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Au fil de l'Histoire - Page 3

  • 3503

    Sur un plan-relief envoyé par Saint-Etienne à l'exposition universelle de Paris en 1889 — avec quantité d'autres éléments spectaculaires et didactiques censés rendre la ville désirable aux yeux des investisseurs — le Furan est encore majoritairement visible. Quand cette maquette de présentation est réalisée, il y a déjà plus de vingt ans que ses funestes crues sont contenues par le barrage du Gouffre d'Enfer, plus de dix que les cent-mille habitants de la ville boivent son eau grâce à la réserve du barrage de Pas-du-Riot, il y a plus de trente ans qu'un méandre de la rivière a été détourné et guidé de façon à longer la rue Gérentet pour libérer l'espace de construction de la place de l'Hôtel de Ville, et que de nouveaux travaux ont enterré son cours, depuis la place des Ursules jusqu'à la latitude de la place Boivin.

    Je note que sur les plans qui présentent les aménagements de 1856, le Furan est orthographié Furens, ce qui est plus respectueux de la culture du cru. Par la suite, quel académisme a décidé de dénerver le nom local pour lui faire retrouver la norme savante du latin, le « furano » antique ? Je lis par ici qu'un certain Jean Neyret, maire d'avant la Grande Guerre, a sa part de responsabilité dans l'affaire. La syllabe RAN ne grince pas, ne gouaille pas populo ou péquenot, gaga quoi, comme le RENS de Furens (prononcer Furain, en mouillant le son « ain », tout en le prolongeant un peu, et en étirant les commissures des lèvres dans un bref sourire. J'ignore par contre s'il faut insister sur le « S » final). « Furan » est le nom d'une rivière qu'on considère assagie, cours domestiqué par la langue des livres. Le Furens se frottait aux rives du vernaculaire ; voici, par la magie de l'orthographe, le Furan bien 'rectifié' — selon le terme de la déclaration d'utilité publique qui autorise les travaux. Le « Furens » du plan de 1856 est l'ultime occurrence de la rivière qui entre sagement dans l'ombre de l'écrit savant. C'en est fini d'elle, physiquement et métaphoriquement.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

     

  • 3502

    En amont et en aval de ce premier enfouissement, la ville pendant longtemps s'accote à lui, l'accompagne gentiment pendant des siècles, fidèle à la maternelle rivière qui l'a fait naître. Le Furan alimente, arrose, fait tourner les moulins, permet de laver les draps et de teindre les tissus (activités dont l'incompatibilité provoqua quelques remous), de forger le métal et de collecter les immondices. Tant que la ville se développe sur son axe est-ouest par dessus le Pré de Foire, le Furan ne gêne pas trop, on le laisse ailleurs miroiter sous le soleil et les étoiles. Un Terrier d'avant la Révolution Française montre que la seule partie recouverte est toujours celle du siècle précédent, comprise entre le pré de Foire et le début de la rue du Grand Moulin où il est à nouveau au jour (et pour cause, il faut bien le faire fonctionner, ce 'grand moulin') avant que la rivière s'évade vers le nord, parmi les prés, les vergers, les jardins des couvents. Déjà, le Furan est doublé par le grand bief des Usiniers. Car Saint-Etienne est une ville industrieuse et son industrie est en mouvement grâce au Furan. La nécessité d'alimenter en eau ces activités au fil de l'année implique de domestiquer le flux de la rivière, on la contraint en amont pour équilibrer son débit, on aménage son cours pour prévenir ses caprices. Parce que notre furieux, comme dirait Stendhal, est du genre cévenol, capable de crues soudaines et puissantes. Il fait d'importants dégâts. Lors d'une crue mémorable, il épargne une statue de Vierge (c'est une tradition un peu partout dans le monde : la nature contourne parfois quelques symboles, et les superstitieux battent des mains, voient se confirmer par là leur foi, en oubliant les destructions des mêmes, incomparablement plus nombreuses... suffirait de tourner la tête, d'aller voir à un kilomètre des lieux du miracle. Bref.) Le Furan tue, aussi. Combien de Stéphanois ignorent encore que la rue Gérentet est baptisée du nom de ce brave négociant nageant au secours d'un infortuné emporté par une crue, en plein Saint-Etienne, et se noyant avec lui ? (il faudrait avoir mauvais esprit pour y voir une distinction de classe, la glorification d'un acte d'une charité exagérée, d'un bourgeois se sacrifiant, contre la coutume, pour un pauvre anonyme. Le sacrifice inverse s'est sans doute produit, valut sans doute une messe, mais il faudrait, disais-je, avoir mauvais esprit pour donner crédit à un tel déséquilibre de traitement, je m'insurge donc contre une hypothèse d'un tel cynisme. Re bref). Nous voici en 1860, la municipalité veut privilégier la rubanerie en centre ville, il faut pour cela une eau raisonnablement propre, alors on déplace les activités les plus polluantes. La Manufacture d'armes et la Compagnie des Forges et Aciéries de Saint-Etienne quittent le quartier des Rives et s'installent au nord de la ville dans le quartier du Marais, que dessert le chemin de fer. Le Furan perd alors de son utilité, et sa couverture est envisagée sur le quartier des Rives et de Valbenoite, c'est-à-dire sur l'amont.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3500

