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choses vues - Page 36

  • Des oiseaux / 3

    Le martinet

    Au sortir du travail, on les discernait dans leur course folle, rayant le ciel loin au dessus de nos têtes. Un soir, un de leurs petits était tombé, minuscule et laid, sorte d'araignée couverte de duvet, ouverte sur un énorme bec. Enfin pas encore. Lors de sa découverte, à mes pieds, il était assommé, quasi mort. Le saisissant, je me suis aperçu qu'il vivait, ses moignons d'aile remuaient. « Un petit coup de déprime, ça va aller mon gars. Tiens bon jusqu'à la maison. » Une vingtaine de minutes à pied, le martinet ramassé dans ma main fermée à demi. Pendant le trajet, celui que je décide immédiatement de nommer Gibus (cette habitude humaine de nommer les êtres et les choses, depuis la Genèse, notre indestructible propension à s'approprier par le verbe...) et de croire masculin, va savoir pourquoi, commence à recouvrer son énergie et à s'agiter au risque qu'il échappe à la cage improvisée de mes doigts.

    A la maison, Gibus découvre l'attitude qu'il aura pendant tout son séjour : s'agripper à mes vêtements, sur la poitrine, grimper grimper et se coller dans le refuge de mon cou. Je lui prépare du jaune d'œuf, pris au bout d'une allumette, qu'il avale goulûment (maintenant oui, il n'est plus qu'un grand bec entouré de duvet). En quelques jours, nous voyons les plumes apparaître et notre bébé se métamorphoser en oiseau digne de ce nom, et de voler bientôt. Plusieurs essais dans la maison, sous le regard ébloui des enfants, précipitent Gibus au sol malgré l'élan que nos lui donnons. Pourtant, il devient vigoureux, il donne de la voix, grimpe plus vite jusqu'à mon cou.

    Un soir, je décide de reproduire l'essai. Nous sortons dans le jardin, nous plaçons face à face à quelques mètres de distance. J'envoie le martinet, il bat des ailes, tête enfoncée dans les épaules à la manière d'un sprinter, il frôle ma femme, et disparaît. Nous restons stupides plusieurs secondes à contempler le ciel où Gibus s'est évanoui. On se dit que, l'instinct aidant, l'an prochain il reviendra saluer ses parents adoptifs. On n'y croit pas mais on se le dit. Il ne reviendra pas.

  • Des oiseaux /2

    Le gypaète

    Immense un instant. Je l'ai vu comme ça : immense, tant ses ailes encombraient l'espace. Notre petit salon s'était animé d'un coup sous l'effet de son affolement. Ma femme l'avait récupéré dans le jardin. Elle avait vu le rapace -car c'était un rapace, tout l'indiquait : ses fortes serres dont nous nous gardions, son bec crochu menaçant, ses magnifiques yeux jaunes- se briser contre un câble et tomber en désordre dans notre terrain. Elle avait surmonté sa peur, s'était équipée de gants de jardin et d'une couverture, avait ainsi maîtrisé ses soubresauts de bête prise au piège. Elle l'avait capturé. L'oiseau était là, effrayé, menaçant, bec grand ouvert, yeux écarquillés par la certitude de sa dernière heure venue. Ce n'était pas une buse, oiseau de proie courant chez nous, c'était plus grand, un plumage clair, une gueule qui tenait plus de l'aigle que du faucon. Le vétérinaire au téléphone conclut qu'il s'agissait d'un busard. Que faisait-il ici, en pleine ville ? Nous n'habitions pas loin du fleuve et de ses zones inondables laissées à la nature. L'environnement urbain était donc tout relatif.

    Enroulé dans la couverture, serré comme en langes, le busard fut emmené et remis au vétérinaire. L'aile cassée, impossible à réparer, le spécialiste résolut de le piquer. Bon sang, un fauve pareil, une telle majesté, anesthésiée et exécutée comme un vieux chien, quelle pitié !

