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Théâtre-spectacles - Page 2

  • 3044

    La Médiathèque de Charlieu m'a fait le grand plaisir de me proposer une "carte blanche", dans le cadre de sa série de manifestations intitulée "Chemins de lecture". C'est l'occasion d'inviter mes amis, complices depuis les débuts de l'aventure "NU Compagnie" : François Podetti, Marc Bonnetin et Jérôme Bodon-Clair. Avec eux, nous verrons comment, chacun dans leur discipline (mise en scène, image et lumières, musique et matière sonore), ils ont investi la version textuelle d'une pièce de théâtre et en ont fait un spectacle total. La discussion sera illustrée d'extraits des pièces de la compagnie.
    Ce sera vivant, passionnant, drôle, j'en suis certain.
    Soyez nombreux à venir goûter ce beau moment à la Médiathèque de Charlieu, ce vendredi 21 octobre, à 20 heures;

    Marc, Jérôme et moi, sommes aussi engagés dans une démarche locale, intitulée : Portraits de Mémoire(s). Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site (avec en prime, la première chanson sortie de l'atelier)

  • 2976

    D' : « Entrez, entrez, n'ayez pas peur »
    Quelqu'un entre, hésite.

    D' : «  Ça va ? »

    Q n'ose rien dire.

    D' : « Un problème ? Vous avez l'air surpris. »

    Q : « Je ne m'attendais pas à ça. »

    D' : « A ça ?... »

    Q : « Ben... Où elles sont les flammes, les fourches, les cris, tout ça ?... »

    D' : « Ah. Non, non. Ça, c'est ce que les gens imaginent. Enfin, ce qu'on leur dit de croire, plutôt. C'est de la propagande. »

    Q : « Je préfère. Je suis bien soulagé. »

    D' : « Vous croyez. Vous verrez bien. Bon ben, allez-y, c'est par là. »

    Q : « Vous ne me demandez rien ? »

    D' : « Pourquoi faire ? Vous demandez quoi ? »

    Q : « Ce que j'ai fait, pourquoi je suis là, si j'ai mérité d'être là. »

    D' : « Pas la peine. Je sais. Je vous connais, tous. C'est toujours pareil. Des tas de raisons, des tas d'arguments, des circonstances... Au bout du compte, les uns ou les autres, vous n'avez simplement pas eu de chance. »

    Q : « Ah ben, je suis content que vous le preniez comme ça. »

    D' : « Mais oui, mais oui. Vous croyez quoi ? Je ne vais pas vous sauter dessus, là, avec des griffes et des cornes, des flammes qui me sortent par les trous de nez. J'ai passé l'âge. »

    Q : « Bien bien. Merci. Bon ben... Tranquille alors. » (il esquisse un pas)

    D' : « Je vois pas pourquoi ce ne serait pas tranquille, chez moi. Je ne martyrise personne, je n'ai pas le culte de la douleur, moi. »

    Q : « En tout cas, vraiment, je suis soulagé. J'y vais, alors ? »

    D' : « Allez-y, oui. Bon courage.»

    Q (s'arrête) : « Ah. Courage ? Pourquoi, courage ? Il y a des choses affreuses qui m'attendent ? »

    D' : « Une seule chose : l'ennui. Un ennui formidable, immense, incommensurable. Une horreur. Les meilleurs craquent. C'est pourquoi je vous dis Bon courage. Mais de toutes façons, c'est inutile. Courage ou pas, il faut y aller. (il lui fait signe d'avancer, Q hésite. D' lui passe son journal) Tenez, un peu de distraction. Vous pourrez le relire autant de fois que vous voudrez. Je vous conseille de remplir la grille de mots croisés et les Sudokus mentalement, pour que ça prenne plus de temps. »

    Q prend le journal : « Merci. Vous êtes gentil. On ne vous voit pas aussi gentil, d'où je viens. »

    D' : « Je sais. C'est le drame de ma vie. Allez, bon séjour. Dites-vous que vous allez pouvoir apprendre tout ce que vous n'avez pas eu le temps d'étudier de votre vivant. J'ai un client qui a traduit les chansons de Chantal Goya en sanscrit. Trois ans pour apprendre la langue, et encore deux pour traduire. Mais cinq ans, par rapport à l'éternité... »

    Q : « Je comprends. Je vais y réfléchir. Le piano ? »