    Quand je marche sur la flaque minérale de la place du peuple, je me représente les lieux à l'époque où cet espace relativement réduit était nommé le Pré de Foire. Un pré donc, dédié, une étendue herbue traversée par le Furan, cours rapide, vif, caractère qui a motivé son nom (Furan, du latin fur : voleur. Leste et agile comme le furet, voleur qui fouille et fourgonne, éventuellement furtif mais pas forcément « furieux », comme le croyait le voyageur Stendhal en extrapolant une étymologie intuitive). Les grandes foires annuelles furent bientôt à l'étroit dans la cité médiévale, bornée à l'est par la rue des Fossés, au pied de la colline des Pères. Hors des remparts, en contrebas et tout proche de la porte de la cité médiévale, le large pré et son courant limpide offraient tous les avantages. C'était ouvert, plat, sans doute ombragé par endroits, une vision que n'aurait pas reniée Honoré d'Urfé. Un tableau champêtre, pour résumer. Nous sommes au XIIIe siècle, le Furens est à l'air libre. Ça dure plusieurs centaines d'années, et puis on en a assez du manque de place. Celle qu'on nomme pourtant la « Mère Rivière », tantôt torrent impétueux, tantôt ruisseau exsangue, en impose de moins en moins au milieu d'un urbanisme de masures greffées à ses rives déjà malsaines. Pour tout de même boire une eau potable, on construit une conduite depuis la plaine de Champagne, vierge d'artisans et d'effluents, dans le quartier de Valbenoîte au sud de la ville, et on la transporte jusqu'à une fontaine, au point central et populeux de la place du Pré de Foire. En 1636 le Sieur Alléon se voit autorisé à couvrir ce ruisseau, qu'il faut se donner la peine d'enjamber en été, qu'il faut franchir avec difficulté lors des débâcles de printemps. Des voûtes sont jetées sur la rivière, le Pré de Foire fait place à un continuum urbain. Comme dans nombre d'autres villes du monde en quête d'espace à bâtir, on apprend à s'émanciper de la césure du cours d'eau. La marche vers l’oubli est amorcée.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3498

    D'abord, il y avait une rivière, essentielle au point de donner son nom à l'embryon de la ville, à la situer en tout cas : la Saint-Etienne latine est dite d'abord « de Furano » : du Furan. Rivière plus qu'essentielle, séminale peut-on dire, puisque c'est par son action géophysique sur un terrain variablement tendre que s'est fabriqué le creuset, qu'a été ménagée la dépression entre les collines de grès houillers où la ville s'est déployée et demeure confinée. Dans une certaine mesure (géophysique justement), il s'en est fallu de peu pour que Saint-Etienne ne soit pas. Le Furan prend sa source à un kilomètre d'altitude dans les monts du Pilat, non loin de la ligne de partage des eaux. À cent mètres près il aurait pu tout aussi bien s'en aller par le bassin versant du Gier, avec ses affluents éroder un autre sol, nourrir une autre plaine, rejoindre à l'Est le Rhône. Il s'est déversé bénévolement vers le nord, et l'ouest - où il a poursuivi sa route jusqu'à la Loire, sculptant le berceau stéphanois. Et puis, un jour, l'histoire du Furan a rencontré l'histoire des hommes.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3497

    Revenons justement au sous-sol, creusons encore. C'est le rôle des écrivains dit-on, terrasser, fouiller, remuer la glaise humaine, ce qui a autorisé le rapprochement du maçon et de l'écrivain, par leur éventuel penchant pour la boisson. Parce que dans les deux cas, ça donne soif de creuser.

    Revenons aux galeries et ajoutons à la terre noire, à l'air empuanti et au feu toujours à craindre, le quatrième élément, l'eau, seul capable d'empêcher les fameux « coups de poussiers ». L'eau montée de là-même, filtrée en surface dans des cuves qu'on appelait bols et renvoyée sous pression en bas, mêlée à la poussière qu'elle affalait, réduisant les risques de déflagration du mélange gazeux air/poussière. L'eau dans les mines. Qu'on nomme l'exhaure quand on la retire, une alliée comme je l'ai dit mais aussi un danger quand elle surgit au hasard d'un piquage, redoutée autant que le grisou, plus imprévisible encore. Meurtrière. L'eau présente partout, invasive, obstinée, qui s'infiltre patiemment ou abonde à gros bouillons sombres. Dans les années 72-73, l'exploitation de Couriot arrêtée, on diminua le volume d'exhaure, on abandonna l'immense réseau de galeries à la montée naturelle des eaux. Rapidement, la nappe phréatique s'éleva, jusqu'à moins de dix mètres de la surface. Ce qui explique, d'ailleurs, que le visiteur du musée de la mine ne descend qu'à quelques mètres et ne parcoure qu'une reconstitution de galerie, dont les flancs de houille sont reproduits par moulages de plâtre peint : les galeries authentiques, les plus proches, sont à cinquante mètres, et furent donc vite englouties. De même, le puits Verpilleux, dont les pompes d'exhaure furent coupées en 1972, ont causé une montée d'eau sur l'ensemble des secteurs Est et Ouest de Saint-Etienne. De Verpilleux, de Couriot ou de Pigeot, dans les années qui suivirent, l'eau dévorante et empressée a grimpé, envahi, et resurgi enfin, au hasard des failles et faiblesses du sous-sol, à la piscine Raymond Sommet par exemple, dans la plaine Achille, submergeant les chaudières, à l'entrepôt Casino vers Méons et vers Villars, sous la forme d'un véritable geyser, boulevard de Thiers aussi, provoquant un effondrement de la chaussée, bloquant la circulation de la grande rue. Malgré embouages depuis la surface, pompages, serrements ou barrages en profondeur, l'homme n'arrête pas l'eau, ses efforts dérisoires ne font que suspendre momentanément l'opiniâtre poussée. Saint-Etienne négocie en permanence avec cet élément, elle active en continu deux stations de pompage de la nappe phréatique et ce faisant ne fait que retarder l'inéluctable inondation. Lionel Bourg synthétise l'idée par la puissance de sa poésie en évoquant une Venise carbonifère. Existe-t-il des arbitrages définitifs avec la nature ?