    De ces irruptions de la sauvagerie dans notre univers policé, qui font réaliser, par le pouvoir de mort qu'on s'octroie sur elle, combien nous phagocytons tout le vivant qui n'est pas nous, combien nous le réduisons promptement à la domesticité, et la prétention que nous avons à être charitables, tandis que nous tentons de ne pas avouer notre cruel statut de maîtres.

  • Des oiseaux /1

    La chouette

    La marche dominicale à travers les bois n'était pas négociable, hiver compris. Qu'importaient nos lamentations d'enfants que le désir de voir enfin tel téléfilm ou émission suscitaient, il fallait aller se promener le dimanche, marcher sur les sentiers en poussière ou les sous-bois humides, c'était au-delà de la question de la santé, inscrit dans le marbre comme une tradition. Dimanche, c'était marche, point final.

    L'exercice se transformait parfois en émerveillement. Les paysages solitaires sur le plateau de la Verrerie, les cascades moussues dignes d'Excalibur au fond des gorges du Désert, et les fûts immenses des Bois noirs offraient des ambiances que ma petite cinéphilie d'enfant reconnaissait.

    Un jour, nous trouvâmes une chouette blessée. J'étais petit, les détails de la capture m'échappent. Je vois un remuement incertain, mon père qui s'approche... le reste est très flou, peut-être jamais vécu, en fait. Par contre, je me souviens clairement de la chouette, figée comme une petite déesse au dessus d'un placard extérieur, sur le balcon qui menait chez nous. Mon père l'avait installée là et elle patientait ainsi la journée entière. Mes parents la nourrirent d'abord je ne sais comment, et nous la saluions mon frère et moi à chacun de nos passages, partant ou revenant de l'école. Elle tournait vers nous son regard incessamment étonné, sa face plane de dessin animé. On ne la dérangeait pas, on la regardait à peine après un temps. Une voisine comme les autres.

    Bientôt, mon père s'aperçut que notre invitée s'envolait pour ses chasses nocturnes. Elle était guérie.

    Je n'ai pas souvenir non plus de sa restitution à la forêt que nos soins lui avaient fait quitter, mais je retrouve facilement l'image de cette compagne muette, de son expression de sérieux et d'attention quand nous lui parlions, de la bonté que je lui prêtais.

  • Les misérables

    Il m'arrive d'insulter mes chats quand ils réclament leur pitance de façon indécente : « Vous êtes misérables de pleurer ainsi comme les mendiants les plus démunis ! vos supplications pitoyables, vos prières pathétiques ! Vous devriez avoir honte, vous devriez dédaigner fièrement cette pâtée moulinée et vouloir chasser de la viande rouge, palpitante, comme les grands fauves que vous fûtes. Je vous méprise ! » et comme j'ouvre la boîte, pressé par leurs cris, je me demande si, peut-être, leurs miaulements ne seraient pas plutôt des ordres.

  • Que serais-je sans elle

    Nous sommes sur une petite route en lacets qui nous mènera à notre rendez-vous. Une amie expose dans un village perdu de la campagne et la route  escalade  en douceur un paysage qui ressemble à la Comté de Tolkien. Nous n'avons pas mis la radio. Je chante comme à mon habitude, ma douce chantonne en sourdine et puis, encouragée, elle se met à chanter à son tour. « Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre », elle hésite, se trompe, s'arrête, cherche les mots de Ferrat qu'elle adore. Me confie dans cette pose que ce texte dit exactement ce qu'elle ressent, tout ce que je suis pour elle, tout ce que je lui ai apporté. Elle s'excuse de chanter faux. Ce n'est pas vrai. Elle chante très joliment. Elle reprend, les mots reviennent « J'ai tout appris de toi sur les choses humaines... » Et moi, à qui ce message s'adresse, moi, insignifiant humain aimé comme personne ne le fut, je sens la bénédiction de toute cette bonté m'inonder de tendresse jusqu'aux yeux.

