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choses vues - Page 12

  • 2977

    La date est gravée dans la pierre : 1885. L'année où le grand-père de Jeannine a scellé ici le manteau de la cheminée, dans la pièce principale. L'année où il a achevé la construction de sa propre maison, en pisé, la moindre pelletée de terre apportée à dos d'homme, jour après jour. Nous avons à peine le temps de noter ce détail que notre hôte, qui nous a salués chaleureusement sur le seuil, nous fait entrer dans la pièce attenante qui fut l'atelier où elle a quasiment passé sa vie. Jeannine est la dernière d'une dynastie de tisseurs à domicile, initiée avec son grand-père à l'époque des métiers à bras et de la soie. Son père prend le relais et, à la mort brutale de celui-ci en 1974, sa fille née en 1931, notre Jeannine, reprend l'activité. Elle connaît très bien ce métier, puisqu'elle a passé entre les machines son enfance, sa jeunesse, son travail de jeune adulte. La voici à la quarantaine, seule, mettant en route, recevant le « remettage », réglant, surveillant les machines que son père a rachetées à la première entreprise pour qui il travaillait, quelques années plus tôt.
    Quand elle prit sa retraite, bénéficiant de la réforme qui permettait de partir à soixante ans, le travail était plus rare, c'était dans les années 90, le déclin du tissage était pratiquement accompli alors. Jeannine n'était pas artisan, elle était salariée à domicile, statut hybride qui offre l'avantage d'une paye sûre et d'une retraite minimale, mais ouvre déraisonnablement les horaires de travail. On fait corps avec le bruit des métiers dans la maison, on vit au rythme du claquement des navettes, on prend garde que les cendres du poêle ou les mouches de la campagne environnante ne viennent pas tacher le tissu synthétique qui est l'essentiel de la production… les journées sont vouées au métier.
    Jeannine montre le sol de la petite pièce. Les fragments de dalle de ciment où s'ancraient les quatre machines, les restes de tomettes salies de graisse, l'espace gagné sur une ancienne étable où mourut la seule vache de la famille, la cloison qui enchâsse les nouvelles toilettes, en remplacement de l'édicule commun, en fond de jardin. Tous les fantômes d'une vie consacrée à ce métier qu'elle n'eut pas l'heur de choisir. C'est ainsi. Les mains froissées s'abattent sur la table de la cuisine où nous sommes installés à présent, martèlement du destin qui ne cessa de frapper à la porte de son existence.

  • 2964

    Et cette enfant vêtue d'une capeline bariolée, debout bras tendu pile au milieu de l'arc-en-ciel, ne dirait-on pas une flèche prête à être décochée vers le zénith ?

  • 2963

    C'est une guerre étrange en ce que les batailles s'organisent ainsi : d'éventuelles victoires se déroulent là-bas, tandis que toutes les défaites ont lieu ici.

  • 2955

    Nous avons la capacité de voir grâce à l'opacité d'un certain organe, à l'arrière de l’œil, sur quoi se fixe l'image que le cerveau pourra ensuite analyser. Sachant cela, on réalise que l'homme invisible est aveugle. Il ne peut donc même pas être sûr de ne pas être vu, n'ayant aucun moyen de le vérifier.

  • 2948

    Le smiley est devenu le masque sous lequel glisser les phrases les plus fielleuses. Une forme nouvelle de lâcheté.

  • 2946

    Je vais lire dans le jardin. Sur le chemin, des marcheurs vont d'un pas rapide. Je me réfugie sur la terrasse d'où je vois la Loire. Sur le fleuve, des kayakistes pagaient avec allant. Dans le bureau je pense être tranquille. Par la fenêtre, des cyclistes foncent. Infatigables, inlassables, de l'aube au soir. Comme si la vie ne leur offrait pas déjà matière à épuisement.

  • 2940

    Je ne sais pas si je vais continuer à me laisser traiter de grosse vache, comme ça, chaque matin, par ce miroir.

  • 2930

    Depuis hier à 18 heures, les 96 lecteurs de "Demain des l"aube" se relaient pour lire en public et de la façon la plus respectueuse et scrupuleuse qui soit, des extraits des Mémoires d'Outre-tombe de Chateaubriand. La lecture commune de cette œuvre à redécouvrir, à savourer, s'achèvera à 18 heures aujourd'hui. Sauf la nuit quand le temps est trop frais ou en cas de pluie, la lecture se déroule dans le charmant jardin médiéval de Saint-Haon-le-Châtel (Loire), près de Roanne. 24 heures de plongée dans un monument littéraire, c'est une expérience exceptionnelle, qu'il faut vraiment avoir vécue une fois. D'autant plus qu'il semble bien, selon mes sources, que cette dix-septième édition sera la dernière. Enfin, rien n'est décidé, mais après tant d'années au service des maîtres français de la littérature, la fatigue point. On attend une relève...

