- Et, quand vous écrivez, à quel moment est-ce que vous savez qu'il faut arrêter ?
- Quand j'ai mal aux fesses.
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Tu m'aurais vu, impétueux, vif, inextinguible, du temps où je charriais des récits comme la crue emporte les berges ! Là, j'ai l'impression (et je m'accroche à l'espoir qu'il ne s'agit que d'une impression) de n'être plus qu'un oued sec dans l'attente de la saison des pluies.
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Causons avec Christian Degoutte
Kronix est fier de vous offrir ce grand entretien avec Christian Degoutte. Merci à lui. Cette « causerie » comme il préfère l'appeler a été réalisée par courriel, le mois dernier. Profitez, parce que la parole de Christian est rare, et, comme vous allez le lire, précieuse.
Christian Degoutte est né le 10 septembre 1953 « la même année que le livre de poche ». Il habite près de Roanne, à quelques pas de la Loire. « Pile entre les Montagnes du Matin et les Montagnes du Soir. Sur les marches tantôt du Forez, tantôt du Beaujolais…. » Romancier et poète, il lui est arrivé de se définir comme « Un cycliste en sabots sur les pentes du Ventoux ou comme un Dexter Gordon aux doigts cassés par l'arthrose. » Il participe à la revue Verso, dans laquelle il chronique les nombreuses revues de poésie dans une rubrique nommée « En salade ». C'est un auteur qui aime faire connaître le travail des écrivains et poètes (il rassemble des textes de Claude Seyve pour les éditions Gros Textes, en 2000, par exemple). Ce goût pour l'écriture des autres était visible, pour ma part, dans sa revue Bulle où il consacrait plusieurs pages à l'actualité poétique. C'est aussi l'impression qu'avait laissé son passage à l'écritoire d'Estieugues, où le garçon avait si peu parlé de lui, pour préférer raconter 'ses' poètes. On retrouve certains de ses textes dans l’anthologie Poésie d'aujourd'hui en Rhône-Alpes (Maison de la poésie Rhône-Alpes et éd. Le temps des Cerises) et dans La poésie de A à Z (éd Rhubarbe) de Jacques Morin. Après ses premiers textes comme Sibylles Ocres ou L'Homme de septembre (écrits sous l'influence de René Char ?) Christian Degoutte se tait pendant 20 ans.> Des remarques sur cette présentation ?
Christian Degoutte - Une petite correction : L'homme de septembre n’est qu’un bout de Sibylles Ocres. Cette plaquette, si je me souviens bien, est un bric-à-brac de poèmes plutôt raconteurs.
Sinon l’œuvre de Char avait un côté pétrifiant. Cette haute idée du poète qu’il interrogeait sans cesse faisait qu’on ne savait plus où se mettre. Je dis ça pour des gens qui ne sont sûrs de rien et surtout pas d’eux-mêmes.
Ceci dit, il y a des choses magiques dans l’œuvre de René Char : Congé au vent par ex. Qu’il vive, Allégeance, L’amoureuse en secret…
> Je vous ai entendu dire, à propos de votre "silence" de 20 ans, évoqué plus haut : « C'est comme ça, je n'écrivais rien d'utile » Vous pouvez préciser cette notion d'utilité en poésie, et pourquoi ce silence ?
En vrai, c’est le futile que je n’osais pas affirmer. Cette remarque a l’air d’une blague, pourtant… Bon, comme pour tout agissement humain, il y a tout un tas de causes à ce silence extérieur bien relatif : je noircissais des cahiers et des cahiers de notules, de bribes, d’intentions, de bouts de trucs, d’idées fumeuses…
D’abord une incapacité à se libérer des modèles, à oser ce qu’on croit juste. D’où « faire de la poésie » était, à la fois, rêve caressé, objet de pulsion, de désir, d’impatience, de violence et de répulsion, d’écœurement, de crispation. Un signe impuissance ?
Je ne savais pas encore que c’est le poème qui commande, qu’il a un fil comme le bois ; qu’il faut des années, voire des dizaines d’années, avant qu’il trouve sa résolution (ainsi que l’on dit en musique ? Comme si un poème était toujours l’objet d’une tension harmonique !)
Je ne savais pas que l’on a beau faire, que l’on écrit toujours depuis l’intérieur de sa nature, son vécu, ses capacités… Que jamais je n’aurai les jambes de Marie-Josée Pérec, d’Eddy Merckx ou la couenne amarinée d’Éric Tabarly.
Enfin un jour je suis tombé sur ce propos de Constantin Brancusi : ce n’est pas que les choses sont difficiles à faire, ce qui est difficile c’est de se mettre en état de les faire. Y’avait plus qu’à.
Retour à l'écriture dans les années 90 avec ce que vous appelez de « faux poèmes »
> Comment ça ; de faux poèmes ?
Retour ? Donc non. En farfouillant dans mes cahiers, mes manies, mes tics m’ont sauté aux yeux. Par exemple j’écrivais « comme si » à tout bout de champ. J’ai fait une collection de ces phrases commençant par cette expression. Je l’ai envoyée à Roland Tixier qui l’a publiée aux éd. du Pré de l’Age sous ce titre Comme si. Cet ensemble a plu à Claude Seyve qui m’a sollicité pour sa collection VR/SO : j’ai de nouveau puisé dans mon bric-à-brac de phrases pour composer Jokari. Zéro inspiration là-dedans. Juste du collage. Si c’est pas ça qu’on appelle faire semblant de faire de la poésie ? Tordre des notes intimes pour les ordonner en suite : j’avoue que cela a fini par être un procédé. Un truc qui n’avance à rien. Comme s’il n’y avait personne à l’intérieur du texte. Quand j’ai laissé les choses en fouillis comme dans Sur les hauteurs de St Polgues, elles me sont devenues plus justes.
