Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Sans filet

    Travail sans filet ces jours-ci. Aucune note d'avance, ça va être au jour le jour. Une certaine actualité familiale m'impose ce rythme. Et que dire ? Et bien, cette fin d'année et tout 2011 sera une période consacrée à l'écriture d'un beau projet, très littéraire, bourré de références, pour lequel mon éditeur m'a donné son accord, hier soir. La première fois que je vais travailler avec un délai à tenir, un sujet à traiter (enfin non, pas vraiment la première fois, mais disons que cette-fois ci, c'est du sérieux). Je vous en reparlerai évidemment quand l'écriture sera lancée, vers novembre je pense.
    Sinon, je vous conseille la lecture d'un petit livre de Leïla Sebbar « La Seine était rouge », qui évoque, sous une forme polyphonique, la manifestation paifique, familiale, des Algériens à Paris le 17 octobre 1961, et l'horrible répression de la police française du préfet Papon, appuyée par gendarmes et « calot bleus » (les harkis les plus extrêmes).

    J'ai repris aussi "les mythologies" de Barthes avec un bonheur retrouvé, en prévision d'une lecture de certains de ces textes le 15 août au musée d'Ambierle, avec les amis de l'association "Demain dès l'aube".

    Et puis encore deux petits conseils de lecture, tiens : "Sentiers sous la neige" de Mario Rigoni Stern et "Il y a des abeilles", de Christian Degoutte. A une époque, j'en aurai fait une vidéo de 60 secondes pour vous donner envie de le lire. Le plus curieux, voyez-vous, c'est que l'auteur était en face de moi il y a peu, et que j'ai été incapable de lui parler de son texte, magnifique. Je le regrette. Si j'ai du temps j'essayerai de lui écrire, via Kronix. Lui dire la marque que son livre m'a laissée.

    Sinon, oui, l'heure de ce billet est tardive : la nuit a été courte (ou longue). Malgré tout, dehors,il fait beau, et un couple que nous aimons bien va se marier. Je leur souhaite tout le bonheur du monde, (si tant est que cette formule ait un sens, mais vous m'avez compris).

  • Ambigus

    Nous réclamons le chaos de la révolution, mais incapables d'aller sur un coup de tête nous promener une après-midi en négligeant les patrons qui nous attendent.

  • La princesse et la grenouille *

    La gamine embrassa tous les batraciens qu'elle rencontrait dans l'espoir de voir fleurir un prince charmant. Ses lèvres gonflèrent dans cette opération au point qu'elle se mit à ressembler aux crapauds qui, séduits, se lancèrent à sa poursuite.

     

    * Le titre fait évidemment référence (on a les références qu'on peut) au dernier Disney, très médiocre. Il figure ici dans le seul but, cynique et sans scrupule, d'attirer des internautes égarés.

  • Le philosophe à la mouche

    Certainement le philosophe le plus malchanceux de l'histoire. Dès qu'il s'isolait pour réfléchir à un problème, où qu'il soit, chez lui ou à la montagne, à quelque période que ce soit, en été ou au plus fort de l'hiver, une satanée mouche venait ronfler autour de lui pour anéantir toute concentration. Pourtant, il avait une oeuvre à accomplir, il sentait bien en lui bouillonner la conscience, remuer les concepts, s'enchevêtrer les paradoxes et les idées les plus novatrices, mais dès qu'il tentait de les mettre en ordre, de les synthétiser, d'en faire quelque chose, la mouche, inévitablement, invariablement, cruellement, surgissait d'on ne sait où et le harcelait jusqu'à l'exaspération. Il devint fou, essaya toutes sortes de parades mais rien n'y fit. Un jour, tout de même, par pur hasard, il l'écrasa. On imagine sa joie. Elle fut hélas de courte durée : il ne put penser à rien d'autre qu'à elle, sa mort stupide, sa constance et sa fidélité, sa présence, et une terrible culpabilité l'envahit. Il ne fut plus un instant en repos, se maudit d'une telle sensiblerie, mais rien n'y fit, là non plus. Il résolut un jour que, finalement, il n'était peut-être pas fait pour la philosophie, et s'en alla apprendre le métier de croupier.

  • Et l'évasion, MAM ?

    Tandis que Michèle Alliot-Marie (enfin percutée par les appels incessants des organisations internationales qui stigmatisent le scandaleux traitement que la France fait de ses trop nombreux prisonniers) déclare vouloir fermer des prisons  vétustes, dégueulasses et surpeuplées par des prisons neuves et un peu moins surpeuplées, quelque part aux Etats-Unis, et même au Texas, oui, au Texas (je sais, ça fait une phrase super longue, on se croirait revenu au temps du "Baiser de la Nourrice", mais ne vous inquiétez pas, j'arrive, j'arrive, la fin de la phrase se pointe bientôt un peu de patience), le gouvernement a mis sur pied un programme "Changing live for literature" qui propose la littérature comme alternative à la prison (voilà on y est : le point est là, derrière la parenthèse, vous voyez, ça ne valait pas la peine de s'exciter, on y arrive toujours).

    Sceptique ? Sauf que "le taux de récidive – deux fois moindre par rapport aux détenus qui ne participent pas – fait taire les critiques. Au Texas, dont le taux d’incarcération est l’un des plus élevés au monde, les autorités se félicitent de l’économie réalisée. Au lieu de passer toute une vie en prison pour un coût de plus de 30 000 dollars (23 000 euros) par an, la réhabilitation d’un participant au programme n’a coûté au contribuable que 500 dollars (388 euros)."

    Lire l'article "Crime et châtiment" sur Lemonde.fr

     

     

  • Le jeu des fous

    Pour l'été, on se détend. En tout cas, je me permets de refiler des fonds de tiroir. Ce qui suit est le texte d'un scénario de court-métrage dont il n'existe qu'une maquette en "animatique", un story-board filmé en quelque sorte. La voix off était de Cyril Rabier (belle voix grave), les musiques de Tony Bruynen, Délibes, Stravinsky et je ne sais plus. Le montage avait été effectué par Olivir Talon d Oz média. Cela se passe à la veille de la première guerre mondiale, dans un milieu bourgeois, à la "Fanny et Alexandre".

     

    I
    Comment l'idée a-t-elle germée ? Je ne sais pas. Et qui l'a eue en premier : Lise -ma sœur- ou moi ?
    Difficile à dire.
    Ce devait être une de ces longues soirées d'ennui. Il devait sûrement pleuvoir derrière les carreaux de ma chambre.
    Il y avait l'échiquier, une partie en cours, une partie un peu trop facile, un peu fastidieuse. L'un de nous a dû enlever son roi, par jeu. L'autre a fait de même et voilà. Nous avions inventé une manière complètement absurde de jouer aux échecs. Sans roi de part et d'autre, quel peut bien être le but de ce jeu ?

    II
    Aucun : la folie, le massacre, l'anarchie, le chaos. L'échiquier devient un champ de bataille jubilatoire où les pièces s'étripent et disparaissent, errant de case en case pour trouver un adversaire et l'éliminer. Un jeu de fous.

    III
    Lise et moi étions émerveillés de notre trouvaille, étonnés surtout de voir combien cette fantaisie nous distrayait. Nous y jouâmes souvent. Par force, les règles changèrent, s'adaptèrent, comme d'elles-mêmes.
    Dans ce jeu absurde, il était naturel par exemple, que le fou soit doté de pouvoirs supérieurs et se déplace autrement que le long de sa sempiternelle diagonale.

    IV – V
    Chaque dimanche, nous entamions de longues parties du jeu des fous.
    Lorsqu'il arrivait que notre oncle pénètre dans la pièce, nous replacions en catastrophe les rois sur l'échiquier, en des endroits tellement aberrants que l'oncle observait la partie, hochait la tête désespérément et nous demandait si nous n'avions pas perdu le sens commun. "Avez-vous tout oublié de ce que je vous ai appris ?" Car c'est lui qui nous avait enseigné le jeu d'échecs avec douceur, persévérance et compétence
    Nous étions de bons élèves, d'égale force, et les parties que nous faisions lui étaient souvent un régal, un spectacle réjouissant.


    VI
    Oncle Jean était un doux farfelu. Passionné d'échecs mais aussi de musique et de peinture, il voyait des damiers partout, travaillait d'ailleurs depuis des années sur un essai où il tentait de démontrer l'influence du jeu d'échec dans l'Histoire de l'Art.