  • Avec le temps

    Je croise depuis des années cet homme dans la rue. Son statut de simple d'esprit avait quelque chose d'attendrissant et de poétique du temps de sa jeunesse. Aujourd'hui c'est un vieillard qui souille parfois son pantalon en marchant, sans conscience de ce qui l'entoure. Il ne porte plus sa petite radio contre l'oreille en permanence ; l'âge a anobli sa moue de débile léger. Il semble moins sidéré, presque commun. Il ne se distingue plus des autres passants. Ou bien nous sommes-nous tous amoindris jusqu'à lui ressembler ?

  • Amicalement, signé Chris

    Samedi après-midi chez Lauxerois à Roanne, donc, les amis et connaissances se sont déplacés pour me soutenir (et aussi, j'espère quand même, pour le livre lui-même). Je n'ai pas levé le nez de la table de signature. C'était encore un de ces moments merveilleux où l'on se sent aimé et entouré. C'est tellement bon, je vous assure.

    Je profite donc de cette note pour remercier affectueusement tous ceux qui sont venus me voir ou qui avait acquis le livre par anticipation, et me réjouir du soutien de ceux qui n'ont pas pu, mais achèteront "le psychopompe" dans les jours à venir.

    C'est étrange. Quand l'écrit a trouvé cette forme achevée de papier et d'encre, il devrait sortir de la mémoire de son auteur, désireux surtout de passer à autre chose, préoccupé surtout du suivant, qu'il a déjà entamé depuis des mois, mais le livre désormais se manifeste, réclame son dû, pèse par sa puissance d'objet et de contenu. On ne se débarrasse pas facilement de ce qu'on a produit, tandis qu'on était à peine conscient de produire. Un paradoxe.

    Demain, Kronix reprend son rythme de croisière, et mon écriture de roman son rythme laborieux et régulier.

  • Faites en sorte que le souper soit prêt

    Grâce à une de mes merveilleuses nièces, j'ai pris connaissance de ce manuel d'économie domestique à l'usage des jeunes épouses. Il s'agit d'un livret catholique distribué en 1960. Instructif. A faire lire aux personnes qui rechignent à penser que le progrès est vain ou que mai 68 n'a pas apporté son lot de bénéfices. Un bonheur de lecture. Les derniers paragraphes sont hallucinants.

     

    Manuel_scolaire_catholique_de_19601.pdf

  • Ce qu'on sait déjà

    Certaines expériences de physique simple sont à la portée de tous. Il existe des antagonismes dont nous percevons les effets, avant même d'en avoir subi les conséquences. Par exemple, la lecture et le bain sont incompatibles, et un livre de Pierre Jourde coule comme n'importe quel Marc Lévy au fond de l'eau, même parfumée, et ses pages collent l'une à l'autre comme n'importe quel papier. Autre exemple : l'électronique audiovisuelle se remet très lentement d'une aspersion de café matinale. Sans l'avoir expérimenté, on le devine. Et en effet. Ensuite, on peut en déduire des statistiques sur la fréquence des accidents domestiques (pourquoi tout ça en l'espace de quelques heures ?) et sur le handicap d'avoir été créé avec deux mains gauches.

    Pour ceux qui s'étonneraient qu'un type sensible à l'environnement se prenne un bon gros bain très chaud au lieu d'une douche, je répondrai que d'abord, une fois n'est pas coutume, et que, l'autre soir, j'en avais rudement besoin. Oh oui, j'en avais besoin !