    D'  « Oui, il y a des pianos, on est encombré de pianos. C'est la première chose que les nouveaux veulent faire, apprendre le piano. J'ai des joueurs d'échec aussi. Et des types qui entament des puzzles monstrueux. Enfin, toutes les activités un tantinet difficiles. Celles qui donnent l'impression que le temps passe plus vite. Mais quoi que vous fassiez, il reste toujours autant d'éternité à consommer. Voilà ce qui est terrible. Même le sommeil ne raccourcit pas le temps. »

    Q : « Et là-haut ? Je veux dire : les autres, ils ne s'ennuient pas, eux ? »

    D' éclate de rire : « Vous savez quoi ? Je n'en sais rien ! Impossible d'obtenir la moindre info là-dessus. Top secret ! Mais je devine... Pour éviter l'ennui de l'éternité, je ne vois qu'une solution. Je crois que D les anéantit. »

    Q : « Il les... anéantit ? »

    D' : « Je crois qu'il les disperse, corps et âme, jusqu'à l'atome, qu'il ne reste rien d'eux. Qu'un vide. Le néant. Mieux que la mort : l'absence. C'est un peu métaphysique. IL aime bien les concepts un peu métaphysiques. Enfin, voilà, c'est mon idée, mais je n'ai jamais pu vérifier. »

    Q : « Vous savez, je crois que je préfère passer l'éternité ici que de disparaître comme vous dites. »

    D' : « C'est un point de vue. »

    Q se retire. D' l'observe s'éloigner.

    D' : « Je rêve parfois qu'IL m'atomise. Je suis évaporé. Rien qu'un scintillement de particules dispersé dans l'univers. Une théorie de quarks nomades, baladés sans chemin, une poussière qui frôle les astres. Je revois... » (il se reprend) « Suivant ! »

     

    Extrait de "Le Rire du Limule". 2009.

  • 2975

    Mes enfants qui me sourient. Avant de partir je vous embrasserai fort, je n’oserai pas vous dire je t’aime, je vous respirerai – je vous respirerai comme on respire un jardin – j'aurai moins peur. J’espère qu’on ne vous fera jamais souffrir, que vous recevrez de la bonté en réponse de vos actes. De la bonté. Je l’espère de tout cœur. Parfois, j’ai puisé dans vos sourires l’énergie dont j'avais besoin - pour un jour - de plus. Debout soldat, en avant, remets-toi en marche – un jour encore. Vous m’avez fait naître si souvent… Quels miracles vous avez accomplis ! Je vous dis adieu. Bientôt, je serai un vide de plus dans le grand néant. Il ne restera rien de moi. C’est bien ainsi, je consens - à cette absence finale. Oh : il est possible - à la faveur d’une chanson ou d’une lumière particulière- il est possible que vous repensiez à moi. C’est bien. C'est suffisant.

     

    Extrait de "Le rire du Limule". 2009.

  • 2974

    Premier jour. Je reconnais la terre où je m'abîme. Elle a porté tant de mes rêves et de mes gammes. J'ai supplié de n'y pas tomber, parfois. Parfois, j'ai réclamé sa douce embrassade. Là, je m'enfonce. Ma prière au Maître a déclenché un rire de moquerie, et j'ai senti le froid soudain m'ensevelir. Je rentre dans le secret de la nuit. Depuis le sol humide, s'efface le dernier jour. Il fait un peu froid mais je suis sans frisson, ma peau nue durcit déjà. De l'extérieur, me viennent des parfums paludéens, des tintements de rainettes, des appels sauvages. Depuis ces profondeurs, je respire et médite. A la surface, les beautés sont tragiques, les hommes chevauchent des soleils, les femmes profèrent des incantations à la lune. Mais ici, le silence envahit ma tanière. Je me noie, j'inverse le temps, tout s'évanouit. Je suis dans l'éternel exil, depuis un temps inconcevable. Je suis vagissant, sous une arche de pierre.

     

    Extrait de "Le rire du limule", 2009.

  • 2971

    P : Ce n'est pas vrai. J'écoute ce qui se passe, je vois ce qui enthousiasme ou désespère, comme tout le monde. La différence s'il y en a une, c'est que j'en fais quelque chose.