    VII
    Un jour que les rois étaient trop éloignés de notre portée pour que nous puissions réagir à temps, notre oncle surgit dans notre chambre et surprit une de nos absurdes parties sans roi. Etonné tout d'abord, il reçut nos explications avec des expressions d'incrédulité, d'indignation puis de véritable effroi mêlé de colère.
    "Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites, jeunes imprudents ! Vous ne vous rendez pas compte… Reprenez le jeu comme il doit être, je vous en intime l'ordre. Abandonnez immédiatement cette obscénité, cette hérésie ! On ne joue pas avec les échecs ; on ne joue pas avec l'ordre du monde !"
    Lise et moi étions terrifiés. La rage d'oncle Jean fut telle qu'elle nous retint de pratiquer le jeu des fous, et même les échecs pendant des semaines.

    VIII a
    Un jour, nous surprîmes une conversation entre notre oncle et nos parents. Oncle Jean semblait complètement désabusé. Dans le cercle de joueurs d'échec qu'il fréquentait chaque lundi, il n'avait pu s'empêcher de raconter sur un mode plaisant la méthode de jeu absurde que ses deux neveux avaient imaginée.

    IX
    Au milieu des rires offusqués, des remarques théâtralement indignées, s'éleva un cri de joie. Un jeune homme exalté se précipita sur lui et le serra dans ses bras. Il prononça une suite de mots incompréhensibles puis, recouvrant ses esprits, il expliqua en Français qu'il voulait absolument rencontrer deux enfants aussi doués, aussi conscients de l'absurdité de l'existence : un jeu sans but, un échiquier sans roi, un jeu des fous, lui semblait une idée géniale à commercialiser dès que possible.


    VIII b
    Mon oncle, abasourdi par l'enthousiasme du jeune étranger, déclara à mes parents ne plus s'étonner de rien désormais.
    On avait vu il y a peu un compositeur russe transformer un orchestre en véritable chaos organique, certains peintres se mettaient à déconstruire le corps humain, il n'y avait plus rien de sacré, le monde semblait gagner par une folie contagieuse.

    VIII c
    Mon oncle conclut d'un air sombre qu'il n'aurait jamais dû nous apprendre les échecs, que nous n'en étions pas dignes, et que la perversion que nous avions faite du roi des jeux faisait de nous des êtres maudits, et que nous aurions "du sang sur les mains" !
    Mon père se mit en colère, le traita de fou et mon oncle quitta la maison, à jamais brouillé avec notre famille.

    X
    Comme promis, le jeune joueur d'échecs vint nous rencontrer. Il s'appelait quelque chose comme Zbigniev Ribzisnsky -à peu près. Un ami l'accompagnait, qui se prénommait Gavrilo. Ils étaient tous les deux de Grahovo, en Serbie.
    Zbigniev nous parut tout-à-fait charmant, nota grand nombre de détails, assista à une démonstration et sembla absolument enthousiasmé par le résultat. Son compagnon, Gavrilo, plus jeune que lui, observait en silence notre partie, mais des éclats de fièvre traversaient son regard noir.
    Lorsqu'ils nous quittèrent, Zbigniev déclara que cette nouvelle façon de jouer allait faire un malheur, ce sur quoi Gavrilo renchérit : "Oui, c'est une excellente idée d'éliminer les rois."


    XI
    Ces derniers mots resurgirent à ma mémoire un an plus tard, le 28 mai 1914 quand le nationaliste serbe Gavrilo Princip assassina l'archiduc héritier d'Autriche François-Ferdinand, à BosanSeraï, en Bosnie. Par le jeu complexe des alliances, l'Europe plongea dans une guerre meurtrière, folle, interminable.


    XII
    Aujourd'hui, depuis ma tranchée boueuse, pataugeant dans le froid, la merde et le sang, je ne peux m'empêcher de repenser à tout ça.
    Bon Dieu, ce n'est quand même pas Lise et moi, qui avons entraîné le monde dans cette boucherie ?