    Quant au passage qu'il me revient de lire à 17h5, c'est un curieux mélange de questionnement visionnaire sur un monde futur globalisé, et des imprécations ultralibérales sur les paresseux et les inutiles, qui font froid dans le dos. Comment lire ça ?

  • 2922

    A force de louer l'abnégation des policiers, de caresser les gendarmes dans le sens du poil, de prendre prétexte de l'état d'urgence pour déclarer l'amour du peuple à ses soldats, on installe les forces d'autorité sur un piédestal qu'elles n'ont pas pour habitude de quitter facilement, et même, ont une certaine aptitude à se trouver bien sur ces sommets, à y prendre goût, à ne plus se préoccuper d'en redescendre et éventuellement à demander plus de place pour mieux s'y installer, pour enfin trouver légitime de l'occuper tout à fait. On devrait commencer à s'en inquiéter sérieusement.

  • 2912

    Comparativement au sérieux des fauves, nous savons bien que nous ne sommes que des enfants capricieux. Nous passons notre vie à nous étourdir d'amour, de guerre et de foi, pour tenter d'oublier cette immaturité consubstantielle.

  • 2910

    Pour nous vendre la « collecte latérale » des ordures ménagères (c'est-à-dire qu'un bras mécanique va désormais venir cueillir la poubelle pour l'enfourner), notre communauté de communes se fend d'un communiqué listant tous les avantages de ce progrès. Notamment : « Une meilleure prévention et un renforcement de la sécurité des agents ». Cynisme superbe : remplacez les agents par des machines, et ils ne courront plus aucun risque, en effet.

  • 2909

    "Te voilà, c'est toi. Grand cadeau minuscule. Un elfe, une fée, un farfadet, une incarnation, le projet neuf de nos vies. Te voilà, c'est toi, le plus petit géant du monde. Te voilà, Petit Poucet majuscule. Et moi, qui te vois si menue, je me sens grandir, de la terre jusqu'aux nues, j'ai des rires de géant, je suis le père d'une chimère. Il en faudrait des moulins, des fous, des assassins, pour venir à bout de notre force. Il en faudrait des guerres et des séismes pour faire trembler nos murs, il en faudrait. Qui nous résisterait ? Qui pourrait anéantir notre douce tribu ?"

    Petit extrait du projet "Voir Grandir", que je place ici en hommage à la petite Alice, qui vient de débouler dans ce monde, sans se douter de ce qui l'attend mais, forte de l'amour de ses parents, va sans nul doute contribuer à l'améliorer.

  • 2908

    Tant de choses étranges, dans ce métier. Par exemple ce couple d'aveugles qui m'achète un livre sur un salon. « C'est pour ? » Les vieux amants me donnent leur prénom ; c'est pour eux (fugitivement tenté de dessiner une petite bite.)

  • 2902

    - Trop cuit, ton gâteau !

    - Oui, j'ai fait un clafoutu.

     

  • 2898

    Une dame, universitaire retraitée, gentille, très agréable, conversation détendue et amusée. Habillée chic pour une rencontre où je suis également invité. Elle écrit pour une grosse maison d'édition des policiers historiques particulièrement documentés, avec un héros récurrent. Les récits ne sont pas mièvres, ils mêlent violence et érudition, sont bien écrits. Pas ma tasse de thé mais un travail respectable, de bonne facture, qui a son public. Du genre qui doit plutôt bien marcher, se dit-on. Quatre romans déjà chez cet éditeur et elle vient de présenter son cinquième. La routine. Sauf que. Une nouvelle directrice d'édition est arrivée, a « fait le ménage » et lui a retourné son manuscrit. Pas d'assez bons chiffres. Un ami présent, professionnel du métier, connaissant parfaitement les rouages et l'actualité de l'édition explique que beaucoup d'auteurs sont dans ce cas, aujourd'hui. Elle, cherche maintenant partout, a frappé à plusieurs portes. Toutes restent obstinément fermées. Nous lui disons notre confiance : elle va forcément trouver ; impossible autrement.
    Je connaissais ma chance d'être soutenu par des maisons qui ne s'inquiètent pas (trop) des faibles ventes de mes ouvrages, mais depuis cette entrevue, je mesure à quel point c'est fou que des gens veuillent bien encore me faire confiance, suivent et acceptent mes manuscrits. Va vraiment falloir que le prochain cartonne, nom de nom !

