Le politiquement correct a préféré le mot « sénior » au mot « vieux », pour parler de nos anciens (enfin, de nous-mêmes plus tard, il faut le garder présent à l'esprit), « vieux » étant suspect, brusquement, de dévaloriser le fait de ne plus être jeune. Cette subtilisation est pourtant perverse. Le latin avait deux manières de dire « personne âgée » : vetus et senex. Mais si le premier qualifia d'abord le vin de l'année précédente et, plus tard, vetulus, qui désigne simplement le vieux –dérivé en veteranus, le vétéran (et peut-être encore veterina, la bête de somme, trop vieille pour la guerre, d'où vétérinaire)– le second, dont on a retenu le comparatif senior (le plus vieux) pour nommer nos grands-parents, a aussi accouché de sénile et sénilité, de sénescence et, accessoirement, de Sénat. Je ne suis donc pas certain que « sénior » soit plus courtois que « vieux ». Mais les mystères du politiquement correct...
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Le titre d'un roman est un enjeu véritable. C'est une alchimie complexe, cela doit sonner, dire (ou malicieusement refuser de dire) ce que sera le livre, donner la couleur, l'atmosphère générale. Il doit intriguer le lecteur qui n'a pas encore lu, hanter la lecture en cours (le lecteur est bien en train de lire un livre qui porte ce titre) et, le roman achevé, confirmer que c'est bien le livre dont le titre a séduit, que le lecteur referme.
Souvent, il s'impose avec netteté à l'amorce des réflexions, ou complète l'élan de l'écriture. Parfois, il semble une notion qui échappe, un rêve dont on ne parvient pas à clarifier le souvenir. C'est alors une pénible quête. Parfois encore, le titre initial, que l'auteur lui-même a trouvé excellent, qui a accompagné des années de chantier d'écriture, s'avère ne plus correspondre avec la réalité du roman terminé. Car l'écriture peut vous entraîner, sinon ailleurs, parfois vers un décalage par rapport au projet initial. Dans mon parcours, j'ai connu trois changements de titres.Le premier, parce que celui que j'avais choisi, avec lequel j'avais vécu pendant des années, fut, à quelques mois de sa sortie, rendu caduc par l'avènement d'un autre roman, dans le même genre, portant ce titre-là. C'était « A la droite du Diable » et je fus très heureux de trouver à cause de cette coïncidence, un titre bien meilleur (plus juste relativement au livre) : « Mausolées ».
Le second a posé d'autre problèmes. Pendant les trois années de sa fabrication, il était de ceux qui échappent. On lui trouvait des formes approchantes, on cherchait trop loin, pas assez loin, on paniquait, rien ne convenait. C'était « L'Affaire des Vivants », qui passa par toutes sortes de couleurs et d'approches avant de se voir attribuer, enfin, un nom convaincant. Dans ce cas, la difficulté de voir s'imposer un titre légitime venait du fait qu'il m'était impossible de comprendre clairement de quoi j'avais bien voulu parler, quel était le sujet de ce fichu roman. Ici, c'est le titre qui a en quelque sorte donné la clé, qui a éclairé l'essence du roman. Phénomène étrange.
La dernière occurrence est celle du prochain roman à paraître chez Phébus, en janvier 2017. A l'origine, je voulais écrire un roman brutal et radical, onirique, vaguement cauchemardesque, bizarre, sur la Révolution française. J'avais alors été très marqué par la lente dérive sanglante et sordide du roman de Cormac McCarthy, « Méridien de sang », et j'imaginais un livre de cette veine. Il était juste alors que ce roman s'intitule : « La Grande Sauvage ». Or le roman prenant sa propre tonalité, l'étude de la période m'apportant un nouveau regard, le récit a pris une autre ampleur, une autre direction. Le titre ne convenait plus. Mon éditeur m'a proposé qu'on y réfléchisse. Après quelques échanges, nous sommes tombés d'accord hier sur un nouveau titre, plus adapté. Je vous confie ici en avant-première cette idée nouvelle, avec cet avertissement : le titre est en ce moment en cours de test au sein de la maison d'édition. Il n'est pas encore absolument confirmé. Tout de même, je vous le donne, ce qui aura valeur de test aussi. Que penseriez-vous d'un roman intitulé : « Sa Majesté le peuple » ? -
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Abondance de nuits n’est pas bien
Au royaume des cyclopes, les borgnes sont pas fiers
Après la pluie, les escargots
Chat brûlé vif ne craint plus rien
Les bons comptes en banque font les bons amis
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C'est une ancienne journaliste qui a changé de métier, elle travaille dans l'enseignement aujourd'hui. Elle vient dans ma direction, les bras chargés de sacs lourds. Elle s'arrête à ma hauteur, s'approche de moi très près en disant "bonjour". Un peu surpris, parce que nous ne sommes pas à ce point intimes, je m'arrête également, lui fais la bise (cela nous était arrivé, si si, il y a longtemps...) et j'entame la conversation "alooors, qu'est-ce que tu deviens ?" "ben, toujours au lycée machin, j'essaie de passer des concours... Et toi ? " "Ohbenmoi... "
Dix bonnes minutes de discussion médiocre sur le temps qu'il fait et le travail qui blabla. Bientôt, on ne sait plus trop quoi se dire et je mets fin à notre conversation. On se salue (pas de bises encore), et... elle peut enfin entrer chez elle !
Je m'étais arrêté sur le pas de sa porte. Son approche, que j'avais analysée comme un désir de lier conversation, était juste le dernier mètre qui la séparait de son appartement. Son appartement que mon insistance à bavarder de tout et de rien lui interdisait d'aborder. -
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"Voler avec des machines plus lourdes que l'air ne présente aucun intérêt, et d'ailleurs c'est totalement impossible". Simon Newcomb (1835-1909)
"Les voyages en chemin de fer à grande vitesse sont impossibles, car les passagers, incapables de respirer, mourraient promptement d'asphyxie." Dr. Dionysys Lardner (1793-1859), professeur d'histoire naturelle et d'astronomie à l'University College de Londres.
"Aucun paquebot ne pourra jamais traverser l'Atlantique, puisqu'il lui faudrait consommer plus de charbon qu'il n'en pourrait transporter." Le même.
"La terre n'a ni membres, ni muscles, elle ne peut donc effectuer aucun mouvement." Scipio Chiaramonti.
"Beaucoup trop bruyant, mon cher Mozart, beaucoup trop de notes !" Ferdinand d'Autriche, après la première de l'enlèvement au Sérail.
"Je n'accepte pas plus la théorie de la relativité que je ne peux admettre l'existence d'atomes et autres billevesées". Ernest March (1836-1916), professeur de physique à l'Université de Vienne.
"Rembrandt ne saurait en aucun cas être comparé, en tant que portraitiste, à notre merveilleux artiste anglais Rippingille." John Hunt (1775-1848).
"L'énergie produite par la fission de l'atome est ridiculement faible. Ceux qui s'attendent à une nouvelle source d'énergie atomique prennent des vessies pour des lanternes." Ernest Rutherford (1817-1937), après avoir réussi la toute première fission atomique.
"J'irai chercher la croissance avec les dents." Nicolas Sarkozy.
"Je vais écrire un blog. J'aurai plus de lecteurs, comme ça." Christian Chavassieux.N.B. : Toutes les phrases (sauf les deux dernières) sont extraites de l'excellent "Livre des bides" de Stephen Pile. Livre épuisé, jamais réédité, dont la lecture est pourtant conseillée pour la santé.
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Les Nefs de Pangée - Nouvelle critique
"une œuvre dense, profonde et lyrique. Sa lecture restera ancrée en moi grâce son originalité, elle arrive à se démarquer de ses pairs comme l'a fait avant elle La horde du contrevent ou Gagner la guerre : grâce à une langue émouvante, une trame novatrice et un ensemble harmonieux."
Babelio recueille les chroniques de ses adhérents. Une quinzaine pour Les Nefs, à ce jour. Quelques avis mitigés, mais la majorité a vraiment aimé. Merci à cette nouvelle lectrice.
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Entendu dans une émission de télé-réalité (je zappais, et si vous ne me croyez pas tant pis). La caméra suit un jeune homme qui est accueilli dans la maison qu'on lui fait visiter. La voix off précise : « Madame Machin montre à Bidule la chambre de la jeune fille dans laquelle il va dormir. » Je suis persuadé, enfin je veux croire, que les rédacteurs du texte de la voix off ont malicieusement glissé cette ambiguïté, pour se taper sur les cuisses en regardant le visionnage. On résiste comme on peut à la connerie, même rémunératrice.