    L'outrage serait de négliger le caractère vital de l'eau. Ah, elle encombre, elle désorganise, elle gêne ! On s'acharne à la contrôler, quand on ne la salit pas. Demain, demain les amis, écoutez la voix de Cassandre, dans trente ans de là, vous ne la trouverez plus si envahissante. Vos enfants peineront à imaginer l'abondance que vous connaissez.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3496

    Je n'ai pas d'amour pour les territoires industriels, pas de bienveillance pour ces mythologies-là. Le meilleur de moi, ici, est dans ma compassion pour des êtres dont on a utilisé la force de travail. Un vernis de majesté ou de héros, concocté par les dirigeants et incessamment rafraîchi par toute une société complice, a pu les convaincre, seul, qu'ils étaient mieux que de la chair à charbon. Rien à faire, je les vois tout dépouillés de magie, en soldats sacrifiés. Visiteur des lieux où rodent leurs fantômes, je n'éprouve au mieux qu'une intense tristesse, une révolte contre ce qu'on a fait subir aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux animaux, pour le profit. Le profit de quelques uns, car il ne m'est pas apparu que les dizaines de milliers d'emplois générés par la mine, avaient enrichi d'autres situations que celles des actionnaires, des maîtres et des cadres. Les hommes ont été payés, certes, mais combien ont pu franchir, grâce à cela, les limites — j'allais écrire « la fatalité » — de leur condition, ou la faire franchir à leur progéniture ? Et la ville ? Hors l'Ecole des mines, où des cadres et des ingénieurs, rarement issus de la classe ouvrière, se formaient ; hors les tragiques bas-reliefs de la bourse du travail, la triste sculpture en mémoire des fusillés de la Ricamarie, une frise sur le bâtiment des ingénieurs des mines, quelques monuments tout aussi mélodramatiques élevés ça et là, quelles belles réalisations populaires ont-elles été engendrées autrement qu'en hommage, par les salaires des mineurs ? Pas même un représentant de bronze devant la mairie, où l'homme de métal symbolise la métallurgie. Hors certaines maisons de maître, en quoi les Houillères ont-elles haussé la ville et ses citoyens ? Un peu de survie, juste assez d'argent pour attirer des générations autrement condamnées à la famine. La mine ne fut un substrat que de la peine des gens. À ce bilan, je ressens plus que de la tristesse, plus que de la compassion ; je ressens de la colère. Colère sans doute illégitime, car je n'ai en rien été lésé, mais c'est ma fraternité — bien commode je le sais — avec les enfants de Louise Michel, de Hugo ou de Vallès. Des misérables ? Pas si simple. Ils se voyaient en seigneur, on l'a assez dit. Quant à la population du pays et d'ailleurs, également fascinée par la mythologie des travailleurs de fond, elle se chauffait innocemment à leur sueur comme aujourd'hui l'on s'habille grâce à la souffrance des indiennes ou des pakistanaises, on téléphone grâce aux risques pris par de jeunes africains promis à la mort par écrasement, sans beaucoup plus de conscience. Finalement, l'apport du travail des mines, qui a maintenu en état de paupérisation toute une société, c'est peut-être l'essence populaire de Saint-Etienne, celle que les amoureux de la ville élèvent au degré d'une sorte de vertu (dont serait dépourvue Lyon la bourgeoise, souvent donnée en comparaison.) Et avec cette popularité, comme à Roanne que j'ai étudié mieux, avec cette rudesse de vie, s'organisa une solidarité ouvrière, bien nécessaire. Fertile, ouvrant sur la création de clubs sportifs, d'associations culturelles ou caritatives, elle entraîna, cette solidarité initiale et nécessaire, une façon de s'allier, des amitiés, des forces, des courages, des résistances, elle produisit et conforta un autre réseau, en surface celui-là (ce qui ne signifie pas « de surface »), entre les gens. Un réseau pérenne, efficace, une manière de maintenir les liens de la société. Des grèves, des manifestations, y compris pendant l'occupation, forcèrent le destin. Aujourd'hui, le réseau populaire poursuit son œuvre, son maillage solide de relations humaines équilibre la sape des galeries. 

  • 3494

    Il existe une fascination pour ces métiers du fond, des fantasmes liés aux mythes d'avant l'histoire, c'est humble et obscur, l'écho d'une parole runique qui demeure, s'accroche aux cauchemars, aux peurs des lunes et des nuits, des tréfonds, des abysses, des gouffres, des temps où, le verbe faisant défaut, les effrois s'incarnaient sans la bénédiction des contes et prenaient la forme tangible des esprits. Elle prolonge ses effets en moi également, cette fascination, et si j'ai choisi d'aborder le questionnement de la ville par le filtre de ce qui gît sous elle, c'est en partie à cause de cette vieille hantise des profondeurs, inextricablement liée dans mon esprit aux mystères du labyrinthe. Minotaure, abîmes, galeries enténébrées, mugissements des origines, cavernes, préhistoire et matrice, perditions... Tout cela me parle de l'humanité, sans cesse. La mine me parle des humains, du destin et de la fatalité, le labyrinthe me parle de l'humanité irréductible du minotaure, cet hybride dont la part animale est aussi inaliénable que sa part d'homme. Les souterrains me parlent de la condition humaine. Et je ne discerne aucun jour au terme de la marche, c'est mon époque qui veut cela. Nous sommes au XXIe siècle et il semble bien que nous connaissons enfin le terme du labyrinthe. Un mur définitif.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3491