    E : Tu en faisais quelque chose ! Des joues creuses, l'ivoire des canines refermées sur la nuit, le soubresaut. La terre appuyée sous le talon. Une tache solaire, la main retournée, une cavité moulée dans l'épaisseur de l'âme, un tranchant d'obsidienne et le cœur sur les braises, une lampe sous la main, des cris, des balades, une gelée, un matin les pieds dans l'eau froide, la peau hérissée de bleu, un geste bleu, le spectre des doigts sur le mur, le jeu des rayons sur la pierre, le givre sur le verre, la pâleur du gisant, les phalanges repliées sur un insecte, des marbres étoilés, une figure dressée contre le ciel, un bras, une boucle, des miroirs, un drap, une peur, un pas sur le seuil, la nuit ouverte et franche, l'ombre de mon salut avalée par une flaque, le fantôme surgi de la bouche, un frisson, le bois, l'odeur de la cire, le parfum du lin, la joue tiède, les rideaux, les persiennes fermées, les jouets sous le lit. Les petits soldats éblouis sur le parquet, les récits, les luttes, les agneaux égorgés, dévorés par l'éclat du jour. Le temps. L'empreinte de la semelle sur la terre appuyée. Le temps entravé qui rampe sur le parquet.

    P : De tout ça, je faisais quelque chose. Je ne mentais pas. J'ai lutté. Avec le blanc, les nuances de tout ce blanc, j'étais dans le vrai, dans la beauté du vrai.

    E : Il y a aussi le temps. Et la beauté passe. Il y a des défaites. Et puis il y a des victoires.

    P : Des victoires.

    E :
    Il y a d'autres victoires
    Des victoires à venir
    Des piques sous le ventre du ciel
    Des appels et des poings dressés
    Des saignements, des courages
    Des mots
    Des cris
    Des révoltes.
    Le monde te rejoint
    Il encercle la place
    Il est sur les murailles
    Il est dedans la cour
    Il traverse le blanc et te retrouve
    Il t'empoigne au sang
    Au sang, il t'empoigne !
    Et tu sais sa colère et ses cris

    P : D'accord

    E : Et sa colère te gagne

    P : D'accord

    E : Et tu te dis : quelle forme donner à ce carnage ?

    P : D'accord, d'accord !

    (un temps. Apaisés :)

    P : D'accord, demain, je recommence tout. Demain, le rituel change. Demain tout change. Et ma place, et la place des autres, tout est à revoir. Demain, j'ouvre les murs, je plonge, demain je t'emmène ailleurs.

    E : Ce sera bien.

    P : Ce sera bien.

  • 2970

    E : C'est le moment. Il n'y a pas meilleur moment que celui-là. Tu peux toujours revenir à ton rituel, mais, tu vois bien... Tu as mieux à faire. Maintenant ! Allons !

    P : Dis-le. Dis-le.

    E (répétant les mots de Pourbus) : « Puisque le lieu de mon travail c'est le temps que je me donne, mon atelier est partout avec moi, je suis partout dedans, dans le lieu de mon enfance. Dans l'atelier, je suis à ma place »

    P : A ma place.

    E : Cette place-là. Il est temps.

    P : Je comprends. Mais. Oh, c'est beaucoup demander.

    E : Tu vois bien : elle est partout. Tout ici est encombré par sa présence.

    P : Je sais.

    E : Tu sais.

    P : Trop d'elle.

    E : Voilà.

    P : Et la vie avec, la vie entière. Laisser de la place. Autrement que sur la toile. Laisser de la place. Laisser la place pour dessiner les contours du carnage. Et pas seulement dans le blanc, dans le silence, sous le lit, les dents serrées, dans le temps de l'enfance retrouvée.

    E : Pas seulement.

    (Un temps)

    P : Partir ?

    E : D'une façon ou d'une autre, oui.

    P : Partir. Vider les lieux. Oh, c'est beaucoup demander. Beaucoup demander.

    E : Allons, ce n'est pas la guerre.

    P : Ce n'est pas rien non plus. « Ce n'est pas la guerre, tu ne vides pas ton compte, tu ne testes pas un vaccin sur ton propre corps... » Elle se moquait de moi. Ô, je la détestais quand elle ricanait de cette façon. (avec conviction :) Je la détestais.

    E : Oh

    P : Oh

    E : Tu la détestais ?

    P (réalisant) : Comment est-ce possible ? Dressée devant moi, blessante, je la détestais ? J'ai effacé ses contours, j'ai noyé ses traces, j'ai sublimé le manque. Je comprends. Oui.

    E (l'encourage) : Oui

    P : Cette neige qui recouvre, cette brume qui dérobe au regard. Oui. A force d'épaisseurs, à force de passages. J'ai tout enseveli et éteint. Je tentais de l'effacer mais elle n'a pas cessé d'être là. D'être là !

