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  • TROIS VOYAGEURS - 2/9

    "C'était au plus fort de la guerre. En tant que ressortissant espagnol, je pouvais traverser l'Italie sans être inquiété, mais cette fichue pagaille ! Partout des cavaliers piémontais fringants et fiers mais fuyant devant les va-nu-pieds français. Et les soldats de Napoléon, hargneux et meurtriers... ils vous fusillaient la populace comme on remonte une pendule : avec autant de conscience ! J'essayais d'éviter les combats tout en poursuivant mon voyage vers le nord. Belle gageure : c'est là où ça canardait.

    Un jour donc, au coeur d'une forêt que je traversai pour contourner une modeste ville copieusement bombardée, je me trouve face à une grosse compagnie française qui venait au secours de leurs positions autour de la cité. Ils avançaient à travers le bois, baïonnettes au canon. Je ne me sentais pas le courage de discuter avec ces têtes de bois que j'avais vues, la veille encore, embrocher une malheureuse femme et deux de ses enfants. Je fuis donc devant cette troupe fatale et me retrouve au beau milieu des lignes de canons français qui pilonnent la ville. Je ne sais pas trop pourquoi, parce que cette pauvre bourgade n'était déjà plus que son fantôme, avec ses remparts rongés par la mitraille.

    On me voit, on m'interpelle au milieu des coups de canon et de la fumée. Je poursuis mon chemin. Il y avait encore quantité de vergers à peu près en état entre les lignes françaises et celles de défense de la ville. Je me cache, vais d'arbre en arbre, échappe à une sévère escarmouche provoquée par quelques gaillards en civil tentant une sortie... Bref, je parviens à la porte la plus proche, défendue par quelques soldats exténués. La canonnade reprend de plus belle ! Les boulets fusent de partout, un enfer ! Je vois, sous mes yeux, disparaître la vaste porte de la ville, et la muraille, et les soldats... volatilisés en quelques secondes ! Je me précipite et entre dans les faubourgs. C'est la confusion la plus complète, une maison s'effondre à quelques pas de l'endroit où je viens de passer. Tout en maudissant le destin qui m'a poussé là, je me retrouve au milieu d'une cohue indescriptible. Je vois des attelages fous qui traversent des volutes de fumée noire, des barricades de fortune. Je heurte quelque chose et tombe. En me relevant, je réalise que ma chute a été amortie par un véritable matelas de cadavres. Partout autour de moi on hurle, on geint, on pleure, les murs explosent, les flammes crèvent les toits qui s'effondrent... Je ne sais plus où je suis ni où je dois aller. Tout-à-coup, le voile noir d'un incendie se déchire et devant moi, le soleil vient juste frapper une énorme batisse qui semble miraculeusement épargnée par les bombes. D'ailleurs, deux ou trois personnes s'y engouffrent et je me précipite à leur suite. A l'intérieur, une véritable foule s'est rassemblée et observe notre petit groupe, sans la moindre expression de curiosité. Tous ces gens sont atterrés, perdus, terrorrisés. Je découvre alors que nous sommes entrés dans un vieux théâtre, qui fut somptueux, avec des quantités de chérubins et de guirlandes dorées qui s'accrochent aux balcons. La fresque de la voûte s'était détachée par plaques entières et les décors bouleversés d'un opéra interrompu dessinaient une sorte d'architecture de cauchemar depuis la scène jusqu'aux premiers rangs.

  • TROIS VOYAGEURS - 1/9

    Les dolomites. 1834.

     

    L'auberge de Vigo di Fassa, au pied de Tondi di Faloria était une bénédiction des hommes du pays faite aux voyageurs inconséquents. La route qui avait commencé à prendre une pente sérieuse depuis Canazei, devenait, après quelques kilomètres, éprouvante puis tout-à-fait inhumaine : la pente était telle et le sentier si mauvais qu'on avait renoncé depuis longtemps à y faire passer les chevaux. Seuls les ânes, les mules et les hommes parvenaient à Vigo encore assez frais pour avoir le courage d'en repartir au cours de la même journée. De là, en effet, le chemin glissait en pente aimable et entraînait le voyageur jusqu'à Santo Stefano, dans les meilleures conditions. Ce qui, invariablement, inspirait les discussions plaisantes des clients de l'auberge, attablés ensemble.

    Ceux qui venaient de Canazei, épuisés, raillaient gentiment ceux qui avaient fait le chemin depuis Santo Stefano. Ils leur prédisaient l'enfer, détaillaient les ruisseaux impétueux à traverser, le sol irrégulier, les pierres qui roulent sous la chaussure, les chemins éboulés par endroits ; quant aux autres, incrédules, peu préparés par la douce pente opposée qu'ils venaient de gravir, ils haussaient les épaules. Certains s'attardaient même déraisonnablement, et il n'était pas rare de rester sans nouvelles d'un voyageur nonchalant, surpris par la nuit au plus dur du chemin. On disait que les gouffres d'ici expédiaient plus d'âmes au diable que les guerres.

    Mazetto était de ceux, encore tout frais, qui venaient de Santo Stefano ; Theruel avait, quant à lui, affronté la terrible pente opposée, mais son expérience datait de la veille. Il avait dormi à l'auberge et attendait la mi-journée pour descendre doucement sur Santo Stefano.