    Quelle odeur avait la combustion du charbon ? J'ai connu cela, mais c'est trop lointain, les images revenues ne font naître aucune remémoration de fumet. Enfants, chacun notre tour, nous étions désignés pour remonter les boulets noir mat, leur poids minéral confiné dans un grand seau de zinc — ou était-ce un broc de tôle émaillée ? Nous alimentions le petit poêle de l'atelier de mon grand-père. On allumait, on tisonnait les poignées rougeoyantes, de la lave en fusion maîtrisée par notre petit pouvoir. Quelle odeur ? Le minéral, le feu, la rocaille remuée qui crache ses braises, la fonte qui résonne, la fraîcheur de l'atelier qui lâche prise doucement… C'est loin mais pas assez sans doute pour que, à l'inverse, s'il advenait qu'on en brûle en ma présence, toutes les images ne surgissent pas instantanément en ma mémoire. Une telle occasion ne m'a pas été donnée. Je me souviens par contre de l'odeur à froid, dans la fraîcheur terreuse de la cave, des boulets de poussière, le schlamm moulé en balles de fronde des Baléares. Sous cette forme, le charbon était versé en éboulis par le soupirail d'où tombait les bruits et la faible clarté de la rue. Je sais que dans les mines, l'odeur de poudre de la houille percutée se mêlait à celle des défécations des hommes, des rats de belle taille (et par conséquent, pour protéger leurs sachons de demi-fourme, des chats, des gros, capables d'en découdre avec leurs puissantes proies) et des chevaux. Ceux-là, dont des générations se succédèrent au fond jusqu'en 1953, qui ne connurent le jour que pendant les sept semaines de grève de 1948 ou pendant les congés de 36 (enfin, à la bonne heure !) et pour les plus anciens, ne le virent une dernière fois que quand il était temps pour eux de mourir. Ceux-là, les ardennais ou les bretons, choisis parce que râblés et forts, qui avaient leur papier et sur le papier leur nom, dont certains devinrent légendaires. Là, on se souvient des Zadig, Illico ou Grognard, et ici d'un Lusitania, qui tirait autant de berlines qu'on lui en accrochait au train, et ne cala jamais. Cette promiscuité, ce peu d'hygiène entraînait des contaminations de maladies et de parasites, dont le fameux ankylostome, un ver venu en clandestin dans les tripes des verriers italiens vers 1830, une saloperie capable d'abattre les plus courageux. Un siècle mis à découvrir ce mal mystérieux, à diagnostiquer de simples anémies, avant qu'on ne désigne le parasite comme responsable et qu'on prenne des mesures d'hygiène.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3490

    [Toujours les crassiers de Couriot...]

    J'ai vu un grand-père, désignant à sa petite-fille, équipée d'un appareil photo, le triangle gris dans le lointain : « tu vois, c'est la mine » lui dit-il, avec une sorte de fierté. Le déchet résumait ou substituait à ses yeux la production envolée en fumée. Je suis frappé, devant une photo non-créditée, des années 50, qui montre les crassiers et la procession des wagonnets, des dimensions du site. C'est à l'échelle des pyramides, des mausolées cyclopéens, que s'inscrivent ces paysages industriels dans l'inconscient collectif. Leur bon poids de monument assoupi qui déforme les bâtiments autour, avec désinvolture mais sûrement. Voyez le carrelage des douches à Couriot, qui se soulève comme une échine monstrueuse. 3,5 millions de tonnes, peut-être immobiles ne cessent pourtant de déranger l'assise de ce qui les encercle. Des géants. Pas étonnant que des mythes en proviennent. « C'est la mine » disait le vieux. Et c'est le négatif de la mine pourtant, c'est un indice en creux si l'on ose, ou en relief une écharde, un scrupule qui impose de méditer sur lui comme sur un écho de la vérité. Car c'est de dessous, toute cette tripaille, ces bedaines renflées grasses de gaz, ça vient d'en bas. Et quand on considère que c'est la portion congrue de ce qui fut arraché... Sur 100 kilos de matière enlevée au front de taille par le mineur, il y en a 20 qui termine sur le crassier. Je les ai bien observés, chaque jour ou presque, par toutes les météos, sous beaucoup d'angles, depuis la ville ou la campagne, et à presque toutes les heures diurnes, de peur de louper le phénomène qui, dit-on, se fait plus rare, les décennies passant. Et un matin, j'y étais ! Du passage de la rue Henri Gonard pour me rendre à la médiathèque de Tarentaize, j'ai vu le grand crassier, un matin de février, se prétendre volcan. Des flancs et du sommet chauve, un pastel gris, distinct des remuements de ciel, fondait en s'élevant dans la brume montée de la ville. Le signe de la composition intime des collines de Michon, qui trahit le tri manuel grossier, assez pour négliger une proportion suffisante de charbon résiduel et amorcer le phénomène de l'auto-combustion : 8 % de la masse en combustible est le minimum requis. Est-ce qu'elles pensaient aux miséreux, les femmes au tri, est-ce qu'elles laissaient ce tribut aux glaneuses venues contre les pentes à la recherche d'un peu de méchante houille à mettre dans le poêle ? Sans doute pas, elles ne seraient pas restées longtemps à la tâche si on les avait soupçonnées de pareille gabegie.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3482