    E : C'était ça, le blanc : un coup de gomme sur la vérité. On approche, mon petit Pourbus, on approche... Vider l'atelier, laisser la place et la distance, se désencombrer de ton obsession pour elle et maintenant...

    P : Je ne sais pas

    E : Pourbus !

    P : Non

    E : Le masque

    P : Non, ne crois pas

    E : Le masque, Pourbus, le dernier masque.

    P : Non, j'étais honnête !

    E : Le masque, tu sais bien. Le masque c'est ta solitude. « Et la vie avec, la vie entière », l'humanité. L'humanité ! Et les autres, Pourbus ! Pourbus, peintre ! Pourbus qui peint du blanc ! Du blanc où plus rien n'est dit ! Où plus personne n'est convié !

    P : Quoi ?

    E : Plus personne, pas même les enfants. Pas même l'enfant, sa main étendue sur le parquet. Tu as fini par te retrouver seul.

    P : Non

    E : « Je ne voudrais pas d'un superbe isolement
    Je ne voudrais pas d'une beauté étrangère au monde
    Je maudirais de tels masques »

    P : Je ne sais pas ce que tu veux

    E : Les inviter

    P : Inviter ?

    E : Les autres, mon petit Pourbus, les autres ! Pas ton petit nombril ! L'espace et l'absence bouclés comme un rempart.

    P : Bouclés comme un rempart.

    E : L'espace et l'absence
    Bouclés comme un rempart
    Toi dedans qui as fermé l'issue

    P : Je n'ai pas fermé l'issue.

    E :
    Tous les horizons sont à portée de sens
    Mais l'absence et l'espace ont refermé leur boucle
    Sur rien

    P : Ce n'est pas vrai. On pourrait croire, mais ce n'est pas vrai. J'ai épousé des causes, j'ai lancé des anathèmes, j'ai réclamé plus de justice.

    E : Vraiment ?

    P : Avec mon petit pouvoir de peintre, oui. Que peut faire un peintre ?

    E : Que peut faire un plombier, que peut faire une caissière ? La question n'est pas là !
    Tends ton regard vers les confins
    Rejoins l'horizon où les peuples se lèvent

    P : Où les peuples se lèvent. Laisser la douleur du monde entrer dans l'atelier, c'est ça ? Je l'ai toujours fait, et alors ? Qu'y a-t-il de changé ? Ma porte est ouverte aux cris du monde.

    E : Tu mens !

    P : Ce creuset du blanc dans quoi tout se fondait. C'était vrai, ce n'était pas un mensonge. C'était ainsi : toute la vie, tout moi et le monde, dans le creuset du blanc. Je n'ai pas menti. Pas menti, je le jure !

    E : Pourbus, Pourbus... Tu savais le faire, tu le faisais. Je sais. Et puis, le blanc est devenu beau. Mais la beauté sans le tragique : une manière. On croit se nourrir du monde et on refait sans cesse le tour de son nombril.

