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kronix - Page 45

  • 2970

    E : C'est le moment. Il n'y a pas meilleur moment que celui-là. Tu peux toujours revenir à ton rituel, mais, tu vois bien... Tu as mieux à faire. Maintenant ! Allons !

    P : Dis-le. Dis-le.

    E (répétant les mots de Pourbus) : « Puisque le lieu de mon travail c'est le temps que je me donne, mon atelier est partout avec moi, je suis partout dedans, dans le lieu de mon enfance. Dans l'atelier, je suis à ma place »

    P : A ma place.

    E : Cette place-là. Il est temps.

    P : Je comprends. Mais. Oh, c'est beaucoup demander.

    E : Tu vois bien : elle est partout. Tout ici est encombré par sa présence.

    P : Je sais.

    E : Tu sais.

    P : Trop d'elle.

    E : Voilà.

    P : Et la vie avec, la vie entière. Laisser de la place. Autrement que sur la toile. Laisser de la place. Laisser la place pour dessiner les contours du carnage. Et pas seulement dans le blanc, dans le silence, sous le lit, les dents serrées, dans le temps de l'enfance retrouvée.

    E : Pas seulement.

    (Un temps)

    P : Partir ?

    E : D'une façon ou d'une autre, oui.

    P : Partir. Vider les lieux. Oh, c'est beaucoup demander. Beaucoup demander.

    E : Allons, ce n'est pas la guerre.

    P : Ce n'est pas rien non plus. « Ce n'est pas la guerre, tu ne vides pas ton compte, tu ne testes pas un vaccin sur ton propre corps... » Elle se moquait de moi. Ô, je la détestais quand elle ricanait de cette façon. (avec conviction :) Je la détestais.

    E : Oh

    P : Oh

    E : Tu la détestais ?

    P (réalisant) : Comment est-ce possible ? Dressée devant moi, blessante, je la détestais ? J'ai effacé ses contours, j'ai noyé ses traces, j'ai sublimé le manque. Je comprends. Oui.

    E (l'encourage) : Oui

    P : Cette neige qui recouvre, cette brume qui dérobe au regard. Oui. A force d'épaisseurs, à force de passages. J'ai tout enseveli et éteint. Je tentais de l'effacer mais elle n'a pas cessé d'être là. D'être là !

    E : C'était ça, le blanc : un coup de gomme sur la vérité. On approche, mon petit Pourbus, on approche... Vider l'atelier, laisser la place et la distance, se désencombrer de ton obsession pour elle et maintenant...

    P : Je ne sais pas

    E : Pourbus !

    P : Non

    E : Le masque

    P : Non, ne crois pas

    E : Le masque, Pourbus, le dernier masque.

    P : Non, j'étais honnête !

    E : Le masque, tu sais bien. Le masque c'est ta solitude. « Et la vie avec, la vie entière », l'humanité. L'humanité ! Et les autres, Pourbus ! Pourbus, peintre ! Pourbus qui peint du blanc ! Du blanc où plus rien n'est dit ! Où plus personne n'est convié !

    P : Quoi ?

    E : Plus personne, pas même les enfants. Pas même l'enfant, sa main étendue sur le parquet. Tu as fini par te retrouver seul.

    P : Non

    E : « Je ne voudrais pas d'un superbe isolement
    Je ne voudrais pas d'une beauté étrangère au monde
    Je maudirais de tels masques »

    P : Je ne sais pas ce que tu veux

    E : Les inviter

    P : Inviter ?

    E : Les autres, mon petit Pourbus, les autres ! Pas ton petit nombril ! L'espace et l'absence bouclés comme un rempart.

    P : Bouclés comme un rempart.

    E : L'espace et l'absence
    Bouclés comme un rempart
    Toi dedans qui as fermé l'issue

    P : Je n'ai pas fermé l'issue.

    E :
    Tous les horizons sont à portée de sens
    Mais l'absence et l'espace ont refermé leur boucle
    Sur rien

    P : Ce n'est pas vrai. On pourrait croire, mais ce n'est pas vrai. J'ai épousé des causes, j'ai lancé des anathèmes, j'ai réclamé plus de justice.

    E : Vraiment ?

    P : Avec mon petit pouvoir de peintre, oui. Que peut faire un peintre ?

    E : Que peut faire un plombier, que peut faire une caissière ? La question n'est pas là !
    Tends ton regard vers les confins
    Rejoins l'horizon où les peuples se lèvent

    P : Où les peuples se lèvent. Laisser la douleur du monde entrer dans l'atelier, c'est ça ? Je l'ai toujours fait, et alors ? Qu'y a-t-il de changé ? Ma porte est ouverte aux cris du monde.