    Les deux hommes étaient de solides gaillards à l'esprit nomade jamais rassasié de visions.

    Il existe entre les personnages singuliers une reconnaissance tacite, une complicité du premier regard.

    Theruel et Mazetto s'étaient donc immédiatement reconnus comme des êtres semblables et leur amitié toute neuve s'affirmait davantage à chaque rasade de vin.      

    Ils échangeaient des considérations sur les spiritueux des divers pays qu'ils avaient parcourus lorsqu'un troisième personnage, qu'ils avaient déjà vu à l'auberge, vint les rejoindre pour prendre son repas. Il s'excusa poliment de son irruption, se présenta comme le propriétaire des plus grands troupeaux de moutons de la région et seul éleveur de la race des Gimmons dont les béliers sont, dit-on, sournois et meurtriers. Il leur proposa, pour dédommagement de son impolitesse, de partager son repas.

    Devant les protestations de principe des deux voyageurs, l'homme leur assura que la dernière vente de ses Gimmons lui permettait cette petite générosité dont le Très-haut, sans doute, lui saurait gré.

    Ils acceptèrent finalement et le repas fut promptement commandé. L'intrus disait s'appeler Ricardo, c'était un homme solide, vieilli par le travail et la dureté du climat. Il parlait bien, s'exprimait avec douceur. Mazetto et Theruel voyaient un peu en lui ce qu'ils seraient quand l'âge leur interdirait de repartir sur les routes.

    Un sauté de lièvre bien arrosé réchauffa les esprits et la conversation allait bon train. Mazetto venait d'expliquer comment il avait pu échapper à une fusillade au temps de l'invasion française, ce qui fit dire à Ricardo que la guerre était une bien terrible chose.

    Un silence vint brièvement ponctuer la conversation. Theruel reprit la parole, après avoir longuement observé son gobelet. Il raconta l'étrange histoire qui suit, sans que ces compagnons ne l'interrompent.

     

  • Les stats

    Marrant. L'an dernier, quand j'avais repris Kronix, après une longue aphasie (comme celle qu'il a connu encore récemment, d'ailleurs), les statistiques avaient immédiatement repris des couleurs, et le nombre s'accroissait chaque jour, doublait parfois. Pour atteindre 3000 visteurs/jour (et les limites de la bande passante pour cette version) au moment où je l'ai à nouveau saborder (je fais ça chaque année : cette version de Kronix arrêtera normalement vers le 15 décembre). A l'époque, il s'agissait de petits textes d'humeur, des récits de petits moments de la vie drôles ou émouvants. Pas de fiction. Et ça marchait. Cette année, je tente la diffusion de mes fonds de tiroirs littéraires. Personne, ou quelques fidèles, et la tendance de fréquentation est à la baisse.

    Rien de grave, je ne vis pas pour ça, mais ça donne une idée de ce que les internautes viennent chercher sur les blogs. L'an prochain, si tout se passe bien, Kronix décrira l'évolution de plusieurs projets de bande dessinées, qui ont déjà bien avancés et qui sont en passe de trouver leur éditeur. On verra ce que la blogosphère en pense. Je suppose que ça devrait marcher.

    Voilà, c'était pour nourrir un peu le billet d'aujourd'hui, qui était un peu maigre.

    A bientôt. 

  • Sous mes pas

    Selon ce rythme je marche

    Les pas sont innombrables

    Et chaque est multiple

    C’est l’univers et le chaos rassemblés sous ma semelle

  • HOTE

    Hôte : L’étude étymologique concilie des principes aussi éloignés en apparence qu’une hostie, une armée et un otage. Il a suffi que le latin dise hostire signifiant alors « compenser », « égaliser », pour que les premiers chrétiens, doloristes, s’emparant de l’hostia (victime), aboutissent à l’hostie. Qu’est ce qu’un otage, sinon un hôte, qu’on incite fermement à goûter une hospitalité forcée ? Et l’hôte (hostis), considéré bien sûr comme un étranger (hostes) forcément suspect, devient bientôt l’ennemi (hostes également). De là à résumer cette hostilité par le mot hostis (armée ennemie), il n’y a qu’un pas, que l’ost ou  host, chère aux cruciverbistes, s’est chargée de franchir.

  • Ce jour-là...

    Il y aura sur l'horizon une barre de brume mauve, immobile et pâle. Votre rire, frais et brisé, jouera entre les cailloux des collines. Vos mains, salies au contact des roches, exhaleront un parfum de fougère et de mousse. Vous aurez des gestes d'enfant, et la vie des humains, lointaine, se sera tue.

    Depuis le sommet où vous serez assise, vous contemplerez la terre qui s'ensommeille sous le jour déclinant. Le monde s'emplira du seul bruit de votre respiration.

    Du seul bruit de votre respiration.

    Vous serez seule. Là, vous reviendront d'anciens échos. Murmures éteints,  images fanées.

    Des visages oubliés, des sourires disparus se mêleront aux voix passées et voudront dire j'existe encore. Ils n'auront pas de noms, mais la douceur grise des choses qui ne sont plus. Vous balaierez d'un geste ces fantômes, et plongerez votre regard une dernière fois ; là où le ciel s'étend sur la terre. Alors, vous reprendrez le chemin vers le monde des humains, laissant sur les genêts, autour de vous, les âmes aveuglées qui firent votre passé. Sans regret. Sans que j'y paraisse.