    Fin

  • En passant

    Cela faisait un moment que le ton montait entre cette femme et son mari, à la cafétéria de l’autoroute. Les reproches éclataient au dessus des groupes de japonais, se répercutaient aux oreilles des clubs de troisième âge et incidemment, échouaient sur notre table, malgré la distance. Le sujet de la dispute était le petit garçon coincé entre eux. Apparemment, il boudait la monstrueuse coupe de glace, plantée comme une torche réfrigérée devant lui. Les éclats devinrent des mots, des insultes, les insultes se métamorphosèrent en coups. La première gifle fut donnée par la mère au père. Quoique très sonore, elle n’engagea aucun de nous à réagir, parce que l’homme était d’une stature capable de l’amortir. L’homme se dressa, rassembla ses forces dans le silence soudain, et balança un coup de poing tellement puissant que son épouse fut comme projetée et comprimée au sol dans le même élan. Il fallait intervenir. Deux hommes approchèrent pour tenter de calmer le colosse, mais assez timidement, la voix blanche, les yeux cillant. L’enfant se tourna alors, il grogna quelque chose et lança sa glace vers eux. Désarçonnés, les deux hommes n’eurent que le temps d’ouvrir la bouche sur la même incompréhension qui nous tétanisait tous, quand la mère, relevée, donna un coup de pied dans le ventre du premier avant de se retourner pour gifler son fils qui hurla. Là-dessus, son mari saisit la tête du malheureux deuxième intervenant et la précipita sur la table qui fit un bruit de gong, puis, comme dans le même geste, il frappa sa femme qui valdingua deux mètres plus loin sous les applaudissements du gamin. Mais le père sembla ne pas comprendre les encouragements de sa progéniture et se retourna pour lui écrabouiller le visage d’un coup de poing. Autour, l’assemblée protestait, s’indignait, réclamait qu’on appelât la police. Surgie de nulle part, la mère bondit comme un tigre sur son mari. Les deux fauves roulèrent au sol dans un vacarme de bêtes en furie. Une femme tenta d’éloigner l’enfant couvert de sang. Celui-ci mordit sa kidnappeuse, ce qui attira l’attention du couple en lutte et lui offrit le prétexte d’une brusque complicité : ils fondirent ensemble sur l’infortunée tandis que l’enfant, sous le masque écarlate, explosait d’un rire mauvais en crachant de petites dents. Des chaises volèrent, des tables furent renversées. La dame se défendit bravement mais bientôt, dans un cri ignoble, l’homme et la femme réapparurent au milieu du chaos, un membre dans chaque main, avec lesquels ils entreprirent d’achever leur discussion. Le sang giclait en longues trainées sales autour de la scène. Les japonais s’écartèrent, satisfaits de leurs vidéos, un vieillard se réveilla. Le risque de se tacher devenant vraiment trop grand, je décidai mon petit groupe à s’éloigner aussi. Nous reprîmes la route, nous décrivant sans arrêt la scène pour comprendre précisément comment elle avait commencé et cherchant dans son déroulement quelque enseignement à en tirer. L’un de nous proposait d’y voir le résultat de la médiocrité du service dans ces cafétérias d’autoroute car, certainement, la glace du petit était dépourvue d’éclats de chocolat, ce qui lui avait causé cet entêtement bien compréhensible à ne pas la consommer, un autre s’interrogeait sur la valeur de bras et de jambes de femme comme matraques et émettait des doutes sur la véritable brutalité des coups que se portaient le couple, pour moi je tenais à démontrer la coupable mollesse des premiers hommes à être intervenus, qui n’avaient pas su trouver les arguments pour faire cesser ce combat par ailleurs très distrayant. Quoi qu’il en soit, l’incident fut vite oublié car notre chanson préférée « le chanteur de Mexico », se trouva opportunément programmée sur la radio que j’avais mise.  Je consultai mon GPS et put annoncer, dans la bonne humeur générale, que nous serions à la plage dans moins d’une heure.

  • Mon cher Paolo,

    Je ne vois pas quelle vertu et quel extraordinaire il y a à écouter son cœur plutôt que sa raison. Le cœur fait un tel ramdam, s'impose avec une telle autorité, tandis que la raison souvent, s'immisce, susurre, prie qu'on lui prête attention.