Vous dites aussi que vous faites « fictionner la poésie ». L'un de vos récents ouvrages est une sorte de nouvelle poétique Jour de Congé sous-titré « Récit », d'ailleurs. Une femme, qu'on imagine jeune (« tendre cycliste, juste vêtue des particules de la vitesse) profite d'un jour de congé pour se promener en vélo, « sous un soleil massif ». On suppose un été dans le sud de la France... la jeune cycliste traverse le paysage. Une journée déroulée, une sorte de nouvelle. Du matin au soir.
> Un poème, c'est une histoire ?
Inscrire le poème dans une histoire, j’aime bien cette idée. Que le poème avance, nage, marche, roule, galope. Comme le Romancero Gitan de Garcia-Lorca. Et si la poésie, en passant, veut bien se montrer à la fenêtre, alors…
J’aime bien cette idée parce qu’elle nous débarrasse de tous ces gnagnagna du poète-prophète, visionnaire, flambeau de l’humanité, éclaireur de l’avenir ; toutes ces conneries du poème-tombé-du-ciel, de la poésie-extase, de la poésie-pépite (comme si le poème n’était pas autant dans ses scories…)
Parce qu’elle nous débarrasse des poèmes-discours, de ça qui nous veut en clameur au bas des tribunes.
Le poème n’est qu’un véhicule littéraire. Au bout du compte guère différent de la bicyclette qu’un mécanicien assemble dans son atelier, du soin prodiguée par une infirmière, d’une tarte aux pommes, ou de la prière adressée à l’invisible parce que d’un coup, sur nous, la douleur est trop lourde etc. Le poème est un acte humain comme un autre : chargé des mêmes mensonges et des mêmes vérités, etc.
La poésie, c’est différent. Elle est en quelque sorte transversale puisqu’elle voyage depuis toujours dans les poches de l’humanité : ce qui la suscite est à la fois commun à tous et particulier à chacun. Pas la peine de la chercher bien loin, elle reste à portée de main ou pour dire mieux : à portée de lèvres.
Jour de Congé est accompagné de créations graphiques de Jean-Marc Dublé.
> Comment s'est passé votre collaboration ?
Quand on écrit, souvent une bien étouffante solitude nous tombe sur le paletot. Faut sortir, trouver quelqu’un avec qui boire un coup, partager une tournée. Donc ce recours (cette sollicitation, cette prière) à des œuvres graphiques, à une personne qui les ferait, c’est bien trivial. Voyez : rien qu’une façon d’échapper à l’état déplorable dans lequel on se met en écrivant. Qu’attendent les artistes (plasticiens) du partage des pages avec un faiseur de vers ? Quel bénéfice espèrent-ils ? Quelle forme de promotion, de publicité (bien illusoire quand on connaît le retentissement de ce type d’écrit) ? C’est pour moi, un mystère. C’est à eux qu’il faudrait poser la question.
J’ai sollicité Jean-Marc Dublé parce que je connaissais son talent de « gribouilleur » qu’a pas la grosse tête. Et je savais qu’avec lui, j’échapperais aux barbouillages d’encre (genre essuyage de pinceau) qui sont à l’honneur dans moult livres de poèmes. Qu’il y aurait de quoi rire ensemble.
Mais ce que j’ai découvert, c’est l’homme à son métier de croqueur d’images ; comment ça le triturait rudement pour mettre en mouvement le paysage (mental) que traverse le texte ; pour produire les accidents qui relancent le poème. Pour en faire voir le contre-champ. Le contre-chant, ça marche aussi.
Dans la revue Voleur de Feu qui vous est consacrée, on découvre de grandes gravures d’Iris Miranda. Vous-même, à l'époque de Bulles vous ouvriez vos pages à des artistes. Souvent, la publication de poésie est le lieu (j'allais dire le prétexte), d'un compagnonnage visuel (il est arrivé que ce soit la photographie, pour vous).
> Que vous inspire ces liens anciens (et comme allant de soi) entre textes poétiques et images ?
C’est bête à dire, mais les images font s’ouvrir les livres. Ça ramène au plaisir des illustrés de l’enfance.
Sinon, je voudrais, bien naïvement, que chaque poème prouve la quadrature du cercle. Un des éléments de cette démonstration c’est que le poème soit une sorte de fête des sens. Les choses tombées du pinceau (ou du crayon) participeraient à cette fête. Pour danser avec le texte. Métaphore un peu cucul, j’en conviens, mais qui dit bien une façon d’aller ensemble des images et du texte.
C’est William Mathieu, le patron de Voleur de feu, qui a réuni les façons d’Iris Miranda et les miennes. On s’est retrouvés sur la même piste pour partager quelques valses. Qu’ils soient tout deux, Iris et William, vivement remerciés.