  • Témoins que rien

    Les amis que je connais ne s'enthousiasment généralement pas à la vue d'un couple de témoins de Jéhovah. Au mieux, ils remercient et déclinent toute offre, fut-elle divine ; au pire, ils les envoient se faire bénir ailleurs et claquent la porte. Je ne suis pas d'accord. Quand ces valeureux porteurs de bonne parole débarquent chez moi, c'est la fête. Je les accueille, les enveloppe, les cajole, les invite. Ils entrent, heureux et innocents, peut-être un peu décontenancés par cet enthousiasme inhabituel. Là, je pose une Bible sur la table, et j'attaque par la Genèse. Que pensez-vous du déluge, de la soumission de la femme, de l'interdiction sournoise de Dieu en son jardin, de Sodome et Gomorrhe ? Quelle est cette justice qui avorte des milliers d'enfants innocents, qui éradique une ville entière, etc. ? Je les tiens ainsi jusqu'à ce qu'ils regardent autour d'eux, perdus, cherchant une issue. Je les tiens encore, quand ils se lèvent pour me saluer, me remercier mais il va être l'heure de manger, je les tiens encore sur le seuil, dans la rue, leur propose de revenir c'est dommage on n'a pas fini. Je n'ai malheureusement effectuer ce pugilat que trois fois dans ma vie et je manque donc de pratique. Cependant : trois combats, trois KO.

    On peut me trouver cruel et peu charitable, et on pourrait soupçonner une intolérance envers les croyants. Ce n'est pas ça. Ce que je déteste, c'est le prosélytisme. Je ne vais pas frapper aux portes pour expliquer que je détiens la vérité ou que l'athéisme est un bienfait. Donc, quand un de ces braves enchristés vient frapper à ma porte, j'estime que la guerre est déclarée, et je lutte avec mes armes. Ite missa est.

  • Rebut

    C'est une grande toile. Plus d'un mètre cinquante de hauteur, plus d'un mètre à la base. C'était un grand autoportrait où je figurais assis, torse nu, m'apprêtant à commencer un tableau vierge. En retrait, l'air moqueur, j'avais représenté mon épouse (cela date de l'époque où j'avais une épouse). Ce tableau était remisé comme les autres au grenier. Pas oublié, mais négligé, y compris par moi, qui ne me soucie guère des traces qu'ont laissé mes tentatives.

    L'autre jour, à l'occasion d'une exceptionnelle réunion de famille, je me rends dans cette maison que j'ai léguée. En repartant, dans un coin du terrain, au milieu d'un tas de meubles en pièces, de vestiges illisibles, je vois le revers d'une toile. Au détour de ma marche, je découvre qu'il s'agit de mon tableau, balancé au milieu des gravats. Mon ex me raconte une anecdote qui la dédouane de cet acte désinvolte. Je m'en fiche. Se confirme seulement que je suis bien heureux aujourd'hui.

  • Et peluche si affinités

    Seuls visiteurs sûrement depuis des lustres, nous entrons chez ce petit homme solitaire. Connaissant notre amour des livres, il a décidé de nous montrer sa bibliothèque. Une bibliothèque exclusivement consacrée aux sciences, dans tous les domaines. Ma douce et moi nous frottons les mains par anticipation depuis que l'invitation a été lancée : cela fait des années et des années, quarante ans de professorat, qu'il achète régulièrement des ouvrages sur la biologie, l'astronomie, la physique, la géologie, les mathématiques, la paléontologie. Quelle merveille ce doit être !
    Nous voici dans le salon comble de rayonnages. Quelle surprise ! Nous ne voyons d'abord qu'une invraisemblable collection de peluches. Les rayons présentent des dizaines d'oursons musiciens, plâtriers, garçons de café ou docteurs, un orang-outang est juché sur l'ordinateur et une énorme girafe encombre le passage. Les livres ? Oui, on les devine, bien là, mais tapis, discrets, remisés derrière les bibelots, inaccessibles, invisibles, dévorés par un peuple de douceur figée, une foule de créatures endormies dans les limbes de la vénération enfantine.
    Nous apprenons qu'il s'agit d'une collection achetée pour sa mère, disparue depuis peu. Ce n'est pas une bibliothèque, mais deux mausolées confondus, que nous visitons. Une vie célibataire vouée aux deux amours de son existence, sa maman et la science. Et l'une des deux a triomphé de l'autre, l'a confinée, masquée, réduite, rendue à la thésaurisation d'un savoir stérile. Le petit homme n'est pas malheureux, non, il a concilié ces deux dévorations et y a consacré sa vie. L'appariement insolite des deux collections, tellement opposées dans leur caractère, entre érudition pointue et décoration poussiéreuse, forme le manifeste d'une solitude irréparable.
    Nous repartons, convaincus davantage qu'une bibliothèque est un patrimoine vivant qui se partage.