  • 2969

    Fermez cette porte ! Fous-moi la paix, arrête avec ce jeu, arrête ! Ne regarde pas. Je ne supporte plus. Je ne. Allez ! Laissez-moi glisser la tête sous le lit, jouer, jouer. Maman vire-moi ces tabliers, ils m'aveuglent ! Et lave ce sang. Ferme la fenêtre. Et vous, hein ? Dehors, dehors, tournez les yeux ! Ah non non mais non, ne regardez pas ça, c'est trop vieux c'est nul, oui c'était joli, mais ; barrez-vous, laissez-moi tranquille ! Fermez cette porte, fermez la fenêtre, fermez, éteignez, débranchez, taisez-vous, faites silence ! Faites silence dans la rue, respectez mon travail ! Comment voulez-vous que j'avance si vous m'interrompez tout le temps, si vous venez voir ce que je fais, comment je bosse ? Toi pareil, barre-toi ! Vous voulez quoi ? Vous voulez des preuves ? Être certains que j'en ai bien bavé ? Plus que les autres, autrement ? Que j'ai éprouvé une souffrance inconnue de vous ? Que j'ai trouvé une réponse inaccessible aux autres ? Mais bon sang, il n'y a pas de questions à se poser ! On n'en finirait pas. On peut y aller comme ça. Revenir sur le métier jour après jour, planter son petit rituel sans plus d'inquiétude. Simplement, comme tout le monde depuis l'origine. Pour en finir une fois. Je ne suis pourtant pas du genre à me prendre la tête sur des questions de. C'est pourtant pas compliqué, merde. Je suis comme tout le monde, pas plus de pourquoi et de comment que les autres, pas plus. Je bosse, je joue, voilà. Comme tout le monde, non ? Et si jamais, si jamais j'en viens à me poser ce genre de questions, ça me regarde. Ça me regarde ! Comme tous, la tête sous le couperet, pas plus renseigné que les autres. C'est mieux, c'est différend ? un type qui barbouille des couleurs à peine visibles sur un bout de tissu ? je ne vois pas ce qui peut fasciner là-dedans, hein ? Pas plus de questions que. Simplement, j'y suis. La gorge sous la lame. J'y suis, j'ai toujours été là. Là, comme ça. J'en avais des centaines. Les silhouettes, les jambes les ombres. Les reflets de lumière sur le parquet. Tout le blanc. La joue collée au sol, les grandes jambes. La tête qui patiente. Mon père qui entre et sa grosse voix. Toi, d'abord. Vers le couperet. Toi. Débarrasse le plancher, laisse-moi, laisse-moi. J'ai du travail. Je ne supporte plus. Je ne veux pas. Y'a rien à voir ! Rien à considérer. On y va tous. Les enfants ouste allez ouste laissez-moi travailler. Allez, allez dire à vos parents, allez leur dire que ce feignant de peintre est en plein boulot. Il y va comme eux, comme vous, on a juste à tendre le cou. J'y suis et alors ? On y est tous. Avec des bras, des cheveux, des pieds qui sentent, tu parles d'un héros, tu parles d'un modèle. Peindre ! Quelle pitié d'être tous pareils, quelle déception. Tenez, un pinceau, allez-y ! Pas bien sorcier bon sang. Rien de magique, pas de lumière, pas de science qui dise la forme du couperet. Si je mets de côté le mystère initial... Vous croyez que c'est dans le geste ? Dans les tripes ? Dans les chagrins, les souffrances, les joies ? Vous croyez que c'est là ? Ou là ? Je vais te dire, c'est nulle part ! Nulle part ! On ne sait jamais d'où ça vient, et si l'on est choisi. Pourquoi moi, j'entends, et pas les autres ? J'entends ! J'entends ! Personne d'autre. Laissez-moi, du silence, barrez-vous, enfermez-moi ou je me mure ou je plonge. Je me mure ou je plonge, je me mure ou je plonge, je me mure ou je plonge.

    E : Bon. On bouge ?

  • 2968

    E : Tu souris quand tu travailles. J'aime bien te voir sourire

    P : Ah bon, je souriais, là ?

    E : Oui, on aurait dit le sourire des bébés, adressé à personne

    P : Oh. Bien. Mon père était équarrisseur, il rapportait ses tabliers de plastique à ma mère pour qu'elle les nettoie. Je me souviens de ces tenues, éclaboussées de sang noir. Dans ces flaques charbonneuses on devinait encore l'éclat vital du rouge ; le reste était d'une propreté irréelle, et sur l'étendage, le plastique était éblouissant. Oh, je me souviens : je pensais aux agneaux qu'il débitait, en série. A l'époque, je pensais qu'il les tuait. On m'a expliqué un jour que son métier était de découper les animaux tués par d'autres – qu'on appelait les « tueurs ». Je trouvais ça moins fascinant, un peu nul même. Et ma mère lavait les traces de ses crimes innombrables et flanquait les tabliers dehors, pendus au soleil. De grands rectangles blancs éblouissants. Mais pas le blanc que j'aime, pas le blanc du vertige, ni même celui du deuil, paradoxalement. Le blanc du carrelage et du scalpel. C'était ce blanc hier. Mais tu vois  je travaille, je bosse, je joue. Je me remets à l'œuvre. A force de repentirs, le blanc reprend vie, s'atténue, s'efface.

    E : Du blanc qui s'efface ! Au profit de quoi ? Du blanc de la toile ? On  n'en est pas à une absurdité près.

    P : Parfois, l'art, c'est aussi inconcevable que de la physique quantique.