    Pourtant, du charbon stéphanien, il reste encore dans la région, des filons sûrement maigres, épargnés quand leur exploitation ne fut plus rentable et qu'on leur préféra une source d'énergie plus économique et plus propre. Un trésor inutile sur quoi dormir sans plus rêver. Au dessus de ces vestiges, nos lieux de vie font à peine un épiderme, nos trajets, nos rires et nos drames ne sont peut-être qu'une prétention d'insectes. Les crassiers en majesté, les machines restées au grand jour, témoignent d'un temps où l'homme menait sans remords une guerre de pillage que rien ne sanctionnait et certainement pas le jugement des hommes de l'époque, tout affairés à saisir ce butin, sans conscience d'un tribut à payer. Ce tribut existe pourtant. On le reconnaissait avec fatalité ; il a fallu quelques générations et une nouvelle sensibilité à la qualité de vivre pour s'en inquiéter. Les stigmates de la guerre menée contre Gaïa sont là, sous la ville. On l'a vu : sous le bâti se rappellent parfois aux terrassiers les blessures engendrées par le combat. Pas d'obus redressés par un soc de charrue pour dénoncer la sauvagerie humaine, mais une géographie de pilonnage, des trous de bombardement, des creux, des dépressions, des dolines, des fontis, des effondrements qui firent la légende de la ville. Un document récent de prévention des risques miniers stipule que le danger est en quelque sorte dépassé : « la stabilité générale des sols est aujourd'hui acquise » y lit-on. Les aléas ne sont plus à craindre. Hors un périmètre dûment cartographié, l'heure est à la reconstruction. Les affaissements profonds ne peuvent plus générer que de négligeables tassements en surface : des incidents rares dont les derniers datent de 2007 (un fontis de 3 m de diamètre, 6 m de profondeur) à l’Eparre ADAPEI avec quelques précédents bien documentés : en 2003 ( une cavité apparue lors de l’installation d’une machine) en 1994, dans le quartier de Tarentaize, en 1982 dans le quartier de Chavassieux, et l'année suivante dans le quartier de Terrenoire. C'est bien tout. C'est bien peu, c'est un bien piètre écho à ce festin de pierre dont les reliefs les plus évidents sont les crassiers. Tout est consommé, la paix est déclarée. Les cônes de terre aimés des Stéphanois — au point que certains les comptent au nombre des collines qui encadrent leur Rome en réduction — sont des monuments élevés en mémoire du combat à l'issue résolue.