  • Sous les moules, le quotidien

    Nous veillons scrupuleusement, ma douce et moi, à nous épargner les considérations les plus triviales du quotidien. Quand nous échangeons le soir à table, c'est avec l'intention de ne rien évoquer qui ne soit pas noble, élevé, détaché des contraintes bassement matérielles. Il faut être très vigilant. Il y a des chutes douloureuses. Ainsi l'autre jour, je nettoyais quelque chose dans l'évier, et je me suis surpris à m'exclamer, pour que ma douce m'entende, là où elle était : "J'ai acheté des moules pour ce soir !"

  • Frère M. 2/2

    Le frère M. était désolé de tous côtés. Une désolation que nos cerveaux d'adolescents attardés ne pouvaient concevoir et qu'il me faut une analyse adulte pour enfin la mesurer. Nous étions absolument vivants ; il était noyé dans l'encaustique des bancs d'église. Nous étions des chansons et des farces ; il pistait des scélératesses et des perversions. Pas Frolo ni Savonarole, certainement pas, pas assez romantique ou assez cérébral pour cela, mais un prescripteur confit, dressé par des générations de peurs bigotes et malheureux -mais curieux- des vices de ces temps, déversés débordant bouillonnant autour de nous, de nos lectures et de nos jeux. Pas obsédé, pas taré, pas malsain, mais étriqué, dépassé, désolé en somme, disais-je. Il avait pour moi l'attention incrédule qu'on a pour les cas. J'étais un cas. Nul autant que c'était possible, je me révélais par exemple, dans un exposé sur l'origine de l'univers, l'astronomie, l'histoire de la terre, la préhistoire, embrassée d'un coup d'aile en une démonstration, ou bien au catéchisme, que les autres subissaient servilement, tandis que j'y buvais un nectar semblable à celui de toutes les mythologies où je puisais mon catalogue d'histoires, mes scénarii de films ou de BD. Il y eut une année, particulièrement, où le frère M. m'adora.
    Décidé à être absolument conforme à ma réputation de cancre, j'avais abandonné toute velléité d'améliorer mes notes. Elles n'étaient peut-être pas mauvaises dans certains domaines, mais c'est qu'alors, sans effort, je parvenais à m'y maintenir. Pour le reste, mon classement dévalait une pente apparemment insondable. Il y avait le problème des soirs d'étude. A l'internat, sous le regard sourcilleux de frère M., il fallait bien que je trouve une occupation, un loisir, que je pourrais pratiquer au détriment de mes devoirs mais qui ne me vaudrait aucune remontrance. Je ne sais comment la solution se présenta ; elle fut sans doute immédiatement évidente. Au fond de la salle, il y avait une petite bibliothèque. J'avais déjà consommé « la case de l'oncle Tom », « les lettres de mon moulin », les Pagnol, tous les « Signes de piste » et les souvenirs de madame de Sévigné (étrange voisinage), les soirs au dortoir ou les mercredis après-midi. Il restait la Bible. J'ai dû d'abord l'ouvrir par curiosité, conscient tout de même du manège de frère M., qui circulait entre nos rangs studieux. Il dut lever un sourcil, sourire peut-être, reprendre sa déambulation, le cœur bousculé par quelque certitude. J'étais bien sûr le seul à lire la Bible. Chaque soir, toute la semaine, toute l'année, j'ai lu tout l'ancien testament, avec un sérieux de théologien. Aucun besoin de révision, de travail, de rattrapage en  mathématique, en physique, en tout, en rien. Une paix royale. Il me suffisait d'ouvrir le Livre, et frère M. passait en souriant. Je n'ai pas fait, croyez-moi, semblant de lire ; je me régalais. Page après page, je découvrais le montage hallucinant, que, coutumier de la fiction, averti des ressorts de la dramaturgie, de la fabrication des héros, des artifices de la construction des récits, je connaissais pour les pratiquer constamment. Je voyais, à travers la solennité biblique, les écrivains au travail, les fabricants de récits à la tâche, je sentais la sueur des fonctionnaires commandités, et pas toujours adroits, d'ailleurs. Dans le souffle du récit, je vis nettement, mais quel âge avais-je ?, les maladresses concernant le héros principal : Dieu. Personnage raté, indécis, branlant, capricieux, adouci ou furieux, injuste toujours. Un imbécile pris au piège de ses propres décisions, les exemples abondent. Il n'y a rien de tel qu'une lecture assidue des textes religieux pour, sinon devenir athée, en tout cas, deviner l'entreprise de fiction sous l'œuvre monumentale et intimidante, l'humain sous le canonique et par là, leur dénier une quelconque transmission divine. Le doute commence par là. A la fin de l'année, j'abordais le nouveau testament, nettement moins rigolo que l'ancien, et déjà enseigné au catéchisme. J'arrêtais là. Les cours s'étiolaient dans une bénévolence de début d'été, les martinets se croisaient dans le ciel, les vacances approchaient. On m'annonça d'autres décisions quant à mon avenir qui, de toute façon, ne m'appartenait plus depuis longtemps. Mais ce fut sûrement l'année où j'avais appris la chose la plus intéressante de ma carrière d'élève. Penser par moi-même.