    E : Tu mens !

    P : Ce creuset du blanc dans quoi tout se fondait. C'était vrai, ce n'était pas un mensonge. C'était ainsi : toute la vie, tout moi et le monde, dans le creuset du blanc. Je n'ai pas menti. Pas menti, je le jure !

    E : Pourbus, Pourbus... Tu savais le faire, tu le faisais. Je sais. Et puis, le blanc est devenu beau. Mais la beauté sans le tragique : une manière. On croit se nourrir du monde et on refait sans cesse le tour de son nombril.

  • 2969

    Fermez cette porte ! Fous-moi la paix, arrête avec ce jeu, arrête ! Ne regarde pas. Je ne supporte plus. Je ne. Allez ! Laissez-moi glisser la tête sous le lit, jouer, jouer. Maman vire-moi ces tabliers, ils m'aveuglent ! Et lave ce sang. Ferme la fenêtre. Et vous, hein ? Dehors, dehors, tournez les yeux ! Ah non non mais non, ne regardez pas ça, c'est trop vieux c'est nul, oui c'était joli, mais ; barrez-vous, laissez-moi tranquille ! Fermez cette porte, fermez la fenêtre, fermez, éteignez, débranchez, taisez-vous, faites silence ! Faites silence dans la rue, respectez mon travail ! Comment voulez-vous que j'avance si vous m'interrompez tout le temps, si vous venez voir ce que je fais, comment je bosse ? Toi pareil, barre-toi ! Vous voulez quoi ? Vous voulez des preuves ? Être certains que j'en ai bien bavé ? Plus que les autres, autrement ? Que j'ai éprouvé une souffrance inconnue de vous ? Que j'ai trouvé une réponse inaccessible aux autres ? Mais bon sang, il n'y a pas de questions à se poser ! On n'en finirait pas. On peut y aller comme ça. Revenir sur le métier jour après jour, planter son petit rituel sans plus d'inquiétude. Simplement, comme tout le monde depuis l'origine. Pour en finir une fois. Je ne suis pourtant pas du genre à me prendre la tête sur des questions de. C'est pourtant pas compliqué, merde. Je suis comme tout le monde, pas plus de pourquoi et de comment que les autres, pas plus. Je bosse, je joue, voilà. Comme tout le monde, non ? Et si jamais, si jamais j'en viens à me poser ce genre de questions, ça me regarde. Ça me regarde ! Comme tous, la tête sous le couperet, pas plus renseigné que les autres. C'est mieux, c'est différend ? un type qui barbouille des couleurs à peine visibles sur un bout de tissu ? je ne vois pas ce qui peut fasciner là-dedans, hein ? Pas plus de questions que. Simplement, j'y suis. La gorge sous la lame. J'y suis, j'ai toujours été là. Là, comme ça. J'en avais des centaines. Les silhouettes, les jambes les ombres. Les reflets de lumière sur le parquet. Tout le blanc. La joue collée au sol, les grandes jambes. La tête qui patiente. Mon père qui entre et sa grosse voix. Toi, d'abord. Vers le couperet. Toi. Débarrasse le plancher, laisse-moi, laisse-moi. J'ai du travail. Je ne supporte plus. Je ne veux pas. Y'a rien à voir ! Rien à considérer. On y va tous. Les enfants ouste allez ouste laissez-moi travailler. Allez, allez dire à vos parents, allez leur dire que ce feignant de peintre est en plein boulot. Il y va comme eux, comme vous, on a juste à tendre le cou. J'y suis et alors ? On y est tous. Avec des bras, des cheveux, des pieds qui sentent, tu parles d'un héros, tu parles d'un modèle. Peindre ! Quelle pitié d'être tous pareils, quelle déception. Tenez, un pinceau, allez-y ! Pas bien sorcier bon sang. Rien de magique, pas de lumière, pas de science qui dise la forme du couperet. Si je mets de côté le mystère initial... Vous croyez que c'est dans le geste ? Dans les tripes ? Dans les chagrins, les souffrances, les joies ? Vous croyez que c'est là ? Ou là ? Je vais te dire, c'est nulle part ! Nulle part ! On ne sait jamais d'où ça vient, et si l'on est choisi. Pourquoi moi, j'entends, et pas les autres ? J'entends ! J'entends ! Personne d'autre. Laissez-moi, du silence, barrez-vous, enfermez-moi ou je me mure ou je plonge. Je me mure ou je plonge, je me mure ou je plonge, je me mure ou je plonge.