A propos de Jour de Congé et du vélo dont vous êtes un adepte (passez-moi l'expression), vous nous conviez, comme souvent, à un festin de sensualité. Sous la lumière, la robe de la cycliste oscille entre le vert et le bleu (« … les cuisses … dans le fourreau d'abeilles de la lumière »). La vie est sensuelle, tout respire et tout bat, la chair est partout sous le soleil : « les mamelles de bruyère » ; « une fillette sur une balançoire, échevelée jusqu'au sexe » ; « les cailloux gardent mémoire de la sueur » ; « le temps est un animal qu'elle caresse contre sa cuisse » Et c'est ainsi dans beaucoup de vos recueils (tous ?).Tenez : dans Henry Moore à Nantes, à la sensualité des femmes en courbes de Moore répond celle des robes des visiteuses, « plis nombreux dans l'étoffe des robes et des jupes comme une profusion de lèvres. » L'envie de toucher, bien sûr, est pressante (« toucher, toucher, toucher : ferraille et barbe, herbe, peau, toutes les peaux... »). Les jeunes étudiantes en job (et en robes) d'été surveillent « à l'intérieur des sculptures, je touche des os : la tige du fémur, la lame du tibia, les degrés d'une nuque, du désir dur. » « C'est oser qu'on voudrait, aller nu pieds... » « Je trouve aux figures couchées d'Henry Moore quelque chose des couilles étalées sur la cuisse. » Dans Sous les feuilles : « seins en grappe cuisses rapides sexes pressés chacun emballé dans sa peau » ; à propos des passantes : « larguer mes mains dans les passantes, toucher les danseuses » « toucher l'air prendre l'air à pleines mains plonger dans les danseuses » ; « toucher leurs gambades » ; « cette robe dont tu sors presque nue comme d'un lac de feuillages ». Dans Des oranges sentimentales, le sexe, sans tourment, est comme un dialogue solaire. Estival, coloré, à peine traversé d'ombres, entre sueur et salive, souffles, haleines, entre les cuisses nombreuses, toujours, et « la chair lunaire des bras », entre « la bouche sombre des aisselles » et les seins « jaspés de veines » entre pupilles et mains, et « sa bouche sur tes lèvres est un ocarina de glaise fraîche », tout l'inventaire des sources du plaisir des sens, des corps d'hommes et de femmes, accueillants, aimants, doux. Et la vitalité, le bonheur de l'amour, « comme on libère les fauves du souffle », « comme on croque tout le long du corps les petits bulbes des chagrins », « comme on pèse de toute sa chair sur l'impatience d'en venir aux lèvres » Etc. etc. Chez vous, tout est toujours sensuel. Je devine même un certain fétichisme de la cuisse… (une récurrence de l'image en tout cas, dont je vous accorde qu'elle est plaisante).
> Êtes-vous « l'enfant des automnes ? » (Page 33 de Sous les feuilles) qui apprend la sensualité en traversant en vélo des tapis de feuilles et en rêvant aux robes des baigneuses ?
Bon, je ne vais pas répondre à toute la question.
Oui, je suis par ma naissance comme Guillaume Apollinaire (pardonnez le côté je-me-pousse-du-col de la comparaison) « soumis au chef du signe de l’automne ». Mais je crois (pour le plaisir de dire) qu’on naît plusieurs fois au cours d’une vie (quand cette vie n’est pas trop tôt réduite à néant). Que nos vies, pour aussi continues qu’elles paraissent, sont, pour reprendre une image éculée, comme les rivières, relancées par des accidents dans leur pente.
Donc j’ai eu cette chance incroyable : une de mes naissances a eu lieu quand la minijupe déferlait sur la France. C’est quand même plus plaisant que de naître sous les bombes, non ? Les jambes des filles c’est l’été en toute saison. Je suis né aussi avec l’apparition des seins nus sur les plages. C’est cet instant de grâce qui fait, comme dit l’autre, que « je sais aujourd’hui saluer la beauté ! ». Je suis né quand la blonde dont j’étais amoureux se voulait frisée comme Angela Davis : elles étaient également explosives. Je suis né quand j’ai vu mes enfants sortir des « entrailles » de leur mère. Et j’imagine que je suis né à la poésie chez mes grands-parents dans cette grande salle qu’on appelait cuisine (la ferme n’avait que cette cuisine et une chambre) quand je lisais et relisais jusqu’à plus soif les douze poèmes de Maurice Carême du calendrier de l’année. Et les douze de l’année précédente. Etc. Pensez des paysans, jeter un calendrier ! Maurice Carême ! Je veux croire qu’il me sera beaucoup pardonné. Dans ce que j’écris…
On écrit qu’à partir de ce qui nous a éblouis ; que ce soit merveilleux, ravissant, terrifiant ou ignoble. C’est ce qu’affirment certains spécialistes. Tandis que d’autres spécialistes soutiennent que l’on n’écrit rien d’autre que ce qui nous a manqué (dans l’enfance, bien-sûr). D’où j’aurais ce besoin incessant de toucher, de caresser, de nommer le corps, les parties du corps, toutes. Bah ! De la même manière, j’espère, qu’Allen Ginsberg dans Howl : « Sacré ! Sacré ! Sacré ! Le monde est sacré ! L’âme est sacrée ! La peau est sacrée ! Le nez est sacré ! La langue et la queue et la main et l’anus sacrés ! Tout est sacré !... ».
Une combinaison des deux, peut-être : l’éblouissement et le manque ?
> Je dirais que vous comblez une timidité étrange dans la poésie contemporaine à évoquer non pas l'amour (ça…), mais le corps, les sens, la chair pétrie et caressée. Tiens : avez-vous imaginé faire de la sculpture ?
Vous avez l’œil ! Oui, c’est par là que j’ai commencé. Pour situer : j’ai 8, 10 ans… Comme mes productions, en bois ou en terre ou en boites de conserve martelées (chez mes grands-parents encore !) ont plutôt fait rire, ou pire provoqué des regards désolés (« c’est pas pour nous ça, les ouvriers, les petites gens, etc » était une des sentences maternelles. Du côté paternel, les références culturelles étaient plus nettes : giclettes de branleur et autres délires de tapettes) : j’ai abandonné la sculpture. Preuve que je n’étais ni Rodin ni Germaine Richier ni Emile Ratier. J’ai compensé (encore !) ensuite en fabriquant des meubles (buffet, armoire, lit, table, chaises, etc…) : du sérieux, de l’utile, du qui provoquait les bravos : on a tous nos faiblesses : on veut être aimé.
Ghost Notes et Au toucher sa peau brille, A huit et la petite foule et Chanson pour Hautbois semblent de la même veine ou parentes. En tout cas, participer d'une même intention, d'une attitude envers le quotidien, un catalogue d'images saisies, d'instantanés sur lesquels vous vous attardez qui feraient surgir des souvenirs musicaux ou que vous reliez à un morceau, de variété ou de classique, de jazz, de tout ce qui produit une culture musicale.
> Pouvez-vous nous parler de ces textes dont on pourrait croire qu'ils sont nés d'un même ensemble ?