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Les trois hirondelles étaient blotties l'une contre l'autre, sous un vieil établi, non loin de leur nid qui s'était écrasé au sol. Trop lourd, mal accroché à un simple fil électrique, il n'avait pas résisté aux derniers rehauts apportés par les parents, ce printemps. Chez nous, les hirondelles comptent beaucoup. Il y a deux remises orientées de façon opposée, qui abritent une demi-douzaine de nids variablement occupés selon les années. Avec la clarté augmentée des jours, avril qui rayonne, nous ouvrons grand les portes, nous les attendons avec une impatience inquiète. Les voir fidèlement reprendre leur résidence est une joie. Nous nous considérons chaque fois comme honorés par leur présence.
C'était une désolation de découvrir ce nid explosé par terre ; une consolation de retrouver en vie ses occupantes. Il ne faut pas les laisser à la merci des chats du voisinage. Elles commencent à se couvrir de plumes, c'est bon signe. Une semaine, deux tout au plus, et elles pourront s'envoler et chasser par elles-mêmes. J'ai déjà soigné des oiseaux, j'ai sauvé un martinet autrement plus jeune, à peine couvert de duvet, je sais comment faire. Dans ma main (ma douce n'ose pas les toucher de peur de leur faire mal), les petites ne réagissent pas. Le choc peut-être, ou plus redoutable : l'immédiat désintérêt à vivre de ces créatures, dès lors qu'un accident les a arrachées à leur cocon.
Dans la maison, nous les installons dans la salle à manger. Nos chats miaulent, impuissants, derrière la porte vitrée. Ils s'insurgent contre la cruauté de leurs maîtres qui leur interdit d'accueillir nos pensionnaires à leur façon. Nous aménageons un creux de terre, paille et plumes avec les débris du nid, où nous déposons les petites hirondelles. Elles sont inertes, yeux fermés, anéanties. De quoi se mêlent les hommes ? Pourquoi s'acharner à réparer un malheur dont ils ne sont pas coupables ? Elles refusent d'ouvrir le bec, nous les forçons donc à manger. L'aliment le plus simple est du jaune d’œuf, je sais que ça peut marcher. Cinq à six séances par jour. Le troisième jour, un tournant important s'opère : il est inutile de les contraindre. Elles se précipitent sur le bout de bois que j'ai spécialement taillé pour le nourrissage. Bec grand ouvert, elles reçoivent avec gourmandise la manne offerte. Elles se renforcent, sont toniques. Laissées seules, elles piaillent, volettent même dans la pièce, on les retrouve perchées parfois. Même la plus faible des trois, recueillie toute chétive, parasitée et très mal en point, semble revivre. J'annonce fièrement sur Facebook que les trois hirondelles vont « manifestement » survivre.
Le soir-même, ma douce découvre deux hirondelles collées l'une à l'autre. Elles ont laissé la troisième à part. Elle est morte. C'est décevant mais nous ne sommes pourtant pas surpris. Elle mangeait moins que ses sœurs, était nettement moins vive, malade sûrement. Tout de même, juste au moment où nous pensions…
Le lendemain, les deux survivantes refusent la nourriture, cette fois. Elles ne volent plus, ou bien juste la distance nécessaire pour aller se cacher sous un meuble, se rencogner dans une partie plus sombre. Elles ne piaillent plus. La plus costaude veut bien, parfois, avaler la mixture que nous lui servons mais elle le fait sans énergie, sans appétit. En quelques heures, tout s'est inversé. Visiblement, inexplicablement, elles ont abandonné. Forcer ne sert à rien, elles déglutissent à peine. Un peu plus tard s'éteint la seconde hirondelle. La troisième reproduit l'attitude des deux autres. Il devient évident qu'elle se laisse mourir, elle aussi. La mort dans l'âme, déçus et en colère, nous acceptons.