    E : Bon. On bouge ?

  • 2968

    E : Tu souris quand tu travailles. J'aime bien te voir sourire

    P : Ah bon, je souriais, là ?

    E : Oui, on aurait dit le sourire des bébés, adressé à personne

    P : Oh. Bien. Mon père était équarrisseur, il rapportait ses tabliers de plastique à ma mère pour qu'elle les nettoie. Je me souviens de ces tenues, éclaboussées de sang noir. Dans ces flaques charbonneuses on devinait encore l'éclat vital du rouge ; le reste était d'une propreté irréelle, et sur l'étendage, le plastique était éblouissant. Oh, je me souviens : je pensais aux agneaux qu'il débitait, en série. A l'époque, je pensais qu'il les tuait. On m'a expliqué un jour que son métier était de découper les animaux tués par d'autres – qu'on appelait les « tueurs ». Je trouvais ça moins fascinant, un peu nul même. Et ma mère lavait les traces de ses crimes innombrables et flanquait les tabliers dehors, pendus au soleil. De grands rectangles blancs éblouissants. Mais pas le blanc que j'aime, pas le blanc du vertige, ni même celui du deuil, paradoxalement. Le blanc du carrelage et du scalpel. C'était ce blanc hier. Mais tu vois  je travaille, je bosse, je joue. Je me remets à l'œuvre. A force de repentirs, le blanc reprend vie, s'atténue, s'efface.

    E : Du blanc qui s'efface ! Au profit de quoi ? Du blanc de la toile ? On  n'en est pas à une absurdité près.

    P : Parfois, l'art, c'est aussi inconcevable que de la physique quantique.

  • 2967

    Toute la vie qu'on engouffre sur la toile, malheureux, si j'arrête de peindre ? Mais vous allez disparaître, bande d'ingrats ! Toute l'humanité disparue d'un coup, absorbée dans un trou noir ! Moi, je vous raconte et vous fais vivre grâce à mes surfaces blanches. Voilà pourquoi tout est là, sur la toile, accompagné par ma pensée dans le vaste projet du blanc. Tout y est concentré. L'inverse du trou noir ou son origine : le big bang du blanc. Le big blanc !
    Bon, allez. Reprenons. Ça vient bien. Je le sens. Vous m'écoutez dire que ça avance, que ça progresse, hein ? mais il n'y a que les battements de mon cœur ou le souffle de mes narines. Des mots sont formulés pour raconter ce rien, et vous faire participer à mon aventure intime. Une sonde plantée dans mon cortex, avec des câbles et des neurones qui se baladeraient d'un univers mental à l'autre. On m'ausculte, on me sonde, on m'observe, ça alors ! Pas grave, c'est dans ma tête aussi. La lunette astronomique fixée sur le petit dieu assis, les fesses au froid sur son astéroïde, l'auréole réchauffée par une étoile rouge.
    On guette la naissance de mes pensées, l'apparition de la vie. Il faudra déduire la composition chimique par réfraction de ma lumière dans le spectre des ondes radio que mon aura propage et découvrir... de la source au tarissement de toutes les intelligences. Le parcours de la lumière à travers le vide. Les ondes dispersées, évanouies dans l'immensité. L'appel froid des astres, perdu, accueilli par personne.

    Qu'est-ce que je raconte ?

    Je pense, pendant que je crois ne penser à rien. Mes hasards de nacre produisent sur la toile ce... frémissement sous le jour qui me procure une sensation de bonheur, de plénitude, je sais que j'y suis.

  • Les Nefs de Pangée - une lectrice au fil de tweeter.

    Très heureux de l'apparition du mot "poétique" pour qualifier mes "Nefs". Parce que j'ai essayé, justement, qu'elles le soient.

  • 2965

    P : Elle devinait les moments où il fallait me laisser seul.

    E (chantant) :
    Je la revois.
    Sous la fenêtre, les courbes imbriquées
    Les briques des os et des muscles
    Sur ces arches, des salves de lumière
    Ou des matins frêles

    P : Oui.

    E et P (ensemble mais mal accordés) :
    Et ta main, ton œil
    Dans ce simulacre
    Épousaient cette route
    Et ta main, ton œil
    Délayaient une ombre sous le sein
    Jetaient un éclat sur la hanche

    P : Je faisais de beaux nus. Les beaux nus qui plaisaient à ma maman. C'était rassurant. Mais regarder l'horizon de sa vie en se disant qu'on ne fera que ça jusqu'à la mort : fatal, désespérant, je ne sais pas si les gens se rendent compte.

  • 2964

    Et cette enfant vêtue d'une capeline bariolée, debout bras tendu pile au milieu de l'arc-en-ciel, ne dirait-on pas une flèche prête à être décochée vers le zénith ?

  • 2963

    C'est une guerre étrange en ce que les batailles s'organisent ainsi : d'éventuelles victoires se déroulent là-bas, tandis que toutes les défaites ont lieu ici.

  • 2962

    Tu fus mon modèle. Sur beaucoup de points. Et pour le nu, le modèle indépassable de tous les modèles. L'étalon de tous les corps. Après toi, pas besoin. Je connaissais si bien ton corps, je l'avais peint et croqué de tant de manières.     Dressée face à moi, insolente ou lovée dans un fauteuil, ramassée comme te protégeant du déluge, arquée, pliée, étendue. Étendue souvent : j'aimais cette pose, j'aimais cet abandon. Tes yeux divaguant, tes mains dénervées lourdes au sol au bout des bras, ton corps s'arrêtait de vivre. Inerte, irriguée de bleu sous la fenêtre voilée. Je peignais un présage. Je le vois maintenant. Il n'y avait pas plus impudique que cette défaite des membres, ces lèvres que je te demandais de laisser ainsi, entrouvertes avec si possible la sidération du dernier souffle. Et je me délectais de ce symbole. Et tu te prêtais à cette farce.

  • 2961

    P : Il m'arrive de produire du beau facile à voir, de la beauté de surface. Le beau fait du bien, il y a de la bonté dans la beauté, j'en suis convaincu. Je passe par le beau pour arranger un monde dérangé. Je suis un peintre qui guérit, un chamane. Oui. Absolument : un chamane ! Je soigne les âmes. Je me dis ça, parfois.

    E : Tu trouves que le monde est beau ?

    P : Oui, quand il recèle une fin, une tragédie. Il y a du tragique dans la beauté, savoir la corruption des choses. Le grain de la mort sous la peau. Je perçois cela. J'en suis le messager.  

    E : Une lourde charge...

    P : Mon métier, voilà tout. Mon destin.

    E : Ta fonction

    P : C'est vrai, je disais : ma fonction. C'est ça. Ma fonction, rien de plus. Finalement, ce n'est pas compliqué d'être sincère. Il suffit de suivre sa nature. Tiens, regarde prends goûte ! C'est obscène une peinture, une peinture sincère, celle où j'ai plongé tout entier, sexe et tête. 

  • 2960

    Imagine. Le petit Kal-El a atterri en Syrie. Il est élevé dans l'idéologie du califat. Pas de bol, hein ?

  • 2959

    Elle disait :
    « Tu sens cette place
    Que je creuse en moi ?
    Tu sais, ces vides
    Où je t'invite à respirer
    Les pleins que tu saisis
    La saillie de tes os contre le calice de ma chair
    Tes duretés qui sculptent mes béances
    Ta voix qui me refouille et me détaille
    La pulpe de mon centre où bleuit l'empreinte de tes dents
    Tu sens cet espace ménagé pour toi ? »

  • 2958

    Même nu dans mes nuits, je peins. Je tends les bras, l'air s'imprègne de lait, Vaste soupe, Voie lactée dans quoi tous les délires s'épurent. Je travaille. Je joue, je bosse.
    Seul et entouré de tous.
    J'étais là, allongé au milieu de mes petits soldats, des centaines. J'en avais des centaines. Je collais l'œil au parquet et mes petits soldats se muaient en figuration hollywoodienne. J'entendais, en vrai, la vocifération des foules. Et leur clameur innombrable résonnait dans le tout petit espace de ma chambre. J'étais vide dedans ; et autour c'était plein. Il y avait des héros, des lâches, des traîtres, des luttes, il y avait des récits. De la vie. Toute cette vie éclairée par la lumière, sous le lit, son reflet sur le parquet. Toute la vie mangée par la fournaise du blanc.
    Alors, redouter l'intrusion des parents. La brutale irruption qui brise la coquille, le froid soudain, la mise à nu de mon univers. Et comme quand j'étais enfant, ensuite, quand tout est fini, que c'est mort pour moi, c'est comme si j'avais fait une bêtise : la peur du jugement, la même timidité que celle du gamin que j'étais.

  • 2957

    Dents serrées sur le silence. Tout entier dans la toile. Le temps, évanoui. La solitude de l'enfance qui se prolonge, les marmonnements incessants de mes rêveries qui respirent encore tandis que je travaille. Pareil dans ma chambre d'enfant, pareil. Dans ma solitude de gamin avec cette sensation de vague, de mollesse. Cette espèce de vertige où je me vautrais. Le même matelas d'ennui généreux dans lequel on est si bien ; le même ici, dans l'atelier. Me voici dans ma chambre, me voici avec moi enfant, me voici moi enfant, et je bosse, je joue, le monde est dans ma main, et je joue avec. Là, je suis entier, là je suis peintre, oui. Entièrement, complètement, je ne suis rien d'autre. Ou peut-être même pas : je suis ce que je suis en train de faire. Le pinceau c'est moi, la toile c'est moi.

  • 2956

    La sensualité de la pâte sur la toile. J'adore ça. Tu aimais ce moment, hein ? Tu me regardais. Je te laissais me regarder. Toi seule : personne d'autre après toi. Tu me regardais moi, en fait ; pas ce que j'étais en train de peindre. Voilà pourquoi c'était supportable. Tu souriais ; je me souviens de ton sourire. Une si grande sérénité dans ton sourire qu'il y coulait une angoisse. Et puis, il t'arrivait de t'endormir pendant que je travaillais. C'était reposant, comme la présence d'un chat. Concentré sur ma toile, je ne prenais pas tout de suite conscience de ce qui se passait ; mais je sentais sur moi l'épaisseur d'un silence. Je jetais un œil : tu t'étais endormie.

  • 2955

    Nous avons la capacité de voir grâce à l'opacité d'un certain organe, à l'arrière de l’œil, sur quoi se fixe l'image que le cerveau pourra ensuite analyser. Sachant cela, on réalise que l'homme invisible est aveugle. Il ne peut donc même pas être sûr de ne pas être vu, n'ayant aucun moyen de le vérifier.

  • 2954

    Je ne voudrais pas d'un superbe isolement
    Je ne voudrais pas d'une beauté étrangère au monde
    Je maudirais de tels masques
    Je ne veux que d'un creux où planter une source
    Je ne veux
    Je ne veux que d'un axe
    une place d'où je vivrais le monde
    Un centre
    Et moi qui serais là
    Mon île, mes racines, ma chambre d'enfant. Ma solitude, ma liberté. Puisque le lieu de mon travail c'est le temps que je me donne, mon atelier est partout avec moi, je suis partout dedans, dans le lieu solitaire où palpite mon enfance.
    Je ne veux que d'un creux où planter une source
    Je ne veux que d'un axe
    Un centre
    Et moi au centre de ce centre

  • 2953

    Ma paume suit la courbe des balançoires
    L'ellipse des satellites
    Mon coude et mon épaule enchaînent des arcs
    Mes doigts égrènent les aspérités de l'horizon
    Mon dos
    Mes pieds
    Mon bassin
    Balancés tous, en cascade
    Comme la cime de l'arbre dans la houle des nuées

  • 2952

    Marche, suis-moi
    L'émail de tes iris posés sur mes viscères
    Je vais lent, sans rythme ou bien un souffle
    Et quand je me retourne
    Que je suis à toi
    On se fond l'un l'autre
    Nos organes embrassés, dissous, moindres
    Asséchés bientôt
    Ténus fins dans la lumière mordue par l'étau
    Nos ombres percées arrêtées par l'angle
    Ouvertes sur le cercle de la main
    La nuit enfin roulée, coupée d'un arc blanc
    La nuit et ses ocelles dispersées sur la peau.

  • Contes horrifiques

    Il avait bien perçu, dans la voix de sa mère, une intonation étrange, comme si elle s'adressait à quelqu'un d'autre. Puis elle lui fit une remarque sur une femme qu'il ne connaissait pas, à propos d'une ville qu'il aurait traversée avec cette femme-là, alors qu'il n'y avait jamais mis les pieds. Quand le téléphone sonna, il crut trouver une diversion à son malaise grandissant, mais à l'autre bout du fil, une voix masculine inconnue lui souhaita un joyeux anniversaire en l'appelant Terrence. Ce n'était ni son nom, ni son anniversaire. Et là, il réalisa qu'il discutait dans une langue mystérieuse qu'il semblait soudain maîtriser parfaitement. Il y eut un énorme bruit de déflagration dehors et sa mère en tremblant s'exclama dans cette langue inconnue : « Mon dieu, qu'allons-nous devenir ?»