D’une même évolution, peut-être ? Je reconnais une maniaquerie du détail réel, du détail sensible. Jadis on aurait dit du truc qui va impressionner la pellicule, mais au temps des pixels que vaut cette métaphore ? Ce sont des façons qui ne sont guère différentes du travail romanesque. Ça me rappelle ce conseil que Jean Paulhan adresse à Marc Bernard (un Goncourt d’antan) : « Ne dites pas les choses, montrez-les ».
Je ne crois pas que le poème tombe tout rôti dans le bec de l’auteur.
Je sais que, pour dire l’émotion (cette chose animale ?) qui est à l’origine du besoin d’expression, les premiers mots qui viennent sont des clichés, tous les tics mentaux accumulés. Qu’il faut commencer par s’en débarrasser. Et que si l’expression semble neuve, actuelle, souvent elle dit quand même des vieilleries.
Un exemple : une nuit d’été, une porte ouverte, une femme noire qui fait la vaisselle dans l’arrière-cuisine d’un restaurant. Elle chante façon blues. La première chose qui attrape, c’est le pittoresque, l’exotique ; je veux dire vu d’ici où les femmes noires sont rares. Et le blues de même. Le poème pourrait s’arrêter là. C’est sympa, l’exotique.
Mais cette femme me trouble (je crois que c’est un des maîtres mots du poème, ce trouble). Bref, je sens bien qu’elle dit tout haut quelque chose que je n’arrive pas à entendre. Je passe et repasse entre la Loire et ce restaurant : je relève les détails. Elle fait toujours la vaisselle, elle chante toujours. Ce que je voudrais parvenir à faire.
Ce trouble me renvoie à une autre femme qui avait ôté ses chaussures, à un homme assis au café qui ressemblait à la photo d’Eugenio Montale sur un livre que j’ai lu maintes fois, etc. à ces gens qui font corps avec l’instant, avec la matière qui les entoure : les jambes qui vont, les mains qui font, les mots qui soulignent les gestes, les gestes qui prolongent l’espace et font dévier la course du temps ; tout ce qui dit le trouble (la nudité, l’humanité ?) sous les apparences (sociales ?). Oui, ces poèmes sont nés d’un même mouvement. C’est les nécessités de l’édition qui les a éparpillés.
> Quand vous jouez*, arrive-t-il que vous pensiez 'poésie' ?
Penser poésie, non surtout pas : quand on fait de la musique faut avoir toute la tête à ça. Mais garder les oreilles ouvertes (les yeux, l’odorat, la peau, etc. itou) pour ne pas se laisser perdre la poésie si elle survenait. Ça oui.
Quand les musiciens parlent : dimanche dernier, nous travaillons des morceaux cubains. Notre chef nous prodigue ce conseil (c’est plutôt une exigence) : pour que ça danse, il faut que chaque silence soit dynamique. Voyez , pas besoin de penser poésie. Si l’on s’arrête sur ces mots : un silence dynamique : il y a de quoi nourrir ses sensations, son imaginaire des heures durant. Quelle leçon : Un silence dynamique !
C’est donc le contraire : c’est quand j’écris que je pense musique. Que je pique des trucs musicaux pour tâcher d’en faire des effets de langage.
Dans d'autres textes (dont certains inédits), j'ai pu admirer votre capacité à évoquer la musique, à décrire comment on la reçoit. Je sais que vous êtes musicien (clarinettiste), que votre compagne est accordéoniste… La poésie est traditionnellement associée à la musique. A moins de composer, les enjeux d'une pratique et de l'autre sont pourtant différents.
> Quel lien les unit, pour vous (ou les sépare) ?
Je crois que là-dessus, je n’ai rien à dire d’original.
Ce qui unit la musique et la poésie, c’est leur permanence : aussi vieilles (ou jeunes) que l’humanité l’une comme l’autre sont une pâte sonore avec des prétentions magiques.
Outre le besoin d’expression commun à tous les arts (voici une affirmation bien hâtive, mais passons), ce qui unit la musique et l’écriture, c’est en quelque sorte la mise en évidence de la relativité du temps.
Ce qui sépare poésie et musique : le concret et l’abstrait (je ne fais que reprendre des théories : de qui ?). Langue pour l’une, langage pour l’autre.
Mais quand l’écriture n’a qu’un fil la musique court plusieurs voix à la fois, mêle les registres. J’envie cette simultanéité. Je suis jaloux de la façon qu’a la musique d’installer le temps dans toute sa largeur. D’offrir sans cesse des instantanés panoramiques. Du mouvement panoramique.
C’est ce que fait Jérôme Bodon-Clair** lorsqu’il vient mêler ses compositions musicales au texte de Jour de Congé : il en élargit le propos. Il le transforme en moment choral. Et nous (Odile Gantier, Jean-Marc Dublé et moi-même) qui en donnons une représentation publique (j’aime ce moment) nous devenons un chœur. Un trio ! Bon d’accord, un trio.
Je reviens à la sensualité, chez vous. Elle n'est pas seulement celle des corps en surfaces, elle se trouve sous nos pas, « entre les larves qui boulangent la terre » ; (Jour de Congé) mais là, c'est une forme terrible, morbide, sur quoi vous revenez plusieurs fois. L'impudeur comme décrire un accouchement, crûment. Dans Sous les feuilles : « Orchidée de ta mère » où vous trouvez une manière incroyable de décrire un accouchement… L'inavouable, du deuil et de la mort « ce beau scandale que tu es de n'être venue que pour obscurcir de ton sang le mystère déjà si emmêlé de vivre » ; « puisque tu ne fais rien qu'à mourir je t'en prie ne fais rien qu'à mourir lentement » (c'est l'exigence qu'on pourrait avoir pour tous les êtres qu'on aime.) Ou dans Il y a des abeilles : « Tu reposes, juste vêtue d'un court jardin » ; « tu feras seule tes premiers pas de morte » ; « fallait-il que tu meurs pour que je devienne comme un autre ». Des mots qui vont jusqu'à l'obscène. Sous les feuilles, encore, le corps, sans artifices, sang viscères, excréments, os, fluides : « suivre les lacis palpitant de tes veines descendre lentement où mûrissent les fruits chauds de tes viscères » ; « la sauvagerie de tes organes ». Et dans Il y a des abeilles, « Je marche sur la terre dans laquelle Tu dors je marche sur ta nuit je marche Sur ton sommeil je marche sur l'eau crevée De tes regards Sur ta bouche remblayée De terre à galets tes dents descellées Comme des silex sont-elles déjà à coudre Bord à bord le tissu du temps Et la langue des baisers que tu Glissais entre mes dents quel fruit Pourri, quelle poire blette C'est déjà » ; « le jus de ta chair abreuve les prés alentour ». Des passages superbes et éprouvants (oui, cette interview est un exercice d'admiration, on l'aura compris).
> L'impudeur, l'inavouable, l'obscène… C'est encore de la sensualité, non ?
Le poème est le nœud de toutes mes contradictions. J’ai déjà dit ça. Alors, au risque d’être ridicule, il ne me reste plus qu’à oser ce qui me semble une évidence : c’est une femme qui a inventé la poésie. C’est le geste d’Eve qui invente la poésie : dans un même mouvement il y a la transgression, le don d’où viendront le plaisir, la jouissance, l’ivresse (comme on veut) et le désir de vérité (le savoir). Et aussi, ce qui découlera de ce geste : l’impossible retour, le sentiment de la perte, le regret.
Notre monde ressemble si peu aux temps mythiques d’Eve qu’on pourrait le croire perdu à jamais le geste d’Eve, enfoui sous les épaisseurs sans nombre des matières sociales, mais dans maints endroits, instants, où ça craque un peu, etc. il reparaît le geste d’Eve. Dans toutes ses dimensions. Avec toutes ses conséquences.
Chercher sans cesse le geste d’Eve.
Je me rends compte que j’ai répondu à côté. Que je me suis arrangé une histoire pour éluder la question. C’est pas bien grave ?
> Non. En allant plus loin, est-ce que la poésie ne serait pas la place de l'impudeur, de l'inavouable ? N'est-ce pas ainsi qu'il est utile, le poème : en exprimant pour les autres, leurs mots imprononçables ?
Pour les autres ? C’est le mot « pour » qui ne me va pas trop. Je rêverais plutôt d’un « avec ». Mais il est vrai que les poèmes créent parfois (souvent) une gêne certaine. Ce dont on se défend par avance en transformant la poésie en amusement, en exploit, en moment de virtuosité, en truc brillant.
Il y aurait bien ce que dit Annie Ernaux dans La honte : « J'ai toujours eu envie d'écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d'autrui insoutenable. Mais quelle honte pourrait m'apporter l'écriture d'un livre qui soit à la hauteur de ce que j'ai éprouvé… ? », mais puisqu’on a commencé par René Char, on pourrait finir avec lui, non ? « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ».*car Christian Degoutte est musicien (c'est précisé plus loin)
** Jérôme, compositeur vivant dans la région roannaise, complice de la compagnie NU.
Œuvres citées :
Comme si (Le Pré de l'Age)
Trois jours en été (éditions l'Escarbille)
Il y a des abeilles (édition Pré#Carré)
Des oranges sentimentales (éditions Gros Textes)
Henry Moore à Nantes (Wigwam)
Sous les feuilles (éditions P.i. sage intérieur)
Jour de congé (Thoba's éditions)
A huit et la petite foule ; Chanson pour Hautbois (éditions La Porte)
Ghost Notes (Potentille)
Au Toucher sa peau brille (Revue Voleur de Feu) -
3375
Les Inconsolables ne s'intitulera peut-être pas Les Inconsolables mais, dans une version retravaillée, ce très court roman sera bien publié chez Phébus. Quand ? Nous l'ignorons. Nous prendrons le temps, mon éditeur et moi, de lui faire franchir quelques degrés. Si, comme il me le dit, ce livre est « central » et « fort », il est retenu quelque part d'être aussi fort qu'il le devrait. Notre longue discussion était appuyée sur le constat d'une certitude : le livre existe ; et a abouti à celui d'une hypothèse : il recèle un autre livre, bien plus puissant. Les mois qui viennent seront consacrés à la quête difficile qui consiste à deviner quel trésor se cache sous ce jardin. Avant de creuser. Donc, pas de date. Mais beaucoup de confiance.
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Demain, j'entre dans le bain revigorant des « Petites Fugues », un festival littéraire itinérant dont c'est la seizième édition cette année. Sur les deux semaines de la durée intégrale de la manifestation (deux groupes d'une dizaine, en gros, sinon c'est difficile à gérer, j'imagine), nous sommes une vingtaine d'auteur.e.s invité.e.s (admirez la maîtrise de l'inclusive) à parcourir médiathèques, clubs de lecture ou lycées de Franche-Comté, à la rencontre de publics avertis. Avertis, c'est-à-dire que chaque lieu a organisé les rencontres en LISANT mes livres (pas seulement le dernier) et en échangeant avec moi préalablement. Je dois dire que je me réjouis de cette perspective rare.
Des élèves de seconde pourront me harceler de questions successivement : le mardi 21 novembre au lycée Claude Nicolas Ledoux (tiens, on devrait pouvoir évoquer l'architecture utopiste de Boullée, ici) à Besançon ; le mercredi 22 au lycée Sainte-Marie de Lons-le-Saunier ; le jeudi 23 au lycée Georges Colomb de Lure ; le vendredi 24 au lycée Condorcet (tiens, on pourrait parler des Lumières, ici) de Rioz.
Le public est invité nombreux à me rencontrer : lundi 20 novembre à la bibliothèque de Velotte à Besançon ; le mardi 21 à la Salle des Cossies de Seloncourt, grâce à la médiathèque de la ville ; mercredi 22 à la mairie de Port-sur-Saône en partenariat avec la médiathèque de la ville ; et le vendredi 24 à la Médiathèque de Rioz.