  • 2967

    Toute la vie qu'on engouffre sur la toile, malheureux, si j'arrête de peindre ? Mais vous allez disparaître, bande d'ingrats ! Toute l'humanité disparue d'un coup, absorbée dans un trou noir ! Moi, je vous raconte et vous fais vivre grâce à mes surfaces blanches. Voilà pourquoi tout est là, sur la toile, accompagné par ma pensée dans le vaste projet du blanc. Tout y est concentré. L'inverse du trou noir ou son origine : le big bang du blanc. Le big blanc !
    Bon, allez. Reprenons. Ça vient bien. Je le sens. Vous m'écoutez dire que ça avance, que ça progresse, hein ? mais il n'y a que les battements de mon cœur ou le souffle de mes narines. Des mots sont formulés pour raconter ce rien, et vous faire participer à mon aventure intime. Une sonde plantée dans mon cortex, avec des câbles et des neurones qui se baladeraient d'un univers mental à l'autre. On m'ausculte, on me sonde, on m'observe, ça alors ! Pas grave, c'est dans ma tête aussi. La lunette astronomique fixée sur le petit dieu assis, les fesses au froid sur son astéroïde, l'auréole réchauffée par une étoile rouge.
    On guette la naissance de mes pensées, l'apparition de la vie. Il faudra déduire la composition chimique par réfraction de ma lumière dans le spectre des ondes radio que mon aura propage et découvrir... de la source au tarissement de toutes les intelligences. Le parcours de la lumière à travers le vide. Les ondes dispersées, évanouies dans l'immensité. L'appel froid des astres, perdu, accueilli par personne.

    Qu'est-ce que je raconte ?

    Je pense, pendant que je crois ne penser à rien. Mes hasards de nacre produisent sur la toile ce... frémissement sous le jour qui me procure une sensation de bonheur, de plénitude, je sais que j'y suis.

  • 2965

    P : Elle devinait les moments où il fallait me laisser seul.

    E (chantant) :
    Je la revois.
    Sous la fenêtre, les courbes imbriquées
    Les briques des os et des muscles
    Sur ces arches, des salves de lumière
    Ou des matins frêles

    P : Oui.

    E et P (ensemble mais mal accordés) :
    Et ta main, ton œil
    Dans ce simulacre
    Épousaient cette route
    Et ta main, ton œil
    Délayaient une ombre sous le sein
    Jetaient un éclat sur la hanche

    P : Je faisais de beaux nus. Les beaux nus qui plaisaient à ma maman. C'était rassurant. Mais regarder l'horizon de sa vie en se disant qu'on ne fera que ça jusqu'à la mort : fatal, désespérant, je ne sais pas si les gens se rendent compte.

  • 2962

    Tu fus mon modèle. Sur beaucoup de points. Et pour le nu, le modèle indépassable de tous les modèles. L'étalon de tous les corps. Après toi, pas besoin. Je connaissais si bien ton corps, je l'avais peint et croqué de tant de manières.     Dressée face à moi, insolente ou lovée dans un fauteuil, ramassée comme te protégeant du déluge, arquée, pliée, étendue. Étendue souvent : j'aimais cette pose, j'aimais cet abandon. Tes yeux divaguant, tes mains dénervées lourdes au sol au bout des bras, ton corps s'arrêtait de vivre. Inerte, irriguée de bleu sous la fenêtre voilée. Je peignais un présage. Je le vois maintenant. Il n'y avait pas plus impudique que cette défaite des membres, ces lèvres que je te demandais de laisser ainsi, entrouvertes avec si possible la sidération du dernier souffle. Et je me délectais de ce symbole. Et tu te prêtais à cette farce.

  • 2961

    P : Il m'arrive de produire du beau facile à voir, de la beauté de surface. Le beau fait du bien, il y a de la bonté dans la beauté, j'en suis convaincu. Je passe par le beau pour arranger un monde dérangé. Je suis un peintre qui guérit, un chamane. Oui. Absolument : un chamane ! Je soigne les âmes. Je me dis ça, parfois.

    E : Tu trouves que le monde est beau ?

    P : Oui, quand il recèle une fin, une tragédie. Il y a du tragique dans la beauté, savoir la corruption des choses. Le grain de la mort sous la peau. Je perçois cela. J'en suis le messager.  

    E : Une lourde charge...

    P : Mon métier, voilà tout. Mon destin.

    E : Ta fonction

    P : C'est vrai, je disais : ma fonction. C'est ça. Ma fonction, rien de plus. Finalement, ce n'est pas compliqué d'être sincère. Il suffit de suivre sa nature. Tiens, regarde prends goûte ! C'est obscène une peinture, une peinture sincère, celle où j'ai plongé tout entier, sexe et tête. 

  • 2959

    Elle disait :
    « Tu sens cette place
    Que je creuse en moi ?
    Tu sais, ces vides
    Où je t'invite à respirer
    Les pleins que tu saisis
    La saillie de tes os contre le calice de ma chair
    Tes duretés qui sculptent mes béances
    Ta voix qui me refouille et me détaille
    La pulpe de mