique et par là, leur dénier une quelconque transmission divine. Le doute commence par là. A la fin de l'année, j'abordais le nouveau testament, nettement moins rigolo que l'ancien, et déjà enseigné au catéchisme. J'arrêtais là. Les cours s'étiolaient dans une bénévolence de début d'été, les martinets se croisaient dans le ciel, les vacances approchaient. On m'annonça d'autres décisions quant à mon avenir qui, de toute façon, ne m'appartenait plus depuis longtemps. Mais ce fut sûrement l'année où j'avais appris la chose la plus intéressante de ma carrière d'élève. Penser par moi-même. -
Gauloise amère
Vercingétorix, dans son cachot romain, revivait ses grandes chevauchées, ses baignades dans les ruisseaux libres de la Gaule, ses victoires contre l'envahisseur. Et de se voir là, dans une fosse putride à attendre qu'on l'étrangle, lui fit se demander tout de même, ce qui lui avait pris de s'exciter comme ça contre des types qui, finalement, étaient venus construire des routes et établir un commerce florissant. Commerce dont aujourd'hui, probablement, se repaissaient ceux qui l'avaient encouragé à se battre. Il se sentit triste, voire un peu cocu.
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Casse-cou
J'ai failli ne pas dépasser les dix ans :
1/ quand j'ai décidé d'imiter ces mecs en moto qui bondissaient en prenant appui sur un tremplin. Dans le pré, en contrebas, il y avait un rocher dont la ligne ressemblait à ces tremplins. Je n'avais pas de moto, mais n'est-ce pas... J'ai foncé, foncé, et mon vélo a suivi la verticale du rocher, tout naturellement. Je ne sais pas comment je m'en suis sorti indemne, mais le vélo est mort, lui.
2/ quand, me prenant pour Panoramix, je fabriquais des potions magiques avec tout ce que je trouvais, plantes en tout genre, macérées pendant des jours dans une boîte de conserve rouillée. Cela produisait un jus noir avec des taches irisées, que je buvais. J'ai survécu. Je n'ai jamais été malade de ma vie. La force acquise des anticorps, je suppose.
3/ quand je fonçais dans les murs tête la première, pour éprouver cet intéressant vertige qui accompagne le choc. Je me demande si mes problèmes de cervicales ne viendraient pas un peu de là. -
Et peluche si affinités
Seuls visiteurs sûrement depuis des lustres, nous entrons chez ce petit homme solitaire. Connaissant notre amour des livres, il a décidé de nous montrer sa bibliothèque. Une bibliothèque exclusivement consacrée aux sciences, dans tous les domaines. Ma douce et moi nous frottons les mains par anticipation depuis que l'invitation a été lancée : cela fait des années et des années, quarante ans de professorat, qu'il achète régulièrement des ouvrages sur la biologie, l'astronomie, la physique, la géologie, les mathématiques, la paléontologie. Quelle merveille ce doit être !
Nous voici dans le salon comble de rayonnages. Quelle surprise ! Nous ne voyons d'abord qu'une invraisemblable collection de peluches. Les rayons présentent des dizaines d'oursons musiciens, plâtriers, garçons de café ou docteurs, un orang-outang est juché sur l'ordinateur et une énorme girafe encombre le passage. Les livres ? Oui, on les devine, bien là, mais tapis, discrets, remisés derrière les bibelots, inaccessibles, invisibles, dévorés par un peuple de douceur figée, une foule de créatures endormies dans les limbes de la vénération enfantine.
Nous apprenons qu'il s'agit d'une collection achetée pour sa mère, disparue depuis peu. Ce n'est pas une bibliothèque, mais deux mausolées confondus, que nous visitons. Une vie célibataire vouée aux deux amours de son existence, sa maman et la science. Et l'une des deux a triomphé de l'autre, l'a confinée, masquée, réduite, rendue à la thésaurisation d'un savoir stérile. Le petit homme n'est pas malheureux, non, il a concilié ces deux dévorations et y a consacré sa vie. L'appariement insolite des deux collections, tellement opposées dans leur caractère, entre érudition pointue et décoration poussiéreuse, forme le manifeste d'une solitude irréparable.