  • 2897

    Il y a trois ans environ :

    "Il faut sauver la face ! Il faut sauver la Face !
    Sauvons la face fauve des sagesses éphémères. Songeons pour ce faire aux faces défaites des défunts, aux reliefs flasques des aïeux, affligés d'infortune, tous gisant sous le fardeau froid des cénotaphes, sans fanfreluches, sans frayeurs, sans fantaisies, inflexibles et blafards. Faisons aux fades et aux peaux hâves des fêtes de fadas, foutons le feu aux fatwas des faussaires. Il faut faire flancher la fébrile farce des fidèles forcenés autant que la frénésie des people frivoles et des riches tête d'affiche. Vlan, dans leur face à tous, gifle les furieux et claque les futiles ! Fonce fissa et fends les faux-semblants des salafistes ; fous les fards félons au fond funèbre des flacons, défends les fondations des formes sans fantasmes, fais saillir les faces enfin sans effets, fais front. Exhibe ton faciès et luis des feux des astres. Resplendis ! Splendides visions de visages, de vies vraies, de rire de fous-rires et de sourires. Dévoilés, les lèvres veloutées, la ride véloce à venir ou venue et le vague des veines qu'on voit sous le vernis du derme. Et puis merde, et qui daigne damner l'épiderme, donne des mots aux émois maniaques de Mars, les machos soumettent les masques et les muqueuses aux sangles et aux cilices, sinon les vouent au sang et au supplice, les moustaches font des taches aux frimousses, font souche aux Femen, font touche-touche aux hymens, attachent les charmes, s'alarment des désirs des dames, déclenchent les larmes des drames, s'agacent, crament carrément la grâce des gazelles, clament à leur guise les gammes des crimes que les calames déguisent, aiguisent leur glaive à la gorge glabre de prétendues aguicheuses.
    Mais les regards toujours vers eux tournés triomphent, les images de faces surgies de sous le tissu ou lavées de leur grimage, faces insurgées éplorées ou sèches levées devant les sabres, les visages clairs débarrassés de maquillage, les yeux ouverts, les têtes dénudées, les joues sans fard, les cils sans khôl, les fossettes, les pommettes, les mentons, les fronts, les nez et les creux, les tempes venues au jour, les temps venus, les dents montrées, les faces dévoilées et crues, sans apprêt sans artifices, à peine nées vous disent : foutez-nous la paix."

     

    Pile, Face. Extrait.

  • 2876

    Bientôt l'été.
    Une simple promenade dans la campagne, quand l'écran se fait surface de verre opaque devant moi. Imperméable à la moindre idée. Alors, une marche, un tour tranquille, les mains dans les poches, une herbe entre les lèvres, l'écharpe bientôt dénouée. Le soleil, les champs grêlés d'ombelles blanches et de boutons d'or. La vie alentie des moutons et le grotesque des poules. Le pas solitaire entre deux haies hirsutes, le concert des insectes innombrables, les cris des chiens réveillés de leur sieste. Arrivé au faîte de la colline, la vue grisée de soleil sur la plaine jusqu'au Forez. Le temps arrêté, le regard assuré, campé sur deux jambes. L'heure qui s'écoule par ma poitrine. Tout est calme, les génisses tendent leur mufle vers moi, reculent pour un geste, reviennent m'interroger et me regardent reprendre le chemin. La petite route revient à la maison, à l'escalier, au bureau. Je retrouve l'écran qui a repris sa transparence. Écrire.

  • 2874

    Nous sommes sur une petite route en lacets qui nous mènera à notre rendez-vous. Une amie expose dans un village perdu de la campagne et la route  escalade  en douceur un paysage qui ressemble à la Comté de Tolkien. Nous n'avons pas mis la radio. Je chante comme à mon habitude, ma douce chantonne en sourdine et puis, encouragée, elle se met à chanter à son tour. « Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre », elle hésite, se trompe, s'arrête, cherche les mots de Ferrat qu'elle adore. Me confie dans cette pose que ce texte dit exactement ce qu'elle ressent, tout ce que je suis pour elle, tout ce que je lui ai apporté. Elle s'excuse de chanter faux. Ce n'est pas vrai. Elle chante très joliment. Elle reprend, les mots reviennent « J'ai tout appris de toi sur les choses humaines... » Et moi, à qui ce message s'adresse, moi, insignifiant humain aimé comme personne ne le fut, je sens la bénédiction de toute cette bonté m'inonder de tendresse jusqu'aux yeux.