  • Frère M. 1/2

    On avait pris pour moi des décisions radicales. J'avais été médiocre et distrait, au lycée. On soupçonna des complices néfastes, des influences dont il fallait me délivrer. On me plaça dans une institution religieuse. Un endroit où, véritablement, la bêtise cléricale triompherait de mes tendances à déborder des cours par l'imagination. Je laissai du même coup celle que j'aimais tellement que nulle déclaration n'avait franchi mes lèvres et qui, donc, n'a jamais su. L'internat qui désormais, m'interdirait la semaine le retour à ma chambre douillette, ses livres et ses jeux, avait des allures de cataclysme, et mon arrivée là-bas, un goût d'exil. L'institution, fleuron de l'architecture religieuse du XVIIIème, présentait d'abord aux condamnés une monumentale gueule de pierre, garnie d'une grille forgée dans les temps bibliques par Tubalcaïn. Pour l'ouvrir, le gardien pliait l'échine, plantait ses talons dans l'allée de terre, et repoussait le monstrueux battant en soufflant. L'hiver venu, il imposerait la manœuvre aux jeunes forçats, exigeant en se frottant les paumes, qu'on aille plus vite.
    Derrière la grille, s'ouvrait une cour de gravier renouvelé chaque année. La cour était flanquée d'un bâtiment des années 50, béton greffé sans âme à la superbe bâtisse de pierre d'origine. Le corps initial de l'institution était ce monument magnifiquement proportionné, que composaient quatre étages vertigineux, sur lesquels se hissait encore une toiture d'ardoises extrêmement pentue. Les simples élèves que nous étions, pourtant totalement incultes en architecture, passions de longs moments à admirer la sobre puissance de la bâtisse, à nous interroger sur sa construction, le tour de force dont elle témoignait. A l'intérieur, les salles de classe présentaient la même austérité pieuse, les mêmes proportions écrasantes. Pas un plafond à moins de trois mètres au delà de nos doigts tendus, d'immenses fenêtres pénétrées de froid, d'interminables couloirs carrelés et deux énormes escaliers aux extrémités du bâtiment. A leur sommet, au prix d'une ascension de pèlerin, les internes essoufflés déposaient leur cartable et regagnaient leur couche.
    A mes yeux, des têtes nouvelles flottaient dans les limbes des premières journées. Des visages, peu de sourires, des noms qui me deviendraient familiers. Une alternance de la lumière, le basculement du soleil par dessus le grand toit. La petite statue d'une sainte, plâtre niais exposé sur un muret bien en vue, la distribution de goûters et l'odeur de cire des escaliers énormes. J'apprenais, comme les autres nouveaux, à dormir dans la promiscuité de gosses plus crades que moi, d'enfants trop petits qui pleurent plusieurs jours de suite et de quelques somnambules. J'apprenais les déambulations sournoises du frère M. au milieu de la nuit. J'apprenais la fixité des jours semblables, qui paraissent ne pas se succéder. J'attendais, accroché immobile à une paroi sans fin. Les jours tombaient dans l'abîme, m'écorchaient au passage. Je me fis des amis -ou plutôt des copains. Aucun qui partageât ma passion pour le surfer d'argent mais plein de types épatés par mes connaissances en mythologie.
