Mes « Nefs » sont parties hier chez mon éditrice, après une énième relecture critique (on ne se refait pas). Maintenant, je m'octroie enfin une pose, avec lecture (L'inauguration des ruines, de Jean-Noël Blanc, aujourd'hui) et écoutes de documents qui m'intéressent. Je me régale notamment avec ces cours d'assyriologie du collège de France, offerts par la grâce du Net, à tout béotien qui voudrait se cultiver un peu. Le conférencier, Dominique Charpin, évoque dans son discours inaugural, une anecdote que je trouve magnifique : En Mésopotamie, le courrier fonctionnait très bien, et les bibliothèques royales retrouvées en conservaient un nombre impressionnant. Leur support presque indestructible a permis qu'elles nous parviennent en nombre. Les tablettes d'argile circulaient, transmettaient des informations sur le quotidien, les petites choses de la vie. Parmi les dizaines de milliers de lettres mésopotamiennes sur argile, l'une d'elles dit l'émerveillement d'un des tout premiers lecteurs (nous sommes au début de l'ère de l'écriture). L'auteur répond à la lettre d'un ami en lui disant notamment, que ses mots « faisaient comme s'il était là, à côté » de lui. Un étonnement, une jubilation semblable à celle que nous avons pu éprouver lors de nos premières conversations via webcam. Le pouvoir d'évocation de l'écriture, sa capacité à cristalliser une présence, malgré l'éloignement physique. Je suis très sensible à ces passerelles développées bénévolement par dessus des périodes immenses (là, on parle de -3800 ans BP). Et pendant ce temps, des crétins détruisent par le feu leur propre patrimoine.
Matières à penser - Page 14
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"Comme si tu étais là"
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Méta
Et donc, grâce à Hélène Gestern,auteure de "Portrait d'après blessure", j'apprends que les interventions à la première personne dans "L'Affaire des vivants" ressortent de la métalepse narrative: "La narratologie qualifie de métalepses les diverses façons dont le récit de fiction peut enjamber ses propres seuils, internes ou externes. Gérard Genette y voit une « figure par laquelle le narrateur feint d'entrer (avec ou sans son lecteur) dans l'univers diégétique».
Je vous laisse méditer là-dessus et je retourne à mes Nefs, qui, décidément, refusent de me laisser un peu de répit (et ça, je ne sais pas, ce doit être une prosopopée, je dirais).
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Respect
"Moi, je n'y connais rien, mais il avait des arguments tout à fait pertinents."
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Puisque j'te dis qu'c'est lui !
La bizarrerie des gens... Il m'est arrivé plusieurs fois que, pendant une dédicace, une personne fasse la queue, se plante enfin devant moi : « Vous ne seriez pas le Christian Chavassieux qui était à telle école, à tel endroit à tel moment ? » Oui, réponds-je, heureux que, de si loin, on se souvienne de moi, qu'on soit curieux de ce que je fais, etc. « Merci, je voulais être sûr(e) » et la personne se retire, sans un mot de plus. Simple vérification, on peut cocher la case, c’est bien lui, bon qu'est-ce qu'on mange ce soir ? Voilà. J'en suis toujours un peu interloqué.