     

  • A la lettre E

    Ce vieux monsieur très digne doit patienter à l'accueil avant son rendez-vous. Pour passer le temps, il me demande si j'ai un dictionnaire. Je lui tends un Larousse. Il l'ouvre en susurrant que c'est une excellente lecture, le dictionnaire, et que, quand il peut, il s'y plonge juste pour le plaisir. Je lui avoue faire exactement la même chose, goûter cette pratique pour les mêmes raisons.. Il lève sur moi un oeil terrible : désormais je suis son ennemi.

  • Ciel rongé de nuit

    Insensiblement, la couleur du ciel se dégrada. Le bleu presque blanc des heures caniculaires vira à l'outremer et à l'indigo, par place. Chaque aube trouvait le jour plus dilué, et le fond de la nuit rongeait sa voûte comme une lèpre. Un jour -mais était-ce encore un jour ?- le soleil déroula sa course sur une étoffe de nuit éclaboussée d'étoiles minuscules. Ses rayons ne réchauffaient plus rien. Le crépuscule nuança l'éther d'un noir plus mat et sans astres. Le soleil ne reparut pas. Il se fit un froid sidéral. Ne restait plus qu'à compter les minutes qui nous séparaient de la pétrification. Nous nous serrâmes dans les bras les uns des autres, sans prendre garde à qui nous embrassions ainsi. Au dessus de nous, l'immensité nous gagnait, et son pouvoir rédempteur. Il n'y eut plus de bien ni de mal, tout ne serait désormais que nuances surhumaines. Nos regards échangés se muèrent en vitrail.

  • Inéluctable

    Nous savons bien que nous allons vers le fascisme. L'Histoire ne fait que nous apprendre les possibles, et les possibles, possiblement, adviennent.

  • Tout craché

    Ils sont plusieurs gamins qui, comme à l'habitude, crachent à leurs pieds. Les longs jets de salive sont éjectés au rythme de leur échange : une phrase/un crachat ; un silence prolongé/un crachat plus réduit ; une exclamation/une expectoration glaireuse. Je ne les observe pas vraiment, mais les raclements de gorge, reniflements, éjections diverses perturbent ma lecture. Je m'apprête à partir quand j'entends soudain un cri. Je lève le regard. Le cercle s'est élargi autour d'un des gamins, paralysé. Un arc épais et luisant relie sa bouche à la terre. Anormalement épais, l'arc. Ce n'est pas de la salive, c'est un mucus dégénéré, rosâtre, qui paraît s'épaissir de seconde en seconde, comme aspirant sa matière depuis la bouche ouverte de son géniteur. Le gamin est livide, comme s'il venait d'accoucher par en haut d'une partie de ses viscères. C'est l'effet que le spectacle produit aussi sur ses camarades, effarés, déjà deux pas en retrait. Aucun n'est tenté de rire. Moi non plus. Je cherche du regard quelque secours, mais il n'y a personne dans le petit square où nous sommes. Le gamin fait un geste malhabile pour tenter de détacher la déjection qui maintenant enfle et déforme ses lèvres dans un O d'étonnement. La sécrétion, comme animée, ne cède pas, semble au contraire attirer le garçon vers le sol, vers le bulbe grumeleux qui l'enracine. Les doigts du malheureux s'empêtrent dans la viscosité des glaires, étirent pour s'en défaire cette matière écœurante, mais ne font qu'en augmenter le volume et l'épaisseur. Il veut crier mais la déjection maladive l'étouffe, sursaute dans l'effort comme une larve. Il vomit, la larve s'empiffre de cette nouvelle abondance et se colore maintenant d'orange, grossit encore, fléchit le jeune corps et l'agenouille. Enfin, la victime bascule vers l'avant et tombe, la face dans la fange palpitante qui entreprend de le dévorer. Les autres s'enfuient en hurlant. Sur le trottoir, la flaque huileuse achève de dissoudre le garçon et prend bientôt une teinte grise et mate, durcit finalement au point de ressembler tout-à-fait au ciment des trottoirs. Après quelques minutes de soleil caniculaire, il n'y paraît plus. Je reviens à ma lecture dans le silence retrouvé, ravalant une furieuse envie de cracher par terre, à mon tour.

  • Teaser

    Surtout parce que je manque de matière pour els jours qui viennent (un billet par jour, vous n'imaginez pas le travail), je vous confie ici un extrait de ce fameux livre qui se déroule au XIXème, qui ne sera sans doute jamais édité, et que je ne prévois pas de finir avant qatre ou cinq ans. Pour vous donner une idée de la tonalité de l'ensemble. Un minimum de contexte : Alma vient d'enterrer son mari, sans grand regret. Elle a demandé à son fils, Ernest, de la laisser seule; La voici, dans les premières minutes de sa solitude.

    A présent, tout va se dérouler comme prévu. Elle a prémédité chacun de ses gestes, les a imaginés, et répétés à force d'imagination. Elle a voulu être seule, a congédié les domestiques, a supplié Ernest de respecter son vœu. Le prétexte de la douleur a suffi pour éviter les remarques ou les protestations. A présent, Alma referme la porte en baissant les yeux sur les derniers mots de sollicitude dont on l'a accablée toute la journée. Les visages familiers, les têtes inconnues venues comme une houle au parvis de l'église tout-à-l'heure, elle les efface d'un basculement de battant, les fait taire d'un tour de clef. Elle se retourne et affronte l'espace vide de la grande maison. Elle engage la moire ténébreuse de sa robe dans le vestibule, soulève la soie de son jupon qui soupire dans l'escalier, frappe les marches avec le mol accent de ses talons-bobines. Elle observe avec admiration ses mains criblées de dentelles, appuyées au lacet de la rampe, leur trouve une féminité, une grâce ‒ une féminité, une grâce qui lui font penser aux années perdues. Elle défait à présent, d'un geste qui se sait voluptueux, sa longue mante de deuil, l'abandonne au sol, quitte son chapeau qu'elle laisse pareillement tomber dans son sillage. Et les sons infimes de ses fragments de chaîne, amortis par l'épaisseur de l'air, sont comme les baisers d'amants insoupçonnables, évaporés, jamais arrivés ; et l'indécence de cet éparpillement, cette insoumission à l'ordre du deuil dont personne n'est témoin, est pour elle un poing levé. Elle gagne sa chambre aux volets clos, ouvre la porte du cabinet de toilettes où elle se désarmure, quitte le paletot, la robe, les jupons, le cache-corset, le corset, la chemise, le pantalon, les bas et les jarretières, qu'elle a portés comme autant de cilices depuis le matin. Elle se déshabille entièrement et, terriblement nue face à son reflet, désespérément offerte à son seul regard, elle élève avec lenteur ses bras en arche au dessus de sa tête, en arche comme elle croit bien se l'être dit autrefois, l'arche de ses bras blancs noués par les mains au sommet de sa chevelure, dans l'exacte réplique du jour qu'elle fit ce geste pour son jeune mari. Enfin, le barrage des épingles rompu, le chignon délivré se brise et s'effondre, cascade et serpente sur sa nuque, ses épaules, son dos, sa gorge, et ravit au monde toute gloire.

  • L'effet Larsen

    Nola, 18 ans, vit seule avec sa mère, Mira. Et c'est pas la joie : dans la canicule de l'été 1998, tandis que la France s'enthousiasme aux exploits des bleus, Nola et Mira essayent de survivre au drame qui a bouleversé leur vie la mort du père de Nola, modeste coiffeur mais délicat époux. Obligées de vendre la boutique de coiffure et de déménager, maintenant recluses dans un appartement sordide au voisinage haut en couleurs, les deux femmes -celle qui doit se construire et celle qui se croit détruite- tentent une normalité impossible.

    Pour les lecteurs de l'extraordinaire Twist, roman précédent de Delphine Bertholon, les premiers chapitres donnent l'impression d'une nouvelle variation sur l'enfermement et sur les rapports fille-mère. Les liens qui retiennent Nola auprès de sa mère ne sont en effet pas moins forts que ceux, bien physiques, qui retenaient la petite Madi dans la cave de son kidnappeur (et le nom du bar où Nola travaille, L'Evasion, ajoute au crédit de cette lecture). De la même façon, les tentatives de communication de Nola avec sa mère brusquement victime d'hyperacousie (c'est-à-dire tellement hypersensible au moindre son qu'elle ne peut ni ne veut plus rien entendre) font écho aux lettres désespérées de la gamine enlevée, à sa mère lointaine et invisible. Malgré ces connexions évidentes, il semble que L'effet Larsen soit avant tout un roman de la transformation.

    Le récit se déroule sous la forme d'une lettre adressée par Nola à son père, par delà le temps et le deuil. Nola, trentenaire, qui regarde et sait enfin ce qu'était et ce que voulait la fille incertaine qu'elle était, dix ans plus tôt. Comme tous, Nola cherchait sa place, tentait d'arranger le monde des morts et le destin pour occuper sa place de vivante... et se mettre à grandir.

    Pour cela, la gamine ne manque pas d'idées : emmener sa mère à la Rochelle, où les amours dont elle est le fruit ont connu des heures dorées, tomber elle-même amoureuse, peindre une grande oreille à l'écoute des pensées des autres et refaire l'appartement dans l'immeuble mutant. Immeuble dont l'ultime mutation d'ailleurs affirmera que le destin offre naturellement des repères et des gages au temps qui passe. Ce qui s'est produit s'est produit, rien ne perturbe la flèche du temps, pas plus l'amour que le meurtre, et les fantômes sont des vivants qui n'osent pas s'affirmer. A certain point du temps, chacun doit affronter les vérités, résoudre des questions. C'est à ce prix que la personne se construit et reprend la route des vivants, accompagnée du souvenir des morts, eux aussi enfin mis à leur place.

    Le récit est vif, les personnages bien campés et on retrouve des trouvailles de langage, une certaine brillance, une vivacité tonique. Pourtant, une certaine légèreté dans l'écriture m'a gêné (entendons-nous bien : il vaut mieux une écriture légère qu'une gravité de convention ou une profondeur de bazar), alors que j'avais trouvé remarquable la maîtrise littéraire, de l' opus précédent.

    Delphine Bertholon redoute un effet sans rapport avec l'effet Larsen : celui d'une attente déraisonnable après le succès de Twist. « On m'attend au tournant », disait-elle, jouant sur les mots. A cet égard qu'elle se rassure : L'effet Larsen est honorable et sera sans doute bien reçu de la plupart des lecteurs fidèles.

  • Du cerveau qui repousse

    Qui entendais-je se gausser des informations approximatives trouvées sur internet ? Giesbert ou un autre, je ne sais plus. Il faut évidemment manier avec prudence les données collectées sur le net, de là à voir dans leur manque de rigueur une nouveauté... L'approximation et le crédit excessif qu'on met dans l'information offerte ne datent pas d'aujourd'hui. Dans un livre du célèbre Camille Flammarion intitulé « le monde avant la création de l'homme » (1886), on peut voir une affreuse image de pigeon sur lequel on a pratiqué l'ablation des lobes cérébraux. La légende nous apprend que « le cerveau repoussera et l'intelligence repartira » (!). Ce bon Flammarion, astronome, grand vulgarisateur, n'était pas moins crédible que les auteurs de Wikipédia, et les familles achetaient de bonne grâce ses éditions illustrées, qu'on calait près des Larousse dans les rayons du savoir, pour l'édification des enfants.

    De même, je suis toujours assez amusé qu'on stigmatise les photographies de magazine et les retouches que le numérique autorise. On prévient que l'image est trompeuse, on fait le procès de chacune pour mettre le citoyen en garde contre l'orientation qu'on peut lui donner. Encore une fois, nihil novi sub sole. Pour les lecteurs du XIXème, rien de plus exact, rien de plus probant que les gravures dramatiques qui accompagnaient les articles de « l'Illustration » et de tous ses avatars. Le lecteur savait bien qu'il était face à une création, un dessin, éminemment artificiel, subjectif, travaillé. Loin des effets d'instantané de la photographie. C'était pourtant la représentation prétendument objective d'un fait. Aujourd'hui, la retouche n'est finalement qu'une fine modification de la réalité, comparée à l'artefact des gravures. Et le numérique et ses possibilités, paradoxalement moins spécieux que les dessins de nos aïeux.