Hier, en fin d'après-midi, je trouve la dernière, respirant encore faiblement, vers la porte-fenêtre. La troisième fois qu'elle rampe littéralement jusqu'à cet endroit, à bout de force, vers cette illusion de lointain. Je la prends dans ma main, je sors. Il fait tellement beau. Le jardin est une splendeur à cette heure-là. Je m'assieds sur l'herbe, dos contre le plus grand cerisier. Ma douce apparaît sur la terrasse. Je ne dis rien ; elle comprend, s'excuse de ne pouvoir me rejoindre. Elle n'a pas le courage. Je sens dans ma main le cœur de l'hirondelle. Quand on est concentré sur cet événement minuscule, c'est incroyablement puissant, les battements de cœur d'un oiseau. Je reste là, le temps est ralenti. L'hirondelle est immobile entre mes doigts. Elle se repose. Il y a autour de nous un ruissellement de lumière, une douceur et une douleur tendre, une patience. Nous avons le temps, prends ton temps. Une vie contre ma paume. Tout va bien. Les choses rentrent dans l'ordre. Pas de nourriture forcée, pas de bruits domestiques, pas de murs. Mais pas non plus la mâchoire d'un prédateur. Le nid de ma peau, la chaleur de ma main, la lumière incroyable de cet instant à travers la voûte de feuillage. Une heure passe, peut-être plus, je ne sais pas. Et puis je sens un frémissement. Le petit corps vibre et se raidit. La tête minuscule s'incline dans un relâchement ultime. J'ouvre ma main, tachée par l'effet du dernier spasme. C'est bien fini.
Il nous a paru tellement important de sauver ces hirondelles. Nous aimons tant les voir revenir chaque année, traverser l'air en échangeant leurs cris. Portées par l'énergie que nous avons mise dans ce projet, les trois petites hirondelles y ont cru, elles aussi, le temps d'une journée. Notre évolution nous a à ce point détaché de la nature, que nous sommes incapables de concevoir qu'une créature puisse trouver négligeable de vivre. Comment sont-elles passées de ces heures vives, avides, toniques, où il nous semblait avoir réussi, pour aussitôt après, lâcher prise et s'abandonner à la mort ? Nous avons été rappelés à l'ordre. Il y a ce qui veut vivre et ce qui veut mourir. L'homme n'a rien à voir là-dedans. -
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La pluie avait cet effet inattendu de tacher la peau de façon indélébile. On s'arrachait l'épiderme à tenter d'effacer sa teinte grise. On chercha d'abord à s'abriter mais l'averse incessante épuisa les volontés les plus fermes. On s'abandonna au harcèlement des gouttes et ne se croisèrent plus bientôt que des faces ruisselantes, salies de coulures. Puis le gris pénétra les sols, les paysages, les arbres. Tout prit une teinte d'encre délavée. Étonnamment, le pelage des chats semblait résister au phénomène et, la nuit, ils étaient tous phosphorescents.
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Un journal local veut informer ses lecteurs sur les relations auteurs-éditeurs, et je lis, concernant les écrivains de ma région (je résume) : « Certains auteurs préfèrent une meilleure diffusion et choisissent un grand éditeur. » Ils préfèrent... Ce n'est pas qu'aucun éditeur ne veut de leur bouse, c'est seulement qu'ils "préfèrent". Donc, tu ponds ton roman, tu téléphones à Gallimard (ou au Réalgar, par exemple): « Bon, maintenant, j'en ai marre de diffuser mes plaquettes auprès de ma famille et de mes amis, alors, je vous envoie mon manuscrit. Démerdez-vous, faites-moi ça bien et envoyez-le dans tout le pays, OK ? »
Je vous conseille de pratiquer comme ça. Surtout, après, vous me dites comment vous avez été reçus.Lien permanent Catégories : choses vues, Ecrire, Livres, rencontres avec des gens biens 1 commentaire -
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Écrire, quel bonheur. Ne plus écrire, quel soulagement. Entre les deux, une sorte d'enfer.
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Une gare. Elle est dans le train, assise face à moi ; lui est sur le quai. Deux cinquantenaires qui s'échangent de silencieux serments d'amour à travers la vitre. Quand leurs gestes ne disent plus rien, ils se regardent souriants ou pensifs. Leur bonheur irradie à cent mètres autour d'eux.
Je suis toujours très touché par le spectacle des gens amoureux. C'est une démonstration qui met immédiatement à bas toutes mes préventions cyniques. C'est ainsi, je suis très "fleur bleue" en réalité. J'ai toujours envie de croire que les humains sont d'abord des produits et des pourvoyeurs de l'amour. -
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La perspective de rencontrer des elfes et des lutins ne doit pas inquiéter le randonneur. Il faut d'abord rappeler qu'à l'origine, ce sont des bûcherons abrutis, dépourvus de tout sens de l'orientation et irrémédiablement perdus dans les bois. Des siècles d'évolution ont produit ces êtres petits, furtifs et au caractère revêche.
De même, contrairement à ce qu'essayent de faire croire certains écologistes, la disparition de ces créatures n'est pas due à la réduction de leur habitat, mais bel et bien à l'irruption de chemins proprement tracés à travers la forêt, munis de panneaux indicatifs, grâce auxquels elles ont enfin pu trouver la sortie.
Désormais, les lutins errent dans nos villes et tentent de s'y adapter. Ils n'ont cependant pas amélioré leur sens de l'orientation et errent pitoyablement dans les rues, cartes en main. On distingue le lutin du touriste allemand par une remarquable différence de taille. -
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La date est gravée dans la pierre : 1885. L'année où le grand-père de Jeannine a scellé ici le manteau de la cheminée, dans la pièce principale. L'année où il a achevé la construction de sa propre maison, en pisé, la moindre pelletée de terre apportée à dos d'homme, jour après jour. Nous avons à peine le temps de noter ce détail que notre hôte, qui nous a salués chaleureusement sur le seuil, nous fait entrer dans la pièce attenante qui fut l'atelier où elle a quasiment passé sa vie. Jeannine est la dernière d'une dynastie de tisseurs à domicile, initiée avec son grand-père à l'époque des métiers à bras et de la soie. Son père prend le relais et, à la mort brutale de celui-ci en 1974, sa fille née en 1931, notre Jeannine, reprend l'activité. Elle connaît très bien ce métier, puisqu'elle a passé entre les machines son enfance, sa jeunesse, son travail de jeune adulte. La voici à la quarantaine, seule, mettant en route, recevant le « remettage », réglant, surveillant les machines que son père a rachetées à la première entreprise pour qui il travaillait, quelques années plus tôt.
Quand elle prit sa retraite, bénéficiant de la réforme qui permettait de partir à soixante ans, le travail était plus rare, c'était dans les années 90, le déclin du tissage était pratiquement accompli alors. Jeannine n'était pas artisan, elle était salariée à domicile, statut hybride qui offre l'avantage d'une paye sûre et d'une retraite minimale, mais ouvre déraisonnablement les horaires de travail. On fait corps avec le bruit des métiers dans la maison, on vit au rythme du claquement des navettes, on prend garde que les cendres du poêle ou les mouches de la campagne environnante ne viennent pas tacher le tissu synthétique qui est l'essentiel de la production… les journées sont vouées au métier.
Jeannine montre le sol de la petite pièce. Les fragments de dalle de ciment où s'ancraient les quatre machines, les restes de tomettes salies de graisse, l'espace gagné sur une ancienne étable où mourut la seule vache de la famille, la cloison qui enchâsse les nouvelles toilettes, en remplacement de l'édicule commun, en fond de jardin. Tous les fantômes d'une vie consacrée à ce métier qu'elle n'eut pas l'heur de choisir. C'est ainsi. Les mains froissées s'abattent sur la table de la cuisine où nous sommes installés à présent, martèlement du destin qui ne cessa de frapper à la porte de son existence. -
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D' : « Entrez, entrez, n'ayez pas peur »
Quelqu'un entre, hésite.
D' : « Ça va ? »
Q n'ose rien dire.
D' : « Un problème ? Vous avez l'air surpris. »
Q : « Je ne m'attendais pas à ça. »
D' : « A ça ?... »
Q : « Ben... Où elles sont les flammes, les fourches, les cris, tout ça ?... »
D' : « Ah. Non, non. Ça, c'est ce que les gens imaginent. Enfin, ce qu'on leur dit de croire, plutôt. C'est de la propagande. »
Q : « Je préfère. Je suis bien soulagé. »
D' : « Vous croyez. Vous verrez bien. Bon ben, allez-y, c'est par là. »
Q : « Vous ne me demandez rien ? »
D' : « Pourquoi faire ? Vous demandez quoi ? »
Q : « Ce que j'ai fait, pourquoi je suis là, si j'ai mérité d'être là. »
D' : « Pas la peine. Je sais. Je vous connais, tous. C'est toujours pareil. Des tas de raisons, des tas d'arguments, des circonstances... Au bout du compte, les uns ou les autres, vous n'avez simplement pas eu de chance. »
Q : « Ah ben, je suis content que vous le preniez comme ça. »
D' : « Mais oui, mais oui. Vous croyez quoi ? Je ne vais pas vous sauter dessus, là, avec des griffes et des cornes, des flammes qui me sortent par les trous de nez. J'ai passé l'âge. »
Q : « Bien bien. Merci. Bon ben... Tranquille alors. » (il esquisse un pas)
D' : « Je vois pas pourquoi ce ne serait pas tranquille, chez moi. Je ne martyrise personne, je n'ai pas le culte de la douleur, moi. »
Q : « En tout cas, vraiment, je suis soulagé. J'y vais, alors ? »
D' : « Allez-y, oui. Bon courage.»