  • Une vérité qui dérange - Al Gore

    L'autre jour, notre maire a pris l'excellente initiative d'imposer à tous ses agents la vision du film "Une vérité qui dérange". Sans doute parce que, découvrant le phénomène lors de la fameuse séance à l'assemblée (il est aussi député), il s'est soudain senti un devoir (sincère, je crois), de montrer le film pour encourager les citoyens que nous sommes à changer d’attitude.

    Je ne veux pas exagérément ratiociner sur tout ce qui va dans le bon sens. Et le documentaire inspiré de conférences menées par Al Gore depuis quelques années à travers le monde a permis à bon nombre de gens dans la salle de prendre conscience de l'urgence (j'ai écrit à notre élu à ce sujet en lui proposant un certain nombre de questions concrètes sur ses choix en matière d'environnement).

    Une série d’illustrations spectaculaires et efficaces démontre la vérité et l’urgence de la réaction, car nous sommes vraiment montés dans une locomotive lancée plein pot contre la falaise. Et l’échéance est de l’ordre de la dizaine d’années. C’est un cri d’alarme terrifiant. Mais « l’ex-futur président » rassure tout le monde à la fin : il est possible d’enrayer le phénomène si tout le monde se montre raisonnable, comme on l’a fait pour la couche d’ozone.

    Scientifiquement, les problèmes se situent dans sa conclusion, très rapidement évoquée. Revenir à un taux d'avant 1970 est une bonne chose, mais loin d'être suffisante. Et dans son calcul, il fait entrer la technique de "capture de carbone" qui n'est encore que théorique et, selon le type choisi, peut se révéler très dangereuse. En fait, ce n'est pas une solution. La solution est dans le changement d'attitude de tous. Ce qui m'inquiète, et dont on va voir apparaître les données dans les années qui viennent, c'est ce que nous préparent les puissances occidentales pour le futur, scientifiques à l'appui : des solutions d'urgence totalement artificielles pour réduire le CO2. Enfouissement dans les fosses marines, grandes voiles synthétiques dans l’espace pour créer des taches solaires artificielles ( !)... des solutions potentiellement plus dangereuses que le problème. Mais qui permettront de faire croire aux consommateurs que nous sommes qu'on peut poursuivre allègrement le gaspillage des ressources et acheter, acheter, acheter tranquillement, puisque, au dessus de nous, les scientifiques veillent et ont trouvé la solution. D'autre part, il me semble impossible de convaincre les pays émergeant comme la Chine de ne pas faire les conneries que nous avons faites, nous. Il suffit de projeter le concept un peu plus loin pour dessiner la perspective de la première guerre d'intervention pour raisons écologiques : il n'est pas interdit de penser que les grandes puissances occidentales mettent au pas la Chine militairement, pour l'empêcher de nuire à l'environnement. On a encore des tas de trucs à tester avant de disparaître.

    Malheureusement, je crains qu'il ne soit trop tard. Oui, il faut faire les efforts demandés, on n'a pas le choix. Mais me reviennent toujours dans ces cas-là les images de l'île de Pâques, où des types, isolés sur leur petite planète au milieu du pacifique, ont poursuivi consciencieusement la désintégration de leur environnement jusqu'à ce que mort s'en suive. C'étaient des humains comme nous. Nous ne sommes pas plus subtils qu'eux.

  • Ma thébaïde

    Mon ermitage solitaire, ma thébaïde, mon antre, mon refuge, mon bureau… Je travaille à présent au fond d’une réserve de musée de province, entre deux étagères de momies (je suis sûr que vous croyez que je plaisante, là), avec pour seule perspective une bâtisse art déco de l’autre côté de la rue. Je passe parfois des journées entières sans que personne ne descende l’escalier qui mène à ma retraite.

    Le silence, les heures qui passent dans l’étude des œuvres et l’effeuillage des registres… Je me prends à rêver d’une vie d’ermite oublié, dont on évoquerait l’existence légendaire sous la forme du conte : « Oh, je me souviens, oui. Il y avait bien un type, là, qui est un jour descendu dans les souterrains… On ne l’a jamais revu. Parfois, les gardiens de nuit disent qu’on entend des soupirs, mais il n’y a personne ». Oui.

    L’idéal serait une administration un rien kafkaïenne, qui négligerait de me savoir rentable, utile, ou vivant (si quand même vivant, faut bien que la paye tombe). Là, vieillissant à la limite du vieillissement, la peau diaphane à force de pénombre, la barbe longue et les yeux translucides des prophètes, je me rapetisserais jusqu’au minuscule, courbé plié froissé, on m’oublierait et j’écrirais. J’écrirais les heures du jour qui obliquent par la fenêtre, caressent le ventre des momies, j’écrirais le silence des gravures percé par les bruits de la rue. Le doux démembrement du temps sous les voûtes séculaires et l’apocalypse raisonnable de la ville. Je serais visionnaire, inspiré, illuminé et tremblant, parce que sorti du monde, rentré dans le ventre obscur des enfers du musée, rien ne m’atteindrait que le souffle d’agonie du dehors qui se croit en vie. Sur leur toile, les faux visages qui miment l’existence et la chair poursuivraient leur sourire inquiet, chanteraient pour moi, vieux compagnon, de murmurants refrains. Je serais bien.