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3480

    Plus généralement, les veines de charbon s'ancraient profondément, à la lisière des failles, dans des couches que les recherches empiriques des Grüner puis Beaunier aux XVIIIe et XIXe siècle, puis l'étude scrupuleuse des fossiles d'un certain François Cyrille Grand'Eury, avaient permis de cartographier. Grand'Eury avait compris que l'essence de certaines créatures fossiles signait plus sûrement que n'importe quel test, l'ancienneté et la qualité de telle ou telle houille, et que les arborescences des pécoptéridées, des cyathéides ou des odontoptérides, marquant la flore du Carbonifère et plus précisément du désormais catalogué et exemplaire stéphanien, étaient les repères nécessaires et suffisants pour rendre efficients les sondages du sous-sol. Le quasi-miracle du processus de fossilisation que, bien qu'amateur éprouvé je l'ai dit, passionné de science préhistorique, je suis capable d'expliquer sans me retenir d'y voir une opération magique (comment une moisson de fougères fanées, engobée d'humus, parvient-elle à muter en minéral à force de temps, c'est toujours un mystère et, donc, à mes yeux, une sorte de miracle) — a permis cette accumulation de pierre capable de fournir de l'énergie (tiens, n'est-ce pas un autre quasi-miracle, cela ?), et généreusement, sans compter — comme toujours la nature naissante en fut capable avant d'être nanifiée par l'embrassade jalouse des hommes — en des épaisseurs démesurées, remisées par l'histoire géologique à des profondeurs que nos aïeux, au Moyen-Age, pouvaient difficilement concevoir autrement que comme les parages du Pandemonium : au puits du Bardot, 331 mètres, au Grand Treuil, 515 mètres, au puits Couriot, 700 mètres, au puits Pigeot, un kilomètre sous la surface. Les progrès techniques permirent d'envoyer des hommes aussi loin dans la terre. Même les Enfers visités par Ulysse étaient plus accessibles que les profonds filons de houille du stéphanien. Il en résulte des ouvrages artificiels parmi les plus longs de l'humanité. Quelle tour de Dubaï inversée dépasserait un tel élan ? Mais élan invisible, une perforation dans le cœur d'un domaine tout aussi hostile à l'homme que l'espace. Ciel ou profondeurs, étoiles et abysses, cherchent à nous déloger, nous n'y sommes pas les bienvenus, nous ne nous y invitons que par la profanation encouragée du viol, à nos risques et périls. Et donc, un kilomètre de chute contrôlée. Des grappes humaines ballottées dans des ascenseurs à double cage, soixante à soixante-quinze hommes, précipités à 50 kilomètres-heure à la rencontre du charbon qui foisonne, mille mètres de ténèbres avalés en quelques secondes pour prendre pied, surgir tout étourdi de ce catapultage inaugural, encore prendre place dans un wagonnet, cheminer là dedans le long du travers-banc, comme poussé par l'air frais venu du puits, stopper dans un grincement aigu, descendre enfin, avancer au milieu d'un enchevêtrement de métal ou de bois, dans le boyau noir ponctué de lampes blêmes qui s'ouvre là, aller en somnambule comme les figurants de Metropolis, pour empoigner les pics de jadis ou les marteaux-piqueurs pneumatiques de l'ère moderne, s'attaquer au front de taille sur son aire dédiée, briser la roche, l'acheminer et la verser dans les bennes tirées autrefois par des chevaux, ou dans les berlines entraînées mécaniquement, et remonter au jour des milliers de tonnes de cette manne noire qui brûle et réchauffe. De telles profondeurs dans un environnement que ne dépassent en danger que les abysses de l'océan, de tels risques, de tels récits. Avait-on vraiment besoin de cela ? Considérant l'ampleur des chantiers, la taille des crassiers, la formidable dimension des machines, des rouages, des bâtiments, chevalements, moteurs qui animaient tout cela, et plus insensé encore : les sacrifices humains qu'elle exigea, on est saisi. Victimes en nombre, démembrés par la déflagration, écrasés lors d'une chute, asphyxiés, engloutis, submergés. Les catastrophes de masse, au début de l'ère industrielle, sont celles des naufrages, en attendant les avions abîmés du siècle suivant. Avec la mine, on découvre que le travail est un champ de bataille. À table, dans les familles, on débat des mérites comparés de la mort par noyade, par carbonisation ou par éparpillement. Le drame récurrent, à Saint-Etienne, n'a pas l'ampleur de l'immense massacre de Courrières, dans le Pas-de-Calais, quand 1099 mineurs furent emportés par un « coup de poussières » (soit la propagation dans les galeries, partout jusqu'aux moindres niches, d'un souffle ardent impitoyable), mais il s'égrène comme une désespérante litanie. Sur le seul bassin minier stéphanois, les victimes en nombre s'additionnent à un rythme épouvantable, en moyenne tous les trois ou quatre ans, depuis les 12 morts du puits Charrin, à Saint-Paul-en-Jarez, en 1810, jusqu'aux 6 du puits Charles à Roche-la-Molière, en 1968. J'ai fait un rapide compte sur ce siècle et demi de mort violente : près de 1300 décès, dont un certain nombre d'enfants, les plus jeunes ayant dix ans. Et je soustrais les blessés, graves ou pas, ceux qui sont peut-être décédés par la suite, et je ne compte pas les maladies, il n'est question pour l'instant que des accidents mortels, qui marquent les esprits et sont relayés par la presse, entraînent mouvements de solidarité et remise en cause de la sécurité. Une autre étude décompte quant à elle, pas moins de 5000 morts sur la même période et sur la même zone. Encore que le chiffrage des seules catastrophes ne soit pas certain, même à l'époque moderne. Dans un travail de recension, je lis cette précaution significative, à propos d'un accident en 1944 : « on parle de 9 morts ». On parle de... c'est-à-dire : il paraît, c'est possible, mais est-on sûr ? Malgré la précaution simple des numéros pris dans la salle des lampes, juste avant de descendre, il se peut donc que le compte soit douteux. De même, tous les noms des victimes n'ont pas été retrouvés, où sont-ils enterrés, ces mineurs inconnus, à l'instar du soldat qui gît sous l'arc de triomphe ? Et savez-vous que tous les corps n'ont pas été remontés...  Il reste des fragments de squelettes anonymes quelque part, au fond des puits. Il m'est arrivé de songer à ces fantômes, quand je faisais sonner mon pas sur le bitume.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3479