     

    (Je sais, certains vont me dire qu'ils l'ont déjà lu, celui-là. Ben, faudra faire avec, hein ?)

  • 2869

    On ne devrait pas se retourner sur son passé. On ne devrait pas, c’est connu. Je devrais le savoir, moi, lecteur sourcilleux de la Bible, qui sait l’exemple mythique de la femme de Lot, tournée vers ses regrets, la vie confortable qu’elle abandonne au feu divin, et qui soudain est changée en statue de sel. Je le savais.

    Quand nous étions enfants, nous passions une grande partie de nos vacances à la campagne, dans une ferme des environs. Un couple de paysans et leur unique garçon, de l’âge intermédiaire entre mon frère et moi, nous y accueillaient. Cela dura des années. Est-ce que je m’y ennuyais ? Sans doute, mais de l’ennui de l’enfance, peuplé de méditations et de rêves. Une époque propice à l’imaginaire, en fait. Je ne goûtais guère les jeux de notre nouvel ami et de mon frère, devenus inséparables, et le père de famille avait autre chose à faire. Restait à me réfugier auprès de la mère de famille, dans la cuisine, avec mes cahiers que je remplissais d’aventures puériles, à grands coups de stylos et de vraisemblance approximative. La dame était gentille avec moi, elle faisait de bons gâteaux. Les vacances passaient ainsi dans une solitude protégée et doucement moquée.

    Nous fûmes un jour trop grands, décidément, pour retourner à la ferme. Il se passa d’autres jeux, des voyages, il se passa une enfance, puis une vie de jeune adulte, il se passa peut-être trente-cinq ans. J’envisageais parfois d’appeler, de revenir sur ces lieux, de reprendre contact. Mais, au fond de moi, je savais bien qu’il ne faut pas, que les traces du passé sont dépouillées de magie, qu’elles sont inertes et muettes, sinon décevantes. Je vis un jour le père de famille, presque identique à celui que j’avais connu dans la montagne. Il était attablé dans une cafétéria, rouge et massif, souriant timidement. Il n’était plus paysan, il travaillait à l’usine, en ville. Je le saluai, nous n’échangeâmes pas plus de deux phrases. Aussi désarmés l’un que l’autre par ce surgissement incongru de temps révolus. Nous ne nous aimions pas beaucoup, l’un et l’autre. J’appris sa mort plus tard.

    J’attendis d’avoir 49 ans, pas moins, pour téléphoner à Madame D. J’en formais le projet depuis des semaines, en parlais à ma douce de temps à autre. Un jour, je me décidai. Sa voix, identique, pas étonnée : « Christian ? Il faudra venir un de ces dimanches…  M. sera là » M. est le fils unique, resté célibataire, vivant avec elle. La date fut convenue. Je raccrochai, regrettant déjà mon geste, comprenant pourquoi je ne l’avais pas accompli depuis tout ce temps : c’est que j’en savais la nocivité.

    Nous voici, ma douce et moi, installés devant une tasse de café et une part de tarte. Contrairement à l’usage, je n’ai rien apporté. J’aurais pu, mais ce manquement signifiait que l’on ne resterait pas, que je n’étais que de passage, et que, probablement, je ne reviendrais jamais. Je demande ce qu’ils font l’un et l’autre, les fait parler un peu du jour d’aujourd’hui, du temps qu’y est plus comme il était. Les questions et les réponses s’enchaînent, superficielles. Madame D. demande ce que je fais, ce que ma compagne fait, nous le lui disons, elle résume : « chacun fait comme il peut. » et quand je parle du travail actuel de mon frère (un mandat d’élu), que je vois avant tout comme une façon d’œuvrer pour les autres, madame D. avance sa main au dessus de la table, fait un geste sordide en frottant de son pouce l’index et le majeur, et souligne d’un sourire entendu « ça rapporte, ça ». Au bord de la nausée, je subis encore deux ou trois assertions sur les gitans et les étrangers qui sont trop nombreux, et puis nous partons, retrouver le présent qui s’est bien débrouillé sans nous.

    Dans la voiture, ma douce me demande si je suis déçu. Je lui dis que non. Un temps de silence et j’ajoute : « Je savais. »

  • 2860

    J'avais pris un café à la gare pour ne pas m'endormir dans le train. Et en effet : 2, 40 €, ce scandale m'a tenu éveillé un bon moment.