Q (s'arrête) : « Ah. Courage ? Pourquoi, courage ? Il y a des choses affreuses qui m'attendent ? »
D' : « Une seule chose : l'ennui. Un ennui formidable, immense, incommensurable. Une horreur. Les meilleurs craquent. C'est pourquoi je vous dis Bon courage. Mais de toutes façons, c'est inutile. Courage ou pas, il faut y aller. (il lui fait signe d'avancer, Q hésite. D' lui passe son journal) Tenez, un peu de distraction. Vous pourrez le relire autant de fois que vous voudrez. Je vous conseille de remplir la grille de mots croisés et les Sudokus mentalement, pour que ça prenne plus de temps. »
Q prend le journal : « Merci. Vous êtes gentil. On ne vous voit pas aussi gentil, d'où je viens. »
D' : « Je sais. C'est le drame de ma vie. Allez, bon séjour. Dites-vous que vous allez pouvoir apprendre tout ce que vous n'avez pas eu le temps d'étudier de votre vivant. J'ai un client qui a traduit les chansons de Chantal Goya en sanscrit. Trois ans pour apprendre la langue, et encore deux pour traduire. Mais cinq ans, par rapport à l'éternité... »
Q : « Je comprends. Je vais y réfléchir. Le piano ? »
D' « Oui, il y a des pianos, on est encombré de pianos. C'est la première chose que les nouveaux veulent faire, apprendre le piano. J'ai des joueurs d'échec aussi. Et des types qui entament des puzzles monstrueux. Enfin, toutes les activités un tantinet difficiles. Celles qui donnent l'impression que le temps passe plus vite. Mais quoi que vous fassiez, il reste toujours autant d'éternité à consommer. Voilà ce qui est terrible. Même le sommeil ne raccourcit pas le temps. »
Q : « Et là-haut ? Je veux dire : les autres, ils ne s'ennuient pas, eux ? »
D' éclate de rire : « Vous savez quoi ? Je n'en sais rien ! Impossible d'obtenir la moindre info là-dessus. Top secret ! Mais je devine... Pour éviter l'ennui de l'éternité, je ne vois qu'une solution. Je crois que D les anéantit. »
Q : « Il les... anéantit ? »
D' : « Je crois qu'il les disperse, corps et âme, jusqu'à l'atome, qu'il ne reste rien d'eux. Qu'un vide. Le néant. Mieux que la mort : l'absence. C'est un peu métaphysique. IL aime bien les concepts un peu métaphysiques. Enfin, voilà, c'est mon idée, mais je n'ai jamais pu vérifier. »
Q : « Vous savez, je crois que je préfère passer l'éternité ici que de disparaître comme vous dites. »
D' : « C'est un point de vue. »
Q se retire. D' l'observe s'éloigner.
D' : « Je rêve parfois qu'IL m'atomise. Je suis évaporé. Rien qu'un scintillement de particules dispersé dans l'univers. Une théorie de quarks nomades, baladés sans chemin, une poussière qui frôle les astres. Je revois... » (il se reprend) « Suivant ! »Extrait de "Le Rire du Limule". 2009.
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Mes enfants qui me sourient. Avant de partir je vous embrasserai fort, je n’oserai pas vous dire je t’aime, je vous respirerai – je vous respirerai comme on respire un jardin – j'aurai moins peur. J’espère qu’on ne vous fera jamais souffrir, que vous recevrez de la bonté en réponse de vos actes. De la bonté. Je l’espère de tout cœur. Parfois, j’ai puisé dans vos sourires l’énergie dont j'avais besoin - pour un jour - de plus. Debout soldat, en avant, remets-toi en marche – un jour encore. Vous m’avez fait naître si souvent… Quels miracles vous avez accomplis ! Je vous dis adieu. Bientôt, je serai un vide de plus dans le grand néant. Il ne restera rien de moi. C’est bien ainsi, je consens - à cette absence finale. Oh : il est possible - à la faveur d’une chanson ou d’une lumière particulière- il est possible que vous repensiez à moi. C’est bien. C'est suffisant.