Il y a un mois, je reçois lettre et documentation jointe d'un « emboucheur et affineur de charolaises ». La plaquette présente l'entreprise du monsieur et la lettre, très chaleureuse, évoque un lointain passé commun, tel collège, etc. Sur le même ton amical, voire empressé, le monsieur poursuit en disant tout le plaisir qu'il a eu à lire mon dernier bouquin, qu'il est très heureux de voir ma « médiatisation » (oui) et que ce serait très chouette de se revoir. Il a manuscrit soigneusement son adresse mail pour que je lui réponde, au moins, par ce biais. Ce que je m'empresse de faire dans les minutes qui suivent, par politesse, par égard pour son gentil mot, en le félicitant pour sa réussite, sa belle plaquette et en lui disant que, bien sûr, s'il veut qu'on se revoie, il y a telle ou telle disponibilité, à lui de voir. Les jours, les semaines passent. Pas de retour. Bon. Peut-être n'a-t-il pas reçu le mail. L'actualité, Pasiphaé, l'écriture intense, je laisse cela au second plan. Et puis, tout de même, il faut bien que je lui dise, s'il n'a pas reçu mon message, que je n'ai absolument pas dédaigné ses souvenirs et son gentil courrier. Je téléphone. Il décroche, je me présente, « Ah salut » me dit l'emboucheur. Je commence par « Je suppose que tu n'as pas dû recevoir mon mail... » et j'entends l'affineur : « Si si, bien sûr, je l'ai lu deux fois. » Il n'ajoute rien. Mais rien. Je reste sans voix (sauf intérieurement : Putain, mais tu pouvais pas me répondre en retour : bien reçu, pas le temps, trop de boulot, je t'appelle... Enfin, donner un signe de vie ?). Après quelques minutes d'échanges absolument désincarnés, je raccroche. Abasourdi. Et je réalise qu'en fait, je viens d'être confronté au même phénomène que les personnes qui viennent s'assurer que le type qu'ils ont vu dans le journal, oui, c'est bien celui qu'ils ont connu il y a longtemps. Vraiment, vraiment bizarre, non ? -
La première f(a)ille
Lors de mon passage au concours d'entrée à l'Ecole des Beaux-Arts de Saint-Etienne (je vous parle d'un temps...), j'étais un garçon pataud et complexé. M'intimidaient surtout les filles, toutes plus belles et sérieuses les unes que les autres. Sérieuses, oui. Belles mais glaçantes. Les impétrantes ne souriaient pas, le sourire devait avoir quelque chose de l'ordre de la soumission, de l'allégeance au système, enfin une idée comme ça. Bref, les filles étaient engagées, militantes, hautaines et austères. L'une des épreuves était la présentation d'un dossier. J'avais honte de mes petits dessins, mais enfin, le jury ne fut pas l'assemblée sarcastique et cruelle qu'on m'avait préparé à voir.
Tout se passe bien. Je n'en mène pas large pour autant. En fin de journée, je revois une fille avec qui j'avais échangé quelques mots le matin. Belle brune, sévère, austère, etc. Vous avez compris. Elle vient de passer l'épreuve, je lui demande comment ça s'est passé. Elle ricane : « Ces cons ! Je leur ai montré des dessins politiques. Y'en a un qui m'a demandé ce que ça voulait dire ! Le con ! Je lui ai dit que s'il était pas capable de comprendre un dessin politique, fallait qu'il s'interroge, lui, pas moi. Ah, le con ! » J'étais très admiratif d'une telle force de caractère. Je n'osais rien ajouter, de peur qu'elle me montre les dessins et que je sois moi aussi, (si peu politisé à l'époque) rangé dans la même catégorie que le prof qui avait osé contrarier la jeune femme.
Finalement, je fus reçu. Pas revu la fille. Les cons avaient renoncé à lui infliger leur ignorance crasse. J'ai commencé à questionner mes préjugés. Est-ce que quelqu'un qui a une grande gueule est forcément plus intelligent que moi ? -
Incarner une quête de l'âme
Winfried Veit est un artiste qui s'interroge. Il est artiste dans ce but, probablement. En tout cas, sa nature lui dicte d'incessants questionnements que ses dessins, toiles ou sculptures tentent, au moins, d'exprimer. Les réponses ne sont pas de ce monde, ce n'est pourtant pas échouer que de parvenir à les donner à lire. Le temps ne fait rien à l'affaire, l'expérience ne résout rien, mais apporte des fragments de réflexion, fragments offerts aux autres, aux heureux visiteurs de la Galerie Le Réalgar, à Saint-Etienne, par exemple.
« Hommes sans âme ? » se demande l'artiste. Quelle âme ? Ce qui est permanent en nous, qui nous dépasse, qui nous survit, qui nous relie à l'univers. Une mystique sans divinité, mais une foi du peintre en une parcelle, un scintillement précieux qui, issu de nous, est plus grand que nous. Sur chaque tableau, les corps se courbent, se penchent, exhibent des croupes ou des dos, mais aussi s'écartèlent, ouvrent les bras, crucifient l'espace de gestes mystérieux, d'appels énigmatiques. On va à la rencontre de femmes monumentales, de piétas où l'érotisme ne se voile plus, d'humains à qui l'on a greffé des ailes et qui en semblent encombrés comme on l'est parfois d'un cadeau immérité, trop beau, trop grand pour nous. Winfried Veit a travaillé obstinément, concentré, vif, acharné, pour cette exposition, pour aboutir à ce moment, avec en tête cette expression obsédante à la forme interrogative « Hommes sans âme ? ». Les anatomies réalistes, les muscles et les courbes se déploient dans l'espace rectangulaire et blanc du papier, s'expriment en crayon ou fusain dilué de jus clair, rehaussé de couleurs qui enrichissent les ombres, soulignent des contours. Autant de gestes nerveux et sûrs venus par addition épaissir la chair des figures représentées. Elle est certainement par là, entre les lignes, dans la superposition des glacis, l'âme que cherche Winfried, comme certain cynique cherchait un homme. Diogène s'était armé d'une lampe pour tenter d'approcher l'humain ; Winfried fait un pas vers lui, sa lumière se dépose, ébauche un contour, ses pinceaux détaillent la pénombre, quelque chose survient, qui n'est pas si loin de l'Homme, aussi proche que possible de cette âme qu'il ne renoncera jamais à vouloir cerner. Et ce ne sont pas les matérialistes obtus qui le détourneront de cette quête. Pour le plus grand bonheur de tous.