Le jeudi 23 novembre est l'occasion d'un sorte de climax : des lectures théâtralisées par les comédien.n.e.s de la Compagnie Day-for-Night Anne Monfort à l'Espace Frichet de Luxeuil-les-Bains. Mathieu Dion et Léa Masson liront des extraits de romans de Thomas Bronnec et Dominique Forma, ainsi que de « La vie volée de Martin Sourire ». Lectures suivies d'entretiens.
Vous devinez ma fièvre et mon bonheur d'avoir été invité avec (par ordre alphabétique) Laura Alcoba, Jakuta Alikavazovic, Violaine Bérot, Miguel Bonnefoy, Tomas Bronnec, Didier Castino, Pascal Commère, Cécile Coulon, Bérengère Cournut, Louise Desbrusses, Clotilde Escalle, Philippe Forest, Dominique Forma, Guillaume Guéraud, Alain Kercher, Dominique Paravel, Arnaud Rykner, Anne-Sophie Subilia Fanny Wobmann et Carole Zalberg.La manifestation est enrichie de concerts, expositions, etc. On sent derrière l'initiative une longue pratique, un élan, beaucoup de travail et de passion. Une belle expérience qu'il convient de saluer.
J'ajoute que Kronix sera potentiellement muet pendant tout ce temps.
Bonne semaine à vous.
Prochain rendez-vous dans ma région : le 1er décembre, à Lentigny, près de Roanne, pour une belle rencontre à la libraire Le Hibou Diplômé. -
3371
Je viens d'adresser le manuscrit des Inconsolables à mon éditeur. En tremblant, lui dis-je dans le message qui accompagne l'envoi, ce qui n'est pas une image. S'il est retoqué, ce serait mon deuxième échec cette année. Outre la déception, ce qui se profile derrière un possible refus, c'est la viabilité de toute l'entreprise, la raison de notre choix de vie. L'enjeu est donc énorme. Alors, oui, je tremble.
Je peux me raccrocher cependant au fait que le Festival littéraire itinérant « Les Petites fugues » m'invite la semaine prochaine, pour considérer que je suis malgré tout un écrivain. Tous les détails des rencontres et des lieux, demain, sur ce même écran. -
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Amis de Roanne et alentour, c'est dans la récente et prometteuse librairie Le Hibou diplômé, à Lentigny, que j'aurai le plaisir d'être accueilli vendredi 1er décembre, à partir de 18 heures. C'est à l'initiative d'un visiteur de Kronix et lecteur de mes romans (et pas seulement : le bougre est allé jusqu'à acheter l'édition de Salammbô que j'ai préfacée), Bruno Painvin, que la rencontre a été décidée et organisée. Grâces lui soient rendues. Christelle, libraire au parcours atypique, a amplifié l'idée, et nous voici aujourd'hui devant la perspective d'un beau moment, j'en suis convaincu, où il sera question de l'écriture, du travail de documentation, des passerelles avec d'autres auteurs et de mes influences. L'enthousiasme n'est pas rare dans ce milieu, on s'en doute, et j'ai pu le constater souvent, mais les degrés varient. Là, au fil des échanges préparatoires, se manifeste une envie de faire les choses bien et un désir de parler littérature qui m'incitent à vous suggérer fortement de venir assister à la rencontre. Je veux dire qu'il ne s'agit pas que de moi, il s'agit de partager un moment d'amour des textes, en général. Et ça, hein ? Ce n'est pas si fréquent. Et c’est stimulant pour tous, lecteurs de mon travail ou pas.
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Les Inconsolables étant achevé, et selon mes vieilles habitudes de graphomane, me voici attelé au prochain roman. Il ne fera sans doute pas les 900 pages réclamées par mon éditeur (enthousiaste et patient), mais il s'agira d'une entreprise assez vaste pour couvrir des siècles et légitimer le titre un poil prétentieux que je lui donne pour l'instant : Genèses. Je ne sais pas encore quel degré d'originalité sera le sien ; par contre, je pense que ce sera le seul roman d'anticipation à commencer par la description du travail de Roman Opalka. Cela pour certaines raisons, qu'on découvrira quelques centaines de pages plus tard, des siècles et des siècles après ce prologue, et qui sont (les raisons) censées provoquer une sensation de vertige.
Allez savoir ce qui se passe dans cette tête, des fois... -
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Je viens d'achever Les Inconsolables, mon dernier roman. Sa première mouture, en tout cas. Il manque deux pages au manuscrit que je vais bientôt confier, malgré ce manque, à mon éditeur, après les habituelles relectures des volontaires. Ces deux pages concernent un voyage qui n'est pas encore entrepris. Tout le reste est écrit et le défaut du passage en question n'empêchera pas mon éditeur de prendre sa décision. Il aura largement de quoi juger du projet. Un très court roman, ce qui me laisse dans un état assez étrange. Pas frustré, puisque j'ai vite compris que je ne pourrais pas étendre le texte au-delà de cet étiage, et c'est très bien ainsi. Pas totalement satisfait, cependant. Comme s'il me fallait être rassasié, plein, étanché, pour estimer qu'un roman a trouvé son accomplissement. Dans sa forme imprimée, il ne dépassera probablement pas les 100 pages. Une nouvelle, alors ? Pas vraiment, trop long pour le définir ainsi. C'est bien un roman. Tiens, d'ailleurs, sur la notion même de roman, la nature de ce texte se discute. Pourrait se discuter, puisqu'il est inspiré de confidences qu'on m'a faites. Qu'on m'a faites avec le projet clair d'être traité par l'écriture. Ce pourquoi, à l'origine, j'avais imaginé un récit sec, à l'os, m'interdisant de m'immiscer par des réflexions inspirées par le sujet, m'interdisant de digresser, de combler les vides. Et puis, une question nouvelle s'est posée : où étais-je alors, moi, écrivain, dans ce projet ? S'il s'agissait seulement de porter la voix d'un homme, un journaliste aurait fait l'affaire. Mon apport serait donc littéraire. Et, s'il était littéraire, j'entrais dans un projet de roman, pas un récit, pas un témoignage, un roman. Les Inconsolables est donc un texte incarné, refouillé, nourri. Dans moins d'un mois, je le proposerai à mon éditeur. Qu'il en veuille ou non, je suis fier de l'avoir écrit. Je devais l'écrire.
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La master class des littératures de l'imaginaire a été captée en vidéo. C'est désormais en ligne ICI. J'interviens après mes camarades Olivier paquet (sur le thème des descriptions) ; Lionel Davoust (sur le thème des personnages) ; Nicolas Lebreton (sur le thème des dialogues) et avant Jean-Laurent Del Soccoro sur le thème des relations avec l'édition. J'évoquais ce soir-là l'écriture des scènes de bataille, à partir de 1h45...
Je vous préviens : vous allez sursauter vivement en m'écoutant attribuer (en improvisant une réponse autour de la question des sièges) "Le Désert des Tartares" à Kundera. Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête. C'est évidemment Alexandre Jardin qui a écrit ce chef-d’œuvre.
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Je suis aujourd'hui à la bibliothèque pour tous de Saint-Germain-en-Laye (4, rue de Pontoise), à partir de 14h30.
Les bénévoles de cette jolie structure m'avaient invité il y a quelques années pour évoquer "L'Affaire des Vivants". Je suis heureux qu'elles ne m'aient pas oublié et surtout qu'elles aient apprécié "La vie volée de Martin Sourire". Être ainsi suivi est une grande satisfaction.
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Ce jour, je file à Saint-Etienne préparer avec les organisateurs la résidence d'auteur que je suis invité à vivre pendant deux mois : janvier et février prochains. Autour de moi, des partenaires, des amis, des connaissances, des écrivains aussi, pour faire de cette expérience une réussite. Impressionnant, agréable, retour dans cette ville que je connus étudiant, puis jeune homme démarrant dans la vie, auprès de sa future ex-femme. Je les vois d'ici, les souvenirs, se bousculer pour exiger que je les traite et les raconte. Mais non, Saint-Etienne ne sera pas le prétexte d'une nostalgie.
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Ce soir, à partir de 18h. à la villa Gillet, à Lyon (25, rue Chazière dans le 4e), j'évoquerai l'écriture des scènes de bataille (et non des scènes de combat comme énoncé dans le programme, la nuance est d'importance), dans le cadre du mois de l'imaginaire à Lyon. Les autres thèmes : relations avec l'éditeur, écriture de dialogues, descriptions et personnages, seront explorés par Olivier Paquet, Jean-Laurent Del Socorro, Nicolas Le Breton et Lionel Davoust.
Tous les détails ICI.
Je n'ai guère fait de promo autour de l'événement parce que c'est tout simplement complet ! Auteurs en herbe, booktubeur(ses), blogeur(ses), enseignants et documentalistes, organisateurs de manifestations littéraires, critiques littéraires, libraires, bibliothécaires et autres passionnés, à qui cette masterclasse est destinée, ont pris d'assaut les inscriptions pour les 200 places disponibles ; on a vu des covoiturages s'organiser sur une vaste zone géographique. C'est assez incroyable (et ça met une certaine pression, avouons-le), cet engouement.
L'événement est organisé par l'ARALD et la bibliothèque municipale de Lyon en partenariat avec les éditeurs ActuSF, Mnémos, Les Moutons électriques, l'Atalante et Critic.
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Dans la famille, les fêtes de fin d'année étaient réparties entre le repas de Noël à Cavaillon, chez les grand-parents paternels, et celui du jour de l'an, à Goult, vers Roussillon, pour le versant maternel. Personne ne manquait, enfants, petits-enfants, gendres, brus. Une absence n'était pas impossible : elle était impensable. Les repas étaient gais et longs, et les tablées superbes. Tout se déroulait, des deux côtés de la famille, dans une symétrie parfaite, avec le patriarche en bout de table, habillé impeccablement, veste de jais, chemise immaculée nouée d'une cravate, et le grand chapeau noir qui portait son ombre sur le visage et les épaules. Les enfants regardaient furtivement cette silhouette sévère et monumentale autour de quoi toute l'agitation domestique semblait en orbite. Dans la soirée, les mains épaisses sortaient dans la lumière et glissaient dans celles des minots des Victor Hugo, les billets de cinq francs, « pour l'épargne », disaient les vieux. Ce n'étaient pas exactement des cadeaux, c'était une forme d'héritage que l'enfant ne dépenserait pas, licence inconcevable. Une mise à l'épreuve autant qu'un enseignement sur la puissance de l'argent en réserve, celui qu'on ne lâche qu'en cas de dernière extrémité, et encore, qu'on garde pour un investissement à un âge raisonnable, quand on est en charge d'une famille et qu'on a une vision des générations à venir, pas avant.
Extrait de Les Inconsolables. Roman en cours d'écriture.
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Sur les puissantes épaules d'Antoine, les chagrins s'accumulent depuis des âges sans qu'aucun ne cède la place. Ça lui fait une chair de météorite nouée à son ossature de golem. De nombreux deuils lui reviennent et ceux d'ici, les derniers, concentrent les tristesses. Antoine est inconsolable, lui aussi : depuis l'origine, d'une mort fondatrice ; depuis des années, d'un geste inexpiable ; depuis un an, de la disparition de la mère de Mado ; depuis quelques semaines, de la mort du mari de celle-ci, son ami ; et — ce qu'ignorent la plupart de ceux qui le côtoient — depuis quelques jours, de la disparition de sa propre mère, à lui. Il demeure un instant sous la pluie morne. Tétanisé au dessus de ses plantes et du terreau débordant qui a maculé le sable lunaire, il médite. Les inconsolables n'ont pas perdu le fil, ils n'en ont pas fini avec les êtres aimés et leur dialogue s'éternise. Ce n'est pas désespérant, ce n'est pas inutile, ce sont des veilleurs qui veulent ignorer la fermeture imminente des portes des limbes. Par delà la frontière absolue, leurs paroles réchauffent les transis.
Extrait de Les Inconsolables. Roman en cours d'écriture.
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La plate-forme numérique Lectura, qui met en ligne les collections de médiathèques de la région Rhône-Alpes, devient Lectura+.
Le "+" signifiant que cette version nouvelle offre plus de contenus, plus de possibilités, d'accès aux documents, etc. Parmi les "plus" du site, il y a les Flashbacks du patrimoine. "Un regard des écrivains d'aujourd'hui sur le patrimoine d'hier". C'est ainsi que j'ai l"honneur de me trouver en compagnie de gens que j'admire : Lionel Bourg, Alexis Jenni, Emmanuelle Pagano... Chacun de nous s'est vu proposer un document patrimonial et a eu pour mission de s'en inspirer pour écrire un texte, mis en voix par des comédien(ne)s, et en ligne par le site.
A 18h30 ce jeudi, la médiathèque de Roanne inaugure les nouvelles fonctionnalités de Lectura + et je serai là pour répondre à quelques questions, préparées par les complices de l'ARALD.
C'est en tout cas un moment que je vous invite à partager. L'entrée est libre.
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Enfin, il peut parler, c'est tellement précieux. Mado l'écoute, ils sont debout sous les fragments d'ombre que procure le bignonia, le soleil remue dans son creuset assez de feu pour bientôt verser de la lumière fondue sur le jardin, Antoine n'en a cure, il n'y tient plus, c'est une légende longtemps contenue qu'il lui est urgent de livrer. On ne sait jamais, un jour, un auditeur pourrait lui expliquer cette tragédie des origines, lui dire enfin pourquoi. Nous élaborons les plus belles constructions de pensée pour trouver un sens à ce fatras que sont les drames, et le fatras résiste à toute logique. Le malheur surgit et l'on croit d'abord voir, sous l'effet de la révolte qu'il inspire, une compréhension se dessiner. Et puis, c'est l'abattement devant ce qui, définitivement, n'a pas même la clarté d'une farce. Depuis son incarcération, Antoine suit une psychanalyse. Des années de confidences qui soulagent sur le moment, mais aucun progrès. Il est toujours sous anti-dépresseurs, toujours inconsolable. Alors il saisit chaque occasion de bénéficier d'une oreille bienveillante. Mado écoute l'histoire de la mort du fils d'Antoine. Son premier enfant.
Extrait. Les inconsolables. Roman en cours d'écriture.
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Pardon pour ces trois semaines d'absence. Kronix va reprendre son rythme quotidien. Et, pour aujourd'hui, un extrait d'un roman en cours d'écriture. Les Inconsolables.
Il n'y aura pas de cerises cette année, elles gisent éparpillées dans l'herbe, vertes et avortées, minuscules sous la coupe du feuillage haché précocement. Ils parlent de cela, tous les deux. La grêle tant redoutée, Antoine l'a bien connue. Le gel qui vient de faire des ravages, il sait comment cela fonctionne, il en a vu de bien pires. Car il y a eu 1956, aux Janots. L'hiver terrible. Une leçon de choses qu'aucun paysan du coin n'est près d'oublier. Antoine avait douze ans. Au mois de janvier, son père rentrait des travaux en sueur : il faisait une chaleur anormale. Le fils voyait son inquiétude manifeste. « On va le payer, disait Marius, une douceur comme ça maintenant, on va la payer, je te le dis... » Une telle météo tourneboulait la végétation, la montée de sève était commencée beaucoup trop tôt. Il suffirait d'une forte gelée là-dessus… En février, la catastrophe tant redoutée se produisit. Un froid inhumain s'abattit brusquement. Le jour clair et l'air coupant, les oiseaux transis s'arrondissaient en pommes, plumage gonflé pour se protéger, ils tombaient des arbres comme des fruits, épuisés par le froid et la faim. Les chats opportunistes se gavaient de ces offrandes. La chaleur des poêles semblait avalée par les murs des maisons, l'urine gelait dans les pots de chambre, la terre résonnait sous la semelle, dure comme du fer. Les nuits étaient nettes, « ciel serein » se lamentait Marius, en prononçant « séraing ». Il scrutait la profusion d'étoiles sur le fond noir impeccable en hochant la tête, car ce beau spectacle promet des aubes mortelles. Partout, le froid cristallisa la sève prématurée des plants de vigne, fit éclater la lignite comme explosent des veines de chair, et anéantit tout espoir de récolte. Les Cervin ne produisaient que des raisins, un peu pour le vin, l'essentiel dédié à la table : grenache, chasselas, muscat de Hambourg ; et puis des variétés qui n'existent plus : admirable, dattier de Beyrouth… Février les gava de gel jusqu'à la racine. Presque pas de récolte, les pieds tués. Il fallait tout arracher. Pour la première fois, le petit Antoine vit ses parents, médusés, assis sous le tilleul de la cour. Regards effrayants, au-delà de la panique. Morts au dedans comme leurs ceps. « Qu'est-ce qu'on va faire ? Qu'est-ce qu'on va manger... »
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Conte horrifique
Nous, nous étions accoutumés à leurs silhouettes sombres aux contours incertains, mais nos invités hurlaient de peur quand ils voyaient les Autres s'accroupir silencieusement sur la table, dans le salon, sur un meuble, puis, avec une lenteur qui leur était propre, s'allonger démesurément pour s'élargir en taches contre le plafond ou sur le plancher avant de disparaître. Rares étaient les amis qui, comme nous, continuaient imperturbablement à grignoter leurs cacahuètes en évoquant leur journée de travail.
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Recueillir la parole de l'autre, la parole qui l'écorche et le délivre, y être fidèle malgré la conversion nécessaire qui amènera à la littérature. C'est ça. Et il n'existe aucune formule. Je navigue aujourd'hui bien loin de mes rassurants rivages fictionnels.