     

  • L'absent - 2/2

    Il n’y avait plus que la chambre de maman. J’ai tout de même viré le matelas du lit pour coucher dans le salon. Dormir dans le lit où elle était morte, entourée de photos de Seb, ça me foutait les jetons.

    J’ai eu du mal à dormir le premier soir, le mausolée à la gloire de mon frère dans la chambre, ces dizaines de photos de toutes les tailles, ça me hantait. Je me suis endormie dès que j’ai pris la résolution de tout ranger le lendemain matin. Après le petit déjeuner (je vous passe les détails : l’eau n’était pas rétablie, il a fallu que j’aille acheter des bouteilles à la supérette, à un kilomètre de là), j’ai ouvert en grand les fenêtres partout. J’ai aéré la chambre à la grande surprise des acariens qui n’avaient pas dû voir le jour depuis des années, et j’ai commencé à ranger. Les fringues sentaient le moisi, de la crasse noire s’était développée sur les vitres, j’avais envie de foutre le feu tellement c’était crade. J’ai remisé les photos du vénéré Seb dans des cartons trouvés à la cave. La cave, là c’était le sommet (enfin, en bas, mais un sommet tout de même), un bric-à-brac monstrueux, commencé du temps de papa qui ne jetait jamais rien, prolongé et multiplié par maman, d’une façon maladive. Vingt ans de récupération de roues de vélos, de paniers crevés, de chaises cassées et de moteur de frigos. Là, je me suis décidée à foutre le feu. J’ai entassé dans le jardin tous les trucs susceptibles de brûler sans trop de fumée.  C’était crevant, mais magnifiquement exutoire ! Je me suis juste arrêtée un moment pour manger, en contemplant ce feu de la Saint-Jean que j’avais organisé pour moi seule. Je n’avais rien de mieux à faire, le chômage assurait le minimum, vivre ici m’économisait un loyer… Je me suis concentrée sur le nettoyage de la maison. La cave se vidait, les pièces du haut reprenaient un peu de couleurs, j’avais arraché les vieilles tapisseries… Enfin, il y a eu cette grosse armoire découverte derrière le capharnaüm de la cave.

    C’est là que j’ai trouvé les lettres de maman. Des lettres adressées à Seb, où elle lui disait de lui pardonner. Des lettres jamais envoyées, puisque le destinataire n’avait pas donné d’adresse. Il y avait peu de dates, sauf une : quelques mois après la disparition de mon frère. Peut-être la première de la série. Mais aucune indication sur ce qu’elle voulait se faire pardonner. C’était très vague, un peu délirant même. « Tu t’obstines à ne pas me répondre… », « Tu refuses de me regarder, ça me met en colère », « tu devrais manger mieux… » ; comme si Seb était resté avec elle. D’un coup, la solitude de maman, dans cette maison abandonnée, cernée par les photos d’un fils fantomatique, m’est apparue dans toute son horreur. Elle était devenue folle. Et je n’en savais rien. J’essayais de me remémorer nos conversations. Elle semblait normale, triste mais saine d’esprit. Elle faisait ses courses comme tout le monde, payait ses impôts, était suivie médicalement… Pas vraiment sociable, mais pas non plus marginale. Juste une femme mûre qui fume trop et se méfie des étrangers. Si j’allais la voir, elle ne me parlait pas de Seb, moi j’évitais le sujet, et elle restait muette à boire son thé face à moi, jusqu’à ce que je me décide à partir. Elle ne me jetait pas, mais elle ne me retenait pas.

    L’autre jour, François est passé me voir, mine de rien. Je ne suis pas prête du tout à envisager l’avenir avec lui, mais il essaie de me la jouer « soyons amis tout de même ». Il y a tellement de boulot dans cette baraque, que pour la première fois de ma vie je me vois franchement cynique. Je lui ai suavement demandé de venir me donner un coup de main pour, au moins, débarrasser l’armoire monumentale dans la cave. Tout content, il était. On a décollé l’armoire du mur. « Tu savais qu’il y avait une pièce, là derrière ? ». En effet, c’était muré grossièrement avec du ciment mal lissé, mais on voyait bien une porte condamnée. J’ai serré le bras de François, j’avais peur soudain. Il m’a regardé, d’un regard qui voulait dire : « Tu veux vraiment savoir ? » J’ai acquiescé sans réaliser. Il est allé chercher une masse et a commencé à défoncer les moellons. Quand le trou a été assez grand, François a braqué un faisceau de lampe torche de l’autre côté. Mon cœur s’est arrêté. Il y avait une masse grise par terre ; j’ai su tout de suite ce que c’était. Qui c’était. Seb. Ma mère l’avait enfermé là, des années auparavant, et l’avait laissé mourir. Pour qu’il ne la quitte jamais je suppose. Et moi, j’ai réalisé soudain que ce n’était pas ma mère qui cognait sa tête contre la cloison de ma chambre, autrefois. C’était Seb qui appelait sa sœur au secours.

