J'avais promis de revenir ici raconter une expérience récente. Qu'on me pardonne l'important délai qui sépare les faits de leur relation sur Kronix : c'est que je ne me suis toujours pas débarrassé de cette énorme limace, juchée sur mes épaules, qui s'appelle aussi bien « grosse flemme » que « procrastination », mot désagréable mais qui lui va bien finalement, eu égard à la gène mauvaise qu'elle occasionne. Voilà de quoi inspirer de justes sarcasmes aux élèves de monsieur Cachard, professeur au lycée de Dardilly, élèves à qui je m'étais vanté, comme je le fais à tout bout de champ, de mon infatigable discipline d'écrivain qui exige son lot scripturaire quotidien. Ce n'est pas devenu faux, malgré ma paresse actuelle, mais on ne peut pas dire que l'un de mes chantiers en écriture ait le moins du monde avancé depuis disons un mois. N'empêche, c'est bien en tant qu'écrivain que j'avais l'honneur d'être reçu par des secondes pendant plus de deux heures (heureux format, de quoi développer quelques idées), pour évoquer « le Psychopompe ».
C'est intriguant pour un auteur d'imaginer comment il peut être perçu par des jeunes gens, qui se sont fabriqués certainement une image de lui (alcoolique et rogue ? Grand balaise rougeaud et jovial ? bellâtre à l'écharpe blanche aux longues mains délicates ? Certainement pas le petit chevelu à bretelles que le professeur a eu du mal à repérer sur le quai de la gare). Monsieur Cachard a fait travailler ses élèves sur le livre, les a laissés imaginer leurs questions selon trois grands axes de réflexion : le roman (l'action et ses personnages) ; le style ; enfin la « portée » du roman (message, valeur symbolique etc). La fin de l'entretien, après une pose, abordera les questions libres et sûrement, la condition de l'écrivain. C'est un beau programme. M. Cachard me confie, avant la rencontre : « Vous verrez, ils sont très gentils, assez impressionnés » (Oui, monsieur Cachard et moi nous vouvoyons) et en effet, je découvre plusieurs rangées d'enfants sages, manipulant leur liste de questions préparées avec un brin d'inquiétude. Je ne suis pas moins anxieux mais qu'en savent-ils ? On se jauge, on se sourit, à l'invitation du professeur, l'un d'eux se décide. La règle du jeu n'est pas celle des rencontres avec les adultes, sûrs de la finesse de leur lecture, de l'appréciation qu'ils ont d'un livre, et improvisant leurs remarques ; avec ces élèves, tout est préparé, et cette préparation produit des questions de tous ordres. Il y a les faciles, dont je viens à bout aisément (Que Lionel Gizant, chrétien, pratiquant, s’adonne lui-même au meurtre n’est-il pas paradoxal ? ; Le registre de langue utilisé dans le récit correspond-il au niveau social de chacune des victimes ? ; Quelle signification donner au bloc découpé dans la nuit et posé sur le ventre des cadavres ?) et il y a les questions plus ardues, ou dont les réponses demandent un tel développement (le roman a-t-il une moralité, ou transmet-il un message ? ; Quelle est la portée des références bibliques dans le roman ? ; Nathan Charon peut-il être perçu comme un justicier ou comme un criminel ?) que cela me semble insurmontable dans l'instant ; je livre quelques pistes, sans doute confuses. Je sais qu'on m'excusera. Et puis il y a les questions que je ne m'étais jamais posées (La description de la bibliothèque lors du meurtre de Gisèle revêt-elle un caractère particulier ? ; Comment interpréter le symbole du meurtre de Modeste Lebecq par ingestion de son propre roman ?) et là, il est temps d'annoncer qu'un auteur n'a pas de réponses, qu'un (bon) roman n'entend pas dénoncer, expliquer ou présenter de modèle, qu'il n'apporte aucune clé, qu'il est, justement, un questionnement et rien d'autre, et qu'à ce titre, lecteurs et auteur, sont à égalité « vous en savez autant que moi » leur dis-je. Et hop. Je m'en sors pas mal avec mon arme absolue.
Pendant la pause, une jeune fille vient m'interroger sur l'édition ; je devine qu'elle écrit. Lui souhaite bien du courage, la pauvrette. Après la pose, il est question de l'écriture et de la lecture (dont M. Cachard et moi tentons de dire avec insistance quelle importance elle a. Comme s'il nous fallait convaincre). Oui oui, les enfants, faut lire, et lire si possible de bonnes choses. Je ne sais pas pourquoi, je lâche une gerbe acide sur Lévy et/ou Musso ; les enfants sourient, se regardent... M. Cachard m'expliquera qu'il a souvent eu l'occasion de désigner à ses élèves ces symboles de l'anti-littérature (s'il n'y avait que ceux-là !). On parle des mirifiques salaires d'écrivain, de relations avec l'éditeur, des rituels d'écriture (où, comment, quand ?). J'ai des réponses toutes prêtes parce que valables à 80%, mais la réalité est plus complexe, je le sous-entends en évoquant ce fait qu'en ce moment, avec eux, tandis que nous discutons, j'écris aussi. La rencontre glisse vers ses dernières minutes, les visages des élèves sont marqués par la fatigue et la lassitude (enfin, certains visages), et M. Cachard m'impose un exercice impossible : conseiller cinq livres, là, comme ça. Je cite « Hhhh » un de mes récents coups de cœur (pas si récent que ça, cela doit faire plus de six mois), je ne me résouts pas à leur conseiller Ellis, je pourrais parler de Jourde mais je n'y pense pas, je reviens à Choderlos de Laclos (une jeune fille s'exclame « Ouais », ce qui me la rend immédiatement sympathique -je veux dire encore plus immédiatement sympathique que ses petits camarades), je ne sais plus qui je cite encore, je leur conseille d'évoluer en lecture, de devenir chaque fois plus exigeant, je leur souhaite de découvrir un jour Proust, parce que, parce que Proust et puis voilà.
Quand tout le monde s'en va, j'ai la surprise de voir un « Baiser de la Nourrice », glissé par un garçon qui souhaite une dédicace pour sa mère. Je suis vraiment entre de bonnes mains. Une classe bien préparée, attentive, sérieuse. On devine qu'un amoureux de l'écrit est passé par là, que le professeur sait où et avec qui il peut entraîner ses élèves. Un fin connaisseur, sûrement quelqu'un qui pratique. Sûrement. Sinon, ce M. Cachard devrait se mettre à l'écriture.