    Le froid, dur et tenace comme un étau, avait le même effet mécanique sur nous. Il nous rentrait la tête dans les épaules. Nous étions tous plus ou moins diminués de quelques centimètres dès que nous quittions le tiède refuge du dortoir pour descendre à la cantine. Puis nos vertèbres se tassaient encore lorsque nous sortions dans la cour. Entre les murs, la bise s'insinuait, mauvaise et pénétrante. Nos épaules se soulevaient d'un cran, nos visages disparaissaient d'autant plus pour certains que d'énormes écharpes avalaient comme un prépuce le gland de leur tête. La cour ressemblait alors à une bizarre fourmilière d'insectes étêtés. Frère M. déambulait au milieu de cette agitation, hautain et lent, le béret petit et l'écharpe ajustée. Seul pour contenir la cinquantaine d'insoumis que nous étions censés être, il avait la bénédiction de ses supérieurs et des parents eux-mêmes pour nous discipliner. Je le trouvais stupide et cruel. Je pense maintenant qu'il était seulement obéissant. Religieusement obéissant. Ce qui confine pour moi à la sottise, mais n'en est pas l'inévitable corollaire. Frère M. ne plaisantait jamais, il était de ces régressifs auxquels on n'a pas su dire que tout n'est pas forcément sérieux. Sous sa férule, les internes les plus timides s'aplatissaient davantage et, bien sûr, les plus retors faisaient exactement ce qu'ils voulaient. A qui présentait le visage lisse des chérubins, tout était possible.

  • Troisième langue

    Un latiniste et un helléniste se rencontrent. Force est de constater, avec un brin de déception, qu'ils se parlent en français.

  • Déraillement

    Et tous les voyageurs, endormis sur leur banquette, arrachent le train à la trajectoire dite, le soulèvent et l'entrainent sur les rails du rêve.

  • L'évadé

     

    Toute sa vie, il avait attendu ce moment. Enfin, il allait pouvoir sortir, marcher sans entrave, courir même. Comme c'était bon d'avoir enfin deux ans !

  • SNCF surarmée

    Levant les yeux sur l'intérieur de la voiture du train où je vais cahotant, je découvre, non loin de la porte, une inscription, une marque peut-être, en lettres chromées capitales au dessus d'une vitre de séparation : « BOMBARDIER ». Quelqu'un a donc baptisé cette innocente voiture confortable aux couleurs pastel, « BOMBARDIER ». Je me demande tout de même quel humour ou quelle rage a permis à ce nom de traverser toutes les officines décisionnelles jusqu'à lui autoriser de figurer ainsi, en beau relief argent, au dessus de nos têtes. Mais je m'inquiète d'un rien, aussi.

  • La haine

    Ils se détestaient depuis toujours. A 1 an, ils se piquaient leurs jouets, à 2 leurs copines, à 3 ans ils constituèrent deux holdings concurrentes, et à 4 ans, ils se lancèrent en politique pour s'affronter sur le terrain idéologique. Jusqu'où seraient-ils allés s'ils n'étaient pas morts à 5 ans, prématurément vieillis par la haine ?