  • Pot pourri

    La première tentative pour jouer simultanément au même endroit avec le même orchestre : le chant des partisans, ça plane pour moi, l'allegro de la neuvième de Beethoven, un menuet de Lulli et Night Train de Glass, se solda par un échec. Quand l'émeute fut calmée, on interrogea les organisateurs pour savoir ce qu'ils avaient voulu tenter là. Aucun ne sut expliquer ce qui les avait poussés à entreprendre pareille expérience. A peine l'un d'entre eux crut-il se rappeler que, le jour de la mise au point du programme, ils avaient un peu bu, mais c'est tout.

  • Petit jardin

    Sénèque conseillait à son ami Lucillius de ne pas déraisonnablement multiplier le nombre de livres dans sa bibliothèque et de n’en posséder que quelques uns, dont l’incessante relecture serait plus pertinente que la soif de tout lire, quête absurde parce que sans fin. Ce qu’un ami me résumait par « ceux qui, dans un livre, en lisent cent et ceux, qui dans cent, lisent toujours le même ». A l’heure actuelle, je dois dire que ma douce et moi, plongeons carrément dans le péché de l’abondance. Des milliers et des milliers d’ouvrages, auxquels viennent de s’ajouter, alors que nous n’avons plus de place, les 75 volumes de l’œuvre intégrale de Voltaire, collection bibliophilique en bon état, daté 1828.

    Considérant cet ensemble qui nous dépasse, dont nous n’aurons jamais épuisé les possibilités (c’est sûr aujourd’hui), je suis pris d’un certain découragement. D’autant plus qu’il y a toujours une rencontre pour nous faire réaliser que, malgré le nombre, nous ne faisons qu’effleurer la masse créatrice de la littérature. Un « et machin, tu l’as lu ? » me renvoie impitoyablement à mon inculture, et au fait que mes lacunes sont irrémédiables. Alors, me vient la tentation de tout arrêter, de cesser de lire ou de voir des films, de négliger les informations, de ne plus me tenir au courant des dernières avancées scientifiques ou des créations les plus en pointe ou les plus marginales, pour pouvoir goûter en paix, seulement et éternellement, je ne sais pas : Proust, Woolf, Tolstoï, Hemingway, Hugo ou Rabelais. Respirer au creux d’une certaine innocence, mais refouiller sans cesse la même œuvre, pour en tirer un univers et tous ses possibles.

  • Nicolas aime Eric

    "Eric est lavé de tout soupçon. Le rapport de l'IGF prouve qu'il n'est pas intervenu dans le dossier de la famille Bettencourt, pas plus que dans aucun dossier d'aucune des plus grandes fortunes du pays. Il ne s'occupe que des pauvres. Cet homme est extraordinaire ! Je suis très fier de lui et je crois que je l'aime !"

  • En cent ans

    Je n’en parlerai pas, à quoi bon, d’autres le font mieux que moi et en disent des choses plus pertinentes, cependant… L’autre jour, nous lisions « Au Bonheur des Dames » en public, avec le collectif « Demain dès l’aube ». Et la description des conditions de travail des employés du grand magasin, des conditions des femmes seules et des précaires, nous jetaient aux yeux qu’en quelques années, nous avons régressé de plus d’un siècle. C’est tout ce que j’ai à dire.

  • Essaye encore

    Bon, ce ne sera pas encore pour cette fois. L'un de mes manuscrits a failli être édité chez un « grand » éditeur parisien. Après quelques semaines d'atermoiement, finalement, c'est non. Ma douce en est très dépitée ; je souris et la console : il faut se blinder dans ce milieu. On sait bien que jamais rien n'est tangible et sûr. Le bilan est plutôt positif en ce qui me concerne : la directrice de collection connaît mon nom, qui sait si un autre manuscrit ne franchira  pas plus facilement certaines étapes ? En tout cas - comment faire autrement ?- Ça m'a permis de rêver un peu.

    Pour l'instant, je viens d'achever une nouvelle version de « Peindre » sur laquelle je me suis régalé. J'ai presque abouti un texte poétique intitulé « De terre », pour une petit maison d'édition de poésie, et, enfin, je reprends l'écriture de mon roman « historique ». Le plaisir d'écrire est toujours aussi vif. Et c'est là l'essentiel.