Hommes sans âme ? Winfried Veit, Galerie Le Réalgar, rue Blanqui, Saint-Etienne, jusqu'au 20 Février 2015 -
Je suis Vivant
Kronix est resté muet ces derniers jours. Beaucoup de choses très belles ont été dites, des choses très stupides aussi. Et pas mal de banalités. Ce n'est pas une critique, même des choses banales doivent être exprimées quand le choc rend les mots fébriles et maladroits. Aussi pertinent que je tenterais d'être (ce que je m'étais plus ou moins préparé à faire lorsque serait venu le temps de la parole), je ne pourrais qu'ajouter ma voix à toutes les autres. Je crois que tout a été dit.
Tandis que les effets de ce traumatisme se poursuivaient en chacun de nous, la Compagnie Nu jouait sur scène. Tant de travail, toute cette énergie, alors que les esprits étaient sidérés, que le chaos nous était promis. C'était bien, c'était bon, mais combien ça semblait dérisoire. Dans le même temps, encore, je tentai d'ajouter quelques lignes à mon prochain roman. Je n'y suis parvenu qu'hier, tant l'écriture de fiction et les thèmes que j'abordais me paraissaient définitivement mis hors-jeu par la sauvagerie, par le chagrin, l'impensable et écrasant chagrin qui, de temps en temps, sans prévenir, rappelle les larmes depuis une source qui ne semble jamais pouvoir se tarir.
Je voulais analyser, synthétiser, livrer ma vision des choses. J'ai renoncé. Que vaut mon regard ? Cependant, j'ai écouté tous les avis, toutes les failles, les pires récupérations, les plus beaux témoignages. Tout ce matériau, multiple, choral, polysémique, contradictoire, aurait pu m'embrouiller l'esprit, me faire confondre les choix et les urgences. Il n'en est rien. Tout est clair et simple.
Nous sommes vivants.
Pas seulement des créatures organiques qui se meuvent à la surface d'une quelconque planète, mais des êtres de pensée. Il arrive que ces créatures prennent des idées pour des pensées. Il arrive qu'elles meurent ou tuent pour elles.
Je suis vivant,
je veux ajouter de la pensée dans mes idées. Je suis vivant, je me nourris d'intelligence et de réflexions.
Nous sommes vivants,
il n'a jamais été aussi essentiel de proposer de l'intelligence, de défendre l'intelligence, de partager de l'intelligence, de promouvoir l'intelligence. Le mépris de l'intelligence qui se manifeste depuis des années, qui gonfle le torse et se satisfait de la bonne bêtise, si relaxante, et du bon sens, si évident, c'est d'abord lui, notre ennemi. C'est lui, le bourreau dont il faut arrêter le geste. -
Se faire éditer : la formule imparable
Écrire est le problème, mais écrire n'est pas un problème, si vous voyez ce que je veux dire. J'ai une certaine réputation de prolixité et si tous mes manuscrits étaient édités, ma foi, je pourrais me poser une demi-douzaine d'années avant de proposer un nouvel opus (donc, oui, vous avez bien calculé : il y a environ six romans non publiés dans mes tiroirs). Mais ça ne marche pas comme ça. D'abord, tout n'est pas publiable. Certains romans sont même dépassés une fois terminés, ils ne sont plus à faire, un autre s'en est occupé, en mille fois mieux. Ensuite (et voilà où je voulais en venir), pour répondre à la traditionnelle question : « Et après, vous publiez quoi ? » Il faut que tu saches, cher lecteur, que ce n'est pas l'auteur qui décide, mais l'éditeur et que, même quand tu es déjà publié depuis longtemps, même si tes livres ont été honorablement reçus, même si tu tiens dans la main une promesse écrite, c'est l'éditeur, ce partenaire fascinant, qui décide du sort de l'auteur et de son manuscrit.