    Fin

  • L'absent - 1/2

    A la mort de maman, j’avais des tas d’emmerdes. Je venais de quitter mon boulot et François (puisque le deuxième me fournissait le premier) ; pareil pour l’appart’ où nous vivions ensemble, vu que c’était le sien. La mort soudaine de ma mère est venue en point d’orgue sur cette cascade de problèmes.

    D’ailleurs, j’ai la poisse, de façon générale. Mon père est mort quand j’avais seize ans ; mon frère adoré, qui avait vingt ans à l’époque, s’est barré de la maison deux mois plus tard, après une ultime dispute avec maman. Faut dire qu’elle était devenue insupportable. Depuis, plus jamais de nouvelles. C’était il y a longtemps, mais la blessure est toujours vive au fond de moi. Maman aussi a eu du mal. En fait, plus rien n’a jamais été comme avant. Elle s’est enfermée dans le silence, ne voyait plus personne. Je n’ai pas attendu la majorité pour aller respirer ailleurs. Dès que j’ai trouvé un type assez cool pour me prendre avec lui, je me suis barrée. Maman avait l’air aussi soulagée que moi de me voir partir. Ça aussi, ça m’a fait du mal : je me suis rendue compte qu’en dehors de Seb -mon frère- personne ne comptait pour elle. Après sa disparition, plus rien n’avait d’intérêt à ses yeux. On se voyait peu, je lui téléphonais de temps en temps. Jamais elle ne m’appelait.

    Et voilà, j’ai hérité de cette maison où elle a vécu seule pendant vingt ans.

    J’avais essayé de la vendre, mais beaucoup de gens reculaient devant le mauvais état de la villa. Et puis dedans, il y avait tout ce bordel que je n’avais eu ni le temps, ni le courage de débarrasser. Je suis comme ça, faut pas se mentir : une feignante. Finalement, la maison me servirait de dortoir en attendant de retrouver un boulot, de prendre un nouvel appart’. Deux-trois mois à vivre au milieu du passé, je pense que c’est jouable. La chambre de Seb était restée inviolée comme une tombe, tout était en place, du poster défraîchi aux bouquins poussiéreux. Pas envie de dormir dans son ombre. Ma mère avait réquisitionné ma chambre pour entasser des vieux meubles, des bouteilles de gaz, tout et n’importe quoi. Je n’y étais pas rentrée depuis mon départ.

    Je me souvins de l’ambiance terrible des derniers temps, quand j’entendais ma mère cogner sa tête contre la cloison, longuement, comme une folle. Je gueulais, elle s’excusait, mais elle disait que ça la calmait.

  • Cybermanif, le principe...

    Grâce à Leil, enfin, le lien pour manifester contre les atteintes à la liberté d'expression. En effet, un certain nombre de pays -avec le consentement (et parfois l'aide objective) de Yahoo et de Google- censurent, et surveillent à des fins policières, l'utilisation d'internet.

     

    Regardez la carte, choisissez votre lieu de protestation et cliquez. C'est encore possible jusqu'à 11 heures demain matin.

    http://www.rsf.org/24h/map.php

  • Tous à la cybermanif !

    Chacun est invité à se connecter sur

    http://www.rsf.org/

     entre aujourd'hui 11h et le mercredi 8 à la même heure.

    "Plus de 60 cyberdissidents sont actuellement emprisonnés dans le monde pour avoir tenté de s’exprimer sur Internet. Ce qui semble simple à tout un chacun dans la plupart des pays du monde est interdit dans 13 Etats. En Chine, en Tunisie, en Egypte, donner son avis sur un blog ou sur un site peut conduire en prison. Pour refuser la censure et sensibiliser le plus grand nombre à cette situation, Reporters sans frontières lance, pour la première fois, une grande opération : 24 heures contre la censure sur Internet. Le grand public, les Internautes, les blogueurs, les journalistes, les étudiants sont invités à dénoncer la censure d’un simple clic."

    Extrait du site de Reporter sans frontière.

    Enthousiaste, j'y suis allé, mais je n'ai pas compris le mode d'emploi (apparemment très simple). Mais où cliquer ? Ami, si t'as compris, dis-moi y !

    Au passage, sur le site, une carte attribue un classement de la liberté de la presse dans le monde. La France, en 35è position, n'a pas de quoi pavoiser.

  • Une journée à Central Park

    C’est au petit matin, au détour d’une poubelle gavée, que le chien Stub dégotta un os de boeuf avec sa moëlle. Le tout était d’une taille fort honorable et propre à lui attirer la jalousie de ses congénères. Aussi se mit-il en devoir de trouver un refuge où il pourrait savourer le fruit de ses recherches, à l’abri des truffes indiscrètes. Au bout de quelques minutes à fureter parmi les allées encombrées de junkies aux aguets, il porta son choix sur un reste de Cadillac, abandonnée à l’embouchure d’une ruelle sordide, plongée dans l’ombre épaisse de hauts murs de briques noircies. Stub s’installa sous le chassis défoncé et rongea tranquillement son os, indifférent aux fades remugles des drames urbains, répandus sur le bitume en flaques coagulées. Stub considéra placidement le faîte des arbres qui oscillait en chatoyant sous la brise tiède. Il se dit qu’on vivait un drôle de monde où les arbres s’élevaient sans plus de conscience que les humains, où les briques avaient un goût de goudron et où les chiens, même libres, se conduisaient comme leurs maîtres. Il se dit aussi que tout cela n’avait pas d’importance, que seul comptait le poids de son regard sur le carré de soleil jaune qui s’épanchait, comme une vague, sur le tas de sacs plastiques éventrés, de l’autre côté de la ruelle ; et que, depuis qu’il avait décidé de vivre comme un homme, à grignoter un os du bout des dents toute la journée, tout paraissait tellement plus simple. Il savait que le soir apporterait un peu de fraîcheur et de quiétude. Stub lécha son os en soupirant.