    La manne souterraine n'était pas forcément hors de portée. La houille affleurait dans le meilleur des cas, et la proximité de couches superficielles explique, ici comme ailleurs, qu'on put dès le XIIIe siècle, d'abord, piocher le charbon disponible à deux doigts des labours. La houille manifesta parfois sa présence, pour l’œil aguerri de l'ouvrier, au fond de sa propre cave ; comment résister, quand on a la compétence, le matériel et la force ? Impossible de laisser passer cette provende. L'homme retroussait encore les manches, en omettant d'aller à la messe, ce qui ne lui posait guère de cas de conscience, croit-on savoir. Une « gratte » bienvenue pour des travailleurs décidément infatigables. On dit que certaines faiblesses du sol, sous quelques maisons et rues stéphanoises, sont la conséquence de ces galeries clandestines, indénombrables, creusées trop près de la surface qu'elles ont fragilisée. Je veux bien croire que certaines maisons de la rue Aristide Briand, près de la gare du Clapier, furent ébranlées par le travail de sape de leurs propres habitants (j'ai entendu ce verdict : « ils l'ont bien cherché »), mais les façades étonnantes de la rue Ledin (située, quelle coïncidence, en limite d'une réserve dont nous verrons plus tard la logique) cette rue donc, avec ces fenêtres droites encloses dans des cadres obliques, ses commerces de naguère, disent des témoins, enfoncés trois marches sous le niveau du trottoir, la gare de Chateaucreux, construite sur des centaines de vérins en prévision des mouvements souterrains qu'ils devraient compenser, les silos de la médiathèque de Tarentaize, à peine achevée, ont dû être renforcés car les mouvements du sol menaçaient, la rue Beaunier dans le quartier du Soleil, modifiée par un affaissement et, dans le même quartier, à cause de plus de 20 puits creusés sur ce petit territoire, l'église Sainte-Barbe enfoncée de plusieurs mètres en un demi-siècle, des maisons bardées de fer, des ruptures de canalisations d'eau et de gaz dans les années soixante, et les tombes du cimetière du Soleil, avec ces granites qui s'affrontent, ses épitaphes qui valsent le long des allées, où l'on voit Pierre Ferraton (1901-1977) s'élever pour épauler Catherine Javelle (1887-1938), Jeanne-Marie Jacquemont (1845-1919) prise d'un sursaut indigné, se mettre en retrait de ses voisins, Joseph Jouffe avec toute sa descendance, basculer sur sa droite, Eugène Portal (1856-1907) avouer son penchant pour son contemporain et voisin de cimetière Alexandre (quant à la famille Coste dont la dernière représentante, Maria, a rejoint ses parents en 1984, sa modeste tombe a carrément pris le mal de mer. Il n'y a bien que les sépultures d'enfants que la farandole épargne, les petits fantômes pesant trop légèrement sur la terre, je suppose), tous ces bouleversements anciens, et de plus actuels que les conversations anodines révèlent : des toupies de béton l'une après l'autre versées en vain pour tenter de combler un trou apparut dans un terrain, des terrassiers confrontés à un fond de garage ouvert sur un gouffre, sont, plus sûrement qu'aux petits ouvrages dominicaux des ouvriers, dus à l'activité industrielle de l'ère moderne, celle que les derniers mineurs ont connue, qui est née au siècle de leurs grand-pères. Il en résulte ces quelques deux-mille ouvrages souterrains qui totaliseraient, si on les additionnait, une surface de cinquante-trois kilomètres carrés de chantiers. Voracité que tenta de contenir une décision municipale, la réserve que j'évoquais plus haut, imaginée à l'époque où Saint-Etienne accédait enfin au statut tant désiré de préfecture, contre sa concurrente éternelle Montbrison. Il fallait, conformément au prestige d'une telle promotion, permettre la construction d'immeubles luxueux, l'érection de façades orgueilleuses, bourgeoises. On créa un périmètre où les entreprises se retiendraient d'intervenir. Surface en forme d'amende comprise entre Tarentaize et Carnot, qui a ce nom étrange : l'investison, terme désignant précisément, selon le Larousse, un « volume de terrain qui doit rester stable pour ne provoquer aucun dégât sur des installations de surface du fait d'excavations minières souterraines ». On ne saurait être plus spécifique.

     

    Extrait de "à propos de Saint-Etienne", écriture en cours.

  • 3469

    Si on accorde crédit aux sculptures de l'Île de Pâques, il n'est guère étonnant qu'une civilisation menée par des grandes gueules avec un petit cerveau, ait périclité rapidement.

  • 3466

    Il est double, ce vertige, il tient du physique et du mental, d'enfouissements concrets et psychologiques, ou quadruple si l'on veut, puisque les deux états dudit vertige sont redoublés par l'existence de deux réseaux relégués. Ceux que mes camarades stéphanois, pourtant du cru, élevés ici, sûrement nourris de mythes locaux où la mine se taillait la part belle et où la mémoire du Furan et de ses crues se transmettait, ceux donc que mes camarades ignoraient ou dont ils ne parlaient jamais. Cette innocence est corrélée au présent de la ville, car toute ville se conjugue au présent, en surface, existe sans que soit nécessaire de s'occuper de ce qui gît, sous elle. Est-ce à dire que les villes mentent, qu'elles cachent leurs secrets, tendent une peau maquillée sur une chair remuante qui patiente ? Qu'est-ce que c'est que ce passé enfoui ou ce potentiel d'avenir que l'habitant, plus ou moins conscient, se permet de négliger ? La Mère-rivière à laquelle la ville doit d'exister, rien de moins, circule là dessous et l'on n'est pas près de la remettre au jour, quant au passé minier sur quoi je vais d'abord m'attarder, lui aussi reste tapi, et pour de légitimes raisons : place aux vivants et à demain. C'est terminé, tout cela, enterré pour de bon, et ce ne sont pas quelques roulements d'épaule du sol ou le précieux travail des érudits, historiens amateurs ou professionnels, ce ne sont pas non plus les collections, les restes dont on retarde le délabrement, qui vont imposer l'archéologie ouvrière aux hommes de demain. C'est un dilemme, ça. L'histoire minière, ouvrière, politique, fait partie de l'identité de Saint-Etienne. Cela ancre et élève, pourtant une tentation existe d'en faire le deuil, pour avancer. Comment faire ? « Comment s'extirper de ce XIXe » questionne Lionel Bourg. Laisser parler ce passé comme un vieux qui radote, le laisser s'éteindre comme se refroidissent inéluctablement les crassiers ? ou aller au charbon (c'était tentant...), remuer les souvenirs, insister, présenter la facture, en tirer des exemples pour l'avenir ? À cela, la terre donne sa réponse. Boulangée par les hommes depuis le XIIIe siècle, elle a de ces mouvements d'humeur qui forcent l'intérêt. Quant au Furan, génération après génération recouvert, honni, sali et maltraité, régénéré mais enterré toujours, il attend le bon vouloir des hommes pour retrouver une fonction, n'être plus seulement un courant souterrain, contraint, négligé, mais un élément essentiel pour penser la ville de demain.