Extrait de "Le rire du Limule". 2009.
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Premier jour. Je reconnais la terre où je m'abîme. Elle a porté tant de mes rêves et de mes gammes. J'ai supplié de n'y pas tomber, parfois. Parfois, j'ai réclamé sa douce embrassade. Là, je m'enfonce. Ma prière au Maître a déclenché un rire de moquerie, et j'ai senti le froid soudain m'ensevelir. Je rentre dans le secret de la nuit. Depuis le sol humide, s'efface le dernier jour. Il fait un peu froid mais je suis sans frisson, ma peau nue durcit déjà. De l'extérieur, me viennent des parfums paludéens, des tintements de rainettes, des appels sauvages. Depuis ces profondeurs, je respire et médite. A la surface, les beautés sont tragiques, les hommes chevauchent des soleils, les femmes profèrent des incantations à la lune. Mais ici, le silence envahit ma tanière. Je me noie, j'inverse le temps, tout s'évanouit. Je suis dans l'éternel exil, depuis un temps inconcevable. Je suis vagissant, sous une arche de pierre.
Extrait de "Le rire du limule", 2009.
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Un terroriste suisse agresse des passants à l'arme blanche. Bilan : un homme tenaillé, une vieille femme décapsulée, un enfant vissé et sa mère tire-bouchonnée.
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Les souvenirs des autres nous sont parfaitement intelligibles. Comme si toute l'humanité ressassait éternellement le même destin individuel, seulement nuancé d'incidents fournis par l'époque.
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P : Ce n'est pas vrai. J'écoute ce qui se passe, je vois ce qui enthousiasme ou désespère, comme tout le monde. La différence s'il y en a une, c'est que j'en fais quelque chose.
E : Tu en faisais quelque chose ! Des joues creuses, l'ivoire des canines refermées sur la nuit, le soubresaut. La terre appuyée sous le talon. Une tache solaire, la main retournée, une cavité moulée dans l'épaisseur de l'âme, un tranchant d'obsidienne et le cœur sur les braises, une lampe sous la main, des cris, des balades, une gelée, un matin les pieds dans l'eau froide, la peau hérissée de bleu, un geste bleu, le spectre des doigts sur le mur, le jeu des rayons sur la pierre, le givre sur le verre, la pâleur du gisant, les phalanges repliées sur un insecte, des marbres étoilés, une figure dressée contre le ciel, un bras, une boucle, des miroirs, un drap, une peur, un pas sur le seuil, la nuit ouverte et franche, l'ombre de mon salut avalée par une flaque, le fantôme surgi de la bouche, un frisson, le bois, l'odeur de la cire, le parfum du lin, la joue tiède, les rideaux, les persiennes fermées, les jouets sous le lit. Les petits soldats éblouis sur le parquet, les récits, les luttes, les agneaux égorgés, dévorés par l'éclat du jour. Le temps. L'empreinte de la semelle sur la terre appuyée. Le temps entravé qui rampe sur le parquet.
P : De tout ça, je faisais quelque chose. Je ne mentais pas. J'ai lutté. Avec le blanc, les nuances de tout ce blanc, j'étais dans le vrai, dans la beauté du vrai.
E : Il y a aussi le temps. Et la beauté passe. Il y a des défaites. Et puis il y a des victoires.
P : Des victoires.
E :
Il y a d'autres victoires
Des victoires à venir
Des piques sous le ventre du ciel
Des appels et des poings dressés
Des saignements, des courages
Des mots
Des cris
Des révoltes.
Le monde te rejoint
Il encercle la place
Il est sur les murailles
Il est dedans la cour
Il traverse le blanc et te retrouve
Il t'empoigne au sang
Au sang, il t'empoigne !
Et tu sais sa colère et ses cris
P : D'accord
E : Et sa colère te gagne
P : D'accord
E : Et tu te dis : quelle forme donner à ce carnage ?
P : D'accord, d'accord !
(un temps. Apaisés :)
P : D'accord, demain, je recommence tout. Demain, le rituel change. Demain tout change. Et ma place, et la place des autres, tout est à revoir. Demain, j'ouvre les murs, je plonge, demain je t'emmène ailleurs.
E : Ce sera bien.
P : Ce sera bien.