     

  • ECOLE

    Ecole : On sera sans doute surpris de trouver, dans le skholê grec originel, l’idée de loisir, puis celle d’activité intellectuelle « faite à loisir » -nuance qui change tout. Cette première notion de loisir et d’amusement est  d’ailleurs perceptible dans l’équivalent latin ludus, le jeu, qui désigna aussi une école élémentaire. Les anciens considéraient-ils l’école comme un lieu où l’on apprend en s’amusant ? Une notion à redécouvrir ?

  • Ra - dernière partie

    4

                Inhabituelle vibration, générée sous les fesses. Ra goûte l’inertie de son corps, entraîné avec aisance au milieu de la ville. Le chauffeur vérifie l’état de son protégé dans le rétroviseur. « Ça va, monsieur ? » Ra comprend qu’on l’a aidé à se hisser jusqu’aux fauteuils qu’il occupe. Il se croit d’abord le seul passager, puis découvre dans le fond deux couples qui admirent ostensiblement des façades sans attraits. Le bus ronronne et brinqueballe autour de lui sa carcasse métallique. Il ne se souvient pas. L’évanouissement, son rétablissement, puis un nouveau vertige… Les images du chauffeur peinant pour le faire pénétrer dans son véhicule se révèlent par bribes. Le chauffeur : « J’ai un arrêt aux quinze-vingt, si vous voulez ! ». Les quinze-vingt ? Son esprit engourdi réagit Ah oui, l’hôpital « Non, non, ça ira, je vous remercie. Je vais descendre à la prochaine. » Le chauffeur hausse les épaules pour signifier qu’il s’en fiche, et d’ailleurs tiens, le voilà ton arrêt. Encore flageolant, Ra se dirige vers la sortie. Il se cramponne à chaque poignée, tous les vingt centimètres. Le chauffeur capte son regard au passage. « Vous êtes sûr que ça va aller, monsieur ? » Ra hoche la tête, les mots se refusent, le monde n’est pas revenu de son basculement. On lui sourit, Ra en est bouleversé. « Je vous vois tous les jours, il me semble. Vous ne prenez jamais les transports en commun ? » Ra parvient à prononcer que non. « Vous devriez. Vous voyez, on est aussi bien qu’à marcher dehors, hein ? » Ra jette un œil aux autres passagers, toujours plongés dans l’observation d’un extérieur abstrait. Le chauffeur répond à la question tacite : « Vous inquiétez pas, j’ai deux minutes. Vous devriez utiliser ce service, vraiment… » Ra recouvre ses facultés : « C’est idiot, mais je préfère ne pas savoir où je vais. C’est presque un choix de vie. Vous, vous avez une destination, un parcours obligé… » Ben oui, répond le chauffeur « mais, quand vous passez le portique de mon bus, je suis obligé de vous voir. »

                Sur ces mots, Ra descend et les portes soupirent derrière lui. Le corps de Ra suit un temps la trajectoire de son regard, lancé à la poursuite du bus. Il titube quelques pas puis renonce. Qu’importe, on l’a vu. Il y a plus loin un bar, où il entre, auquel il s’accoude. Il commande mais n’est pas servi. Les secs ruminent et conversent, ramassés sur leurs grimaces complices. On va le laisser là, juché sur ce tabouret impossible dont l’escalade lui a coûté ses dernières forces. Ra appelle de sa voix éteinte. Les garçons activent leurs membres ligneux, mais hors de portée. Pas grave. Ce soir, il s’installera face à Bé, il lui racontera qu’on l’a regardé, oui. Et que, peut-être, sa déambulation, dès demain, pourrait prendre une autre forme.

     

    Fin

  • Ra - 3/4

    3

    On le voit, en réalité. Mais les pupilles se dérobent, les visages s’empêtrent dans une simulation de distraction. On le voit, mais on s’empresse de ne pas. Et Ra déambule, soufflant suant, à la rencontre d’un regard. Au cœur de la foule, Ra se comprend comme une entité flasque. La chaleur le détrempe de la tête aux pieds, il perdra ainsi deux à trois minuscules kilos dans la journée. Il imagine derrière lui un sillage de limace sur quoi les « secs » dérapent. Car les autres sont les secs, des silhouettes raides déplacées sur des rails, des totems animés aux moues sévères. Tellement durs qu’au passage ils menacent de couper, comme des dagues.

    Ra marche depuis longtemps, il ressent enfin les signes de l’épuisement, accueille la fatigue avec reconnaissance. Encore quelques pas, et la douleur suffocante lui dira qu’il existe. Oh oui, il existe, qu’importe qu’on ne le sache pas ! Encore un pas. Je n’en peux plus. Un pas. Cette fois, je meurs, je tombe. Un pas. Je m’effondre et me répands, une flaque, une outre crevée, un sac qui dégueule. Ra est au bord de l’évanouissement, tout se teinte de vertige, les passants secs et longs traversent l’eau de son regard, un prisme étrange irise la ville. Parmi l’écheveau de ses pensées « Si je meurs maintenant, ils vont découvrir Bé », Ra perçoit le choc du bitume sous sa main, l’âpreté du sol sous le renflement de ses chairs. Voilà, il est par terre. On le regarde ? Même pas.