     

    A Propos de Saint-Etienne. Écriture en cours

  • 3465

    Cependant (et est-ce que le statut de voisin invité excuse ou aggrave ce constat ?), je ne connaissais de Saint-Etienne que la surface, le grain de peau. J'ignorais sa nature ancienne et viscérale, ses aléas de puits et de rivières. Autour de moi, personne n'en parlait, camarades stéphanois d'origine ou étudiants débarqués indifférents, nos idées n'allaient pas s'égarer en deçà de nos semelles. Quand j'y pense, quels ignares ! C'est l'air, chemin pour les cris des jeux, la fantaisie des chansons, qui nous intéressait, ou bien la terre éventuellement, porteuse de jambes de filles, et l'air, encore, son froid d'hiver pénétrant, ses bourrasques d'été jouant dans les chevelures, toujours, des filles. Des années plus tôt quand, enfant, je m'étais amouraché de préhistoire, quelques expéditions à la recherche de fossiles nous avaient bien, mon père et moi, éloigné de nos campagnes pour aborder ces parages, explorer des restes affleurants montés des entrailles carbonifères, trier les intailles témoin d'une vie triomphante très antérieure aux hommes, d'une vaste genèse qu'en amateur je connaissais bien et qu'en lecteur de Hugo je retrouvais au début de sa Légende des Siècles dans cette nature qui « dépense un soleil au lieu d'une étincelle » pleine « d'arbres effrayants que l'homme ne voit plus. » Les fougères subtilement imprimées rejoignaient d'autres fossiles sur les rayons de mon petit musée domestique. À l'aune de ces évidences, j'aurais pu concevoir que la ville s'appuyait tout entière sur un récit immémorial, à demi-secret, enfoui. Mais un tel vertige m'était inaccessible autant qu'il était indifférent à mes amis. Vertige, oui, car il existe un vertige sous la ville.

     

    A propos de Saint-Etienne. Ecriture en cours.

  • 3464

    Je ne suis pas d'ici, pourtant j'ai eu des raisons de croire que je connaissais un peu Saint-Etienne à cause de quelques années traversées en études. Les unes, subies et délétères, les autres, voulues, fastes, et finalement tout aussi accablantes. Décidément, quel éternel insatisfait j'ai failli demeurer ! Mais aussi, comprenez : que peut bien vouloir un garçon convaincu de son inutilité ? Aucun cadre ne lui procure de joie. Ce fut Saint-Etienne, ç'aurait pu être Nîmes, Lille ou New-York, qu'importe, la ville où je vivais était laide, puisqu'à mes yeux, le cadre de mes errances morbides. Vous avez bien lu plus haut qu'il y avait l'amour, qui aurait dû parer la vie de beauté intégrale, indiscutable ; ce n'est pas ma seule contradiction. Les élans du cœur ne formaient que des parenthèses dans une attitude vulgairement négative, générale, un regard mauvais porté sur à peu près tout. Notre jeune couple était encore à Saint-Etienne lorsque j'abandonnai les Beaux-Arts pour me morfondre plus profondément encore au service militaire. A., ma future femme et mère de mes enfants, travaillait dans une petite usine en ville où elle montait des compresseurs à la chaîne, n'en était pas malheureuse, je la rejoignais à chaque permission, tout arrondi de bouffe de caserne, cheveu si ras que mes oreilles en paraissaient élargies, et nous avions prévu de nous installer un jour, de faire notre nid définitif à Saint-Etienne. L'appartement était vaste, agréable, bon marché, le Crêt-de-Roc nous convenait, sa vie de village, ses voisins, ses dénivelés de pentes ou d'escaliers que nos jeunes santés surmontaient sans problème pour aller et revenir de la ville, chiner en librairie, nous offrir les glaces monstrueuses qu'on servait dans le cadre bourgeois du premier Casino restauré, repeint de vert amande, nous rendre au cinéma l'Eden, là en bas, rue Blanqui, où je crois avoir vu les plus mauvais films de mon existence. Nous eûmes d'intenses bonheurs malgré les prédictions parentales, des retrouvailles joyeuses lors des permissions, malgré leur brièveté, puis de moins en moins joyeuses pour finir par nous voir l'un et l'autre en étrangers. Crise, abandon, départ... ce fut Roanne, notre socle sûrement puisque nous y étions nés et y avions grandi, qui nous réconcilia. Je voulais par ce bref rappel dire que Saint-Etienne n'est pas un système que je découvre. Invité en résidence, j'y ai déjà mes habitudes de promenades, mes amis, mes cafés. J'y connais même des plasticiens, des éditeurs, des comédiens, des écrivains, une société symétrique à celle du Roanne artistique qui est aussi mon univers.

     

    A propos de Saint-Etienne. Ecriture en cours.

  • 3463

    Pour un romancier, l'histoire de Jésus peut-elle être autre chose que celle de l'absence d'un père, et de la création d'un père de substitution, qui s'appelle Dieu ?

  • 3437

    "... des histoires de royaumes et de guerres, d'alliances et de trahisons, de puissantes dynasties et de brillants généraux, d'artistes inventifs et de héros légendaires. Des récits qui témoignent de la profonde originalité de la civilisation maya." (Télérama) Vous lisez comme une contradiction dans cette phrase, ou c'est moi ?

  • 3433

    Takeshi était le kamikaze le plus nul de la flotte. Il rentrait vivant de chaque mission.

  • 3432

    Avril 1912, quelque part dans l'Atlantique nord, une discussion anodine entre un architecte naval et un commandant dégénère. "Ah, il est insubmersible, ton bateau ? Ah il est insubmersible ?" "Parfaitement, même un commandant à la noix comme toi arrivera pas à le couler !" "Et là, si je fonce sur l'iceberg, là ?" "Que d'la gueule ! " "Putain, me cherche pas..." "Et ben, vas-y, ducon, vas-y, t'as qu'à essayer, tu vas voir !"