Nous repartons, convaincus davantage qu'une bibliothèque est un patrimoine vivant qui se partage. -
Plus de pression
Depuis quelque temps, mon éditeur me transmet les éloges et enthousiasmes de libraires, de journalistes (notamment d'un bord politique opposé à mes convictions), d'écrivains, à propos de mon dernier roman. Les invitations affluent, pour des salons du livre, des rencontres, des invitations privées même, à la table d'auteurs prestigieux. Je devrais m'en réjouir, évidemment, mais l'angoisse de telles perspectives dépasse de loin la satisfaction que je pourrais en retirer. La peur horrible de décevoir, que des esprits plus fins que le mien découvrent une imposture, s'exclament, désolés : « le roi est nu ». Et d'ailleurs, de roi, il n' y a pas.
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Préhistoire
Travaillant sur la période révolutionnaire, je découvre au fil de mes recherches que je fouille incidemment les vestiges du passé des protagonistes de mon « Affaire des Vivants », située un siècle plus tard. Ce qui les explique, en fin de compte, et que j'ignorais moi-même. C'est troublant.
Et, une fois de plus, le bonheur incroyable de disposer d'une bonne bibliothèque domestique. Dans la minute, une vingtaine de livres, présents, dociles, offerts, sur le sujet. Une bénédiction. -
La raison du plus fort
Cela faisait plus d'une heure que le gringalet contredisait le colosse accoudé au comptoir, avec un aplomb et une condescendance agaçants. Quand soudain, le géant se répandit en larmes en disant "Oui, j'ai tort, c'est vrai, tu as raison !", les clients du café eurent collectivement une sorte de soupir dans lequel on pouvait deviner un vague regret.
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Cela dit, sans prétention aucune
C’est un mystère, ça, tout de même. Comment, dans un cerveau à peu près normé tel que le mien, peuvent s’échapper des formes qui me dépassent, qui m’enseignent des idées, neuves pour moi-même ? S’il y a une réponse, je serais tenté de la trouver tout simplement dans le temps de maturation extraordinaire qu’est celui d’un texte littéraire. A force de se pencher sur chaque virgule, de réfléchir à l’attitude du moindre personnage, d’entrer dans sa vie et dans ses émotions, à force de revenir et revenir sur une idée, jour et nuit (blanche), des heures et des heures sur une phrase parfois, sur une bribe, un embryon d’idée qui vient de nous traverser, il me semble que nous finissons par produire une pensée plus élaborée que celle qui, d’habitude, nous sert à communiquer avec les autres. C’est peut-être pour cela aussi, qu’un auteur n’a pas toujours les clés pour expliquer son œuvre. Parce qu’elle est issue d’un autre, meilleur que lui-même.
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Questions de temps
Il fait chaud ou il fait froid, ou il fait lourd. Quel besoin avons-nous de consulter le thermomètre ou le baromètre ou un outil de cette nature pour connaître la température ou la pression atmosphérique, c'est-à-dire combien il fait chaud, combien il fait lourd ? C’est humain, sans doute.
Comme cette histoire de température ressentie : comment s'y prend-on ? On fait un sondage ? Monsieur Machin, pour vous, là, il fait combien ? Madame Truc, à votre avis ? Y a-t-il un outil scientifique de mesure du ressenti ? -
A l'origine
Kronix est en vacances. Il ressort les bains de soleil et aère les fonds de tiroir.
Il ne vous aura pas échappé que, contrairement à la hutte primitive ou à la grotte, la maison d'habitation toute en lignes droites, est absolument contraire aux formes de l'homme. Ne cherchez pas plus loin la source de notre mal de vivre.