    Et soudain, il y a ce bus, surgi d’une palpitation ivre, qui s’avance vers lui, stoppe à sa hauteur. La porte s’ouvre à l’aplomb du trottoir, tout près de lui. Il n’y a pas d’arrêt ici, d’ailleurs personne ne monte. Ra ne comprend pas immédiatement. Il entend une voix, mais ne saisit pas les mots. Le bus lui parle ? On lui demande « ça va ? » Personne ne bouge. Le temps se fige. « Vous avez besoin d’aide ? » dans l’enchevêtrement mécanique, entre portes et vitres, une silhouette sèche l’appelle. La langue de Ra est engourdie, elle n’articule pas les mots qu’il voudrait prononcer. Le sec, dans le ventre du car, rencogné parmi des verticales innombrables, continue de lui parler, mais sans sortir. Par la porte ouverte, Ra sent l’haleine de fraîcheur de l’habitacle climatisé. Il a l’image fugace d’une déambulation inédite, confortable. Mais surtout, il sourit à ce regard enfin posé sur lui. Le trottoir à nouveau résiste sous sa paume, la rue revient à la vie et les passants reprennent leur chemin obstiné. De toutes ses forces, Ra se hisse à bout de jambes, ouvre ses bras debout, sourit à l’impénétrable chauffeur du bus. Il clame, comme libéré « Oui, ça va ! », puis la rue plonge dans le noir.

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    Bé reste assis sur sa chaise toute la journée, il regarde l’écran éteint de la porte, face à lui. Il ressemble à Ra, à cent-trente kilos près. Un poids-plume, un petit gabarit, ainsi l’a voulu son créateur. Armature de fer, grillage, puis muscles et chair bricolés dans un amalgame de tissus, de coton, de colle à bois et de papier journal. La peau est en cuir couleur miel, cousu minutieusement. Ra est persuadé qu’un visiteur (hypothétique) le prendrait pour son frère. Pour un vrai humain en tout cas. Certainement, les coutures ne se voient pas. Après plusieurs semaines de travail, Ra a regardé sa créature, l’a observée longuement (sous toutes les coutures justement) et s’est félicité : « Du beau travail, vraiment ». Surtout, Ra admire les yeux en amande de Bé. Des yeux violets, don d’une remarquable poupée de porcelaine, ainsi cannibalisée.

    Bé est entré dans la vie de Ra il y a plusieurs années, difficile de dire quand. Pour Ra, les temps enchevêtrés, avec leur logique propre, leur cohérence redoutable, restent incompréhensibles. Ra se meut dans un présent éternel. La fixité de Bé le rassure, à ce point de vue. Très tôt, ils se sont partagés les tâches. « Moi, je sors ; toi, tu gardes l’appartement » a décrété Ra. Bé n’est pas contrariant. Parfois, Ra s’inquiète de se surprendre en pleine conversation avec sa poupée géante. Mais, se dit-il, tant que j’ai conscience d’avoir à faire à une poupée, tout va bien.

    Les apparences feraient croire que Ra a créé Bé pour atténuer sa solitude. Il n’en est rien. Comment expliquer ? Bé est une sorte d’axe incarné, de pivot inamovible autour duquel la vie de Ra s’est organisée. Ainsi, avant la naissance de Bé, il lui était très difficile de quitter son appartement. Aujourd’hui, parce que Bé reste à la maison, Ra déambule. Sans Bé, Ra ne trouverait pas le courage, comme ici et maintenant, de s’arracher au canapé et de ressortir dans la chaleur de la rue.

    Sur le seuil, Ra lance un salut à Bé, et vérifie immédiatement qu’aucun voisin ne l’a surpris s’adressant à son locataire artificiel. Les yeux violets restent écarquillés sur la porte qui se referme. Ra plonge dans la rue en fusion et ses passants indifférents.

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    Ra déambule. Déambule, ce joli mot. Il aventure ses cent-soixante kilos au cœur de la ville ; de préférence jusqu’à l’épuisement. Mais trop de gens, trop de soleil. Ra choisit de s’épargner. Il découvre un refuge, une porte ouverte sur un couloir ténébreux. Là, il se précipite et soulève son corps pour franchir le faible dénivelé. Délivré des rues noyées de foule, Ra entre haletant dans la pénombre. Un frisson brusquement saisit la sueur qui couvre son gros corps. Dehors, c’est la fournaise, l’intarissable torrent des citadins, tous oeuvrant et qui se savent une fin de trajectoire. Pas Ra. Ra depuis longtemps déambule. Ainsi se voit-il, ainsi se décrit-il, ainsi se résume-t-il à toute personne intriguée par son errance obèse : le gros qui déambule.

    -Vous savez, vous, pourquoi vous marchez, où vous allez ? Et si c’est important d’y aller ? Ne mentez pas, interrogez-vous ! Moi, je sais : je vais au hasard, et je suis sûr de trouver un but à ma promenade. A un certain moment, je me dis : « C’est là ». Et en général, c’est bien vrai, je suis arrivé. 