Il y a peu, je lisais dans un journal local, un article censé informer ses lecteurs sur les relations auteurs-éditeurs, et je lis, concernant les écrivains de ma région (je résume) : « Certains auteurs préfèrent une meilleure diffusion et choisissent un grand éditeur. » Donc, tu ponds le récit de la vie du boulanger de ton village, tu téléphones à Gallimard : « Bon, maintenant, j'en ai marre de diffuser mes plaquettes auprès de ma famille et de mes amis, alors, je vous envoie mon manuscrit. Démerdez-vous, faites-moi ça bien et envoyez-le dans tout le pays, OK ? »
Je vous conseille de pratiquer comme ça. Surtout, après, vous me dites comment vous avez été reçus.Lien permanent Catégories : actu, choses vues, Ecrire, Matières à penser, Nouvelles/textes courts 2 commentaires -
2015 en vue
Parce que 2014 est passée. Une année exceptionnelle pour moi, oui, avec trois publications successives. Lucifer Elégie et Nos Futurs chez Sang d'Encre, La Joyeuse au Réalgar et L'Affaire des Vivants chez Phébus. Sans compter les rencontres, les moments précieux, les amis, les librairies, les lecteurs, les rencontres, les rencontres... Il me faudrait des pages et des pages pour tenter un bilan de l'apport de cette année folle. Mais il faudrait parler des deuils, des souffrances, qui ne furent pas moindres. Il faudrait évoquer, sans espoir que cela compense mais tout de même, atténue et adoucit, la décision radicale de cesser de travailler et de me consacrer à l'écriture. Quelques nuits blanches, de mauvais réveils, des calculs faits et refaits et puis, finalement, l'entrée dans un quotidien, une normalité de la fonction d'écrivain à plein temps. Statut fort bénéfique, puisqu'il me permet aujourd'hui, entre autres, d'envisager de boucler un manuscrit (imposant) pour les éditions Mnémos et enchaîner avec un prochain roman pour Phébus. Je vois aussi se multiplier les propositions. Pas le Pérou, mais des perspectives qui rassurent, nous confortent, ma douce et moi, dans le choix que nous avons fait en avril, de changer de vie. 2015 sera l'année de Pasiphaé, des Nefs de Pangée et, c’est très probable, de Voir Grandir. De tout cela, évidemment, il sera question sur Kronix. Ce blog où, il y a seulement six ans, je disais mon désespoir d'être jamais édité.
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Fleur bleue
Il y a cette phrase rituelle, qui cause en moi une profonde émotion. En cette période, il peut nous arriver de dire : « Paix sur terre aux hommes de bonne volonté », et je vous assure que je ressens en la disant ou en l'écoutant venue de lèvres sincères, comme un serrement de gorge, une douce tristesse. Je me dis que, oui, voilà, ce serait ça, le mot d'ordre le plus simple du monde, qu'il n'en faut pas plus, que c'est nécessaire et suffisant. Paix sur la terre, aux hommes de bonne volonté.
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De l'imaginaire
S'il y a un intérêt à travailler sur un roman ressortant des « littératures de l'imaginaire », il réside notamment dans les capacités du genre à explorer des concepts inédits, impossibles à traiter dans des formes de récit plus classiques. Par exemple, pour Les Nefs de Pangée sur quoi je m'acharne actuellement, je veux faire saisir la sensation du retour à la terre d'un peuple entier, contraint de vivre depuis plus de mille ans sur la mer. Pour eux, tout est étrange, différent, pas hostile mais inédit. Ce qui oblige l'auteur à comprendre, au fond, ce qui fait l'essence de notre présence sur le sol, et ce qu'on y perçoit sans jamais y prêter attention. Une démarche assez proche de celle de la poésie, en fait.
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Plus molle sera la chute
L'envol magique des ballons par milliers. Leur dépouille flasque après quelques semaines, qui retrouve les autres, comme les éléphants, dans les cimetières où ils se rassemblent rituellement. Et personne ne s'en émerveille. Plutôt entend-on râler quelques écologistes, car le cimetière est marin et pollue les flots. Voilà l'ennui : pas de poésie de l'envol sans vulgarité de l'amerrissage.