    Enfin, c’est ce qu’il dirait si on s’intéressait à lui. Si quelqu’un lui posait la question, si on voulait savoir. Mais Ra n’intéresse personne. Personne ne souhaite le voir, le décrire, le résumer. Il est une masse transpirante qui encombre. Et le terme de sa marche toujours, coïncide avec l’épuisement de son corps lourd. Il l’a trahi, ce corps, gras et ingrat. Petit, maman le disait mignon avec ses fossettes. Les fossettes ont disparu, la peau n’a plus de creux, mais des plis entre deux masses de graisses que le frottement irrite. Maman n’est plus là pour le trouver mignon. Oh, voyez-moi ! supplie-t-il en silence, regardez-moi, je bouche votre horizon, j’interdis votre trottoir, je barricade et je détourne, mais vous ne me voyez pas…

    Face à lui, tous les visages se ressemblent, hommes et femmes pareils, avec des nuances dans l’habillement, c’est tout. Tous jetés sur la même trajectoire, tous obstinément courbés sur leur ombre, aveugles qu’un sixième sens avertit à son approche, et qui changent d’axe pour éviter sa masse. Maintenant, retiré dans l’obscurité d’une entrée d’immeuble, Ra goûte l’ivresse de la fatigue et s’étourdit encore au spectacle des ombres qui passent devant le seuil. Pas seulement les mêmes visages : les mêmes silhouettes aussi, tous. Alors, Ra abandonne, il rejoint l’appartement, ses parois comme arrondies par l’effet de sa présence, ses meubles fatigués de son poids, sa lumière de néon cru. Enfin, il s’effondre sur son canapé, que l’usure a rendu plat et noir comme un cafard.

    A la télé, des humains paniquent et hurlent sous le crépitement des balles. Ra s’imagine fuyant avec eux. Il serait léger, fin, souple, esquiverait la mort, il serait  rapide. Il les laisserait morts, loin derrière. Non… Soupir, râle. Il remue sa peau alourdie et moite, déclenche des bruits de succion. Ra ne se regarde plus mais il sait son corps enflé tout entier, incapable de courir ; il renonce au rêve de fuite et de cavalcade. Il serait mort le premier dans une fusillade. Souffle court, il éteint le poste, se retrouve dans le murmure de la pièce.

    L’ombre, ménagée autour de lui pour plus de fraîcheur, bourdonne, s’emplit de sa seule respiration. C’est encore le matin. S’il ne sort pas, la journée s’achèvera sans que personne ne l’ait vu. Alors, il se tourne vers Bé, immobile et muet, comme toujours.

  • Azur et Asmar

    medium_azur_et_asmar4.2.jpgPour Kirikou, Ocelot avait adapté un conte africain, mais pas seulement. La série de contes dont il s’était inspiré se révélait aussi manichéenne que la plus sommaire des productions hollywoodiennes. La sorcière était méchante et il fallait la combattre. Le réalisateur français ne se satisfaisait pas de cette explication et, par la grâce de son écriture, le vaillant petit Kirikou demandait POURQUOI la sorcière était méchante. Car chez Michel Ocelot le monde des contes n’est simple qu’en apparence, et les apparences recèlent un foisonnement de mystères.

    Avec Azur et Asmar, le réalisateur approfondit ce thème. Le film conte l’histoire de deux enfants, l’un d’occident, blond aux yeux bleus (Azur), et l’autre  d’orient, brun et sombre de peau (Asmar), bercés tous deux par les mêmes bras, ceux de Jenane, la mère d’Asmar, nourrice échouée dans un château de la France médiévale. Filant la métaphore pour dénoncer de façon transparente une certaine actualité, Ocelot évoque le sort d’Asmar et sa mère, chassés du pays où ils vivaient pour rejoindre un pays d’origine que l’enfant ne connaît pas.

    Les destins de Jenane, Azur et Asmar se croiseront à nouveau, bien sûr, pour une ultime quête, affrontée ensemble, dans un partage équitable entre les deux langues.

    Les divers extraits ou bandes annonces ont pu vous préparer à la beauté visuelle du film. Malgré tout, l’émerveillement est constant, les palais somptueux, les images étonnantes. L’utilisation de l’image de synthèse est créative véritablement et, sur un schéma classique de péripéties et d’aventure, les détours que prend l’histoire et la richesse des personnages réservent de continuelles surprises.

    La fin est surprenante.

    De l’oxygène, oui.

    Voir aussi la critique d'Hector, ici.

     

  • CALCUL

    Calcul : Le commerçant phénicien et ses successeurs latins, durent quantifier de façon abstraite et rapide leurs marchandises. Ils établirent que le caillou du chemin, par exemple, figure un bœuf. Très bien, mais un troupeau de 40 têtes ? 40 cailloux alors, que le maquignon enfonce dans une boule d’argile à cuire, et sur laquelle il inscrit le nombre. Dès lors, calculer (calculus : caillou) le volume des échanges est plus facile. On comprend aussi que ces particules solidifiées dans les reins, qui empoisonnent la vie et qui ressemblent tant à des cailloux, soient également nommées calculs.