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Nourrir
Le boulanger me dit avec mépris que l'écriture, tout ça... du vent. Lui, il produit quelque chose ; lui, il réalise un pain tangible et nourricier. On a besoin de lui, on n'a pas besoin d'écrivains ou de poètes. Je lui dis, cite-moi un pays qui n'ait pas de poète, de conteur, d'écrivains... Il ne sait pas. Je lui dis : par contre, il y a beaucoup de pays où il n'y a pas de boulangers.
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Tu écris
Tu ne cesses d'écrire, tu enchaînes roman sur roman, texte sur texte, parce que tu crains que, à l'occasion de la moindre suspension, se révèle le désenchantement du monde, tu crains que n'apparaisse l'épopée vulgaire et dérisoire qu'est la vie.
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L'ennui
J'ai toujours aimé l'ennui, sa mélancolie, l'apaisement qu'il procure quand on sait le goûter. Une amie à qui je confiais ce goût et cette aptitude pour le vide et le temps arrêté, arrondit son regard bleu, figé dans l'incompréhension. Elle a horreur de l'ennui, c'est pour elle une sorte d'abandon insupportable de soi, j'imagine. Beaucoup de personnes, pareillement, sont hantées par le surgissement de l'ennui comme par la fréquentation d'une maladie repoussante, ou plus sûrement sont épouvantées par l'intrusion de cette parente de la mort. Pas moi. J'observe la capacité des chats à s'arrondir autour de leur indifférence. Enfant, je savourais la présence des animaux, les vaches dans l'étable, debout face à l'auge, regard abruti collé au mur, les moutons étendus dans le pré, l'œil abîmé dans la contemplation de la plaine, les chiens – une chienne particulièrement – assise contre moi, sérieuse, immobile, aussi peu intriguée par le mouvement des arbres et le murmure de l'eau que moi par l'acharnement des adultes, là-bas, à se croire essentiels. J'ai appris des bêtes la volupté du temps qui ne veut rien, la langueur admirable du vide. Tant de gens se lancent dans une occupation à cause de la terreur qu'inspire l'ennui ! Et plongent alors dans une activité souvent véritablement ennuyeuse, mais qui donne l'illusion de produire, d'avancer quelque chose, une tâche qui ne souffrirait pas d'attendre demain. Tandis qu'il est si bon de suspendre sa vie, de la laisser traîner comme une ombre, au jeu flânant des méditations. Finalement, je me demande si dans mes récits je ne cherche pas à décrire constamment l'état secret dans lequel me plongent l'ennui, l'absence, l'engourdissement.
Extrait de "J'habitais Roanne", Thoba's éditions, 2012.
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Mise au pli
Choisir la précarité implique une révision complète de tous les postes. Energie, assurances, mutuelles... Ma douce et moi nous rendons dans l'agence la plus proche de ma mutuelle actuelle. Nous tombons d'accord avec la dame qui nous accueille sur une formule un peu moins onéreuse, tout va bien, je signe. Et voilà que la dame assène : « Je ne devrais pas le dire, mais tout ça coûterait moins cher s'il n'y avait pas tous ces assistés... »
Voyageur, sache qu'à l'emplacement des ruines fumantes que tu visites à présent, dans cette petite ville au nord du département, existait une agence de la mutuelle E... et son personnel. L'histoire de cet établissement s'est brutalement interrompue à cause de la remarque stupide d'une dame qui ne s'est pas doutée qu'elle ne s'adressait pas aux clients qui, d'habitude, opinent quand elle balance cette sorte de venin. La vérité m'oblige à dire que, pour ma part, j'ai tenté de démontrer la débilité d'un tel jugement à la dame, mais de toute façon on ne s'écoutait plus, à cause des cris de ma compagne. D'ailleurs, ma douce a entamé illico la destruction de l'agence, l'humiliation implacable de la crétine de service avant son exécution pour l'exemple.
De profundis. -
Pensée basalienne
Chaque mort est une expérience distincte. La grande confrérie des décédés ne pourraient tenir colloque. Ils ne se comprendraient pas.
Extrait de "Les Nefs de Pangée", à paraître chez Mnémos, décembre 2015.
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Tauromachie
Un minotaure qui se masturbe au fond de son labyrinthe est-il coupable de zoophilie ?
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Arcadie
Exigeons une fois pour toutes, une terre où se réfugieraient les gens ouverts, tolérants, généreux, sensés, raisonnables, en gros les gens strictement et constamment du même avis que moi.
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Flâner
Des heures et des heurs d'attente et, inévitablement, le moment arrive où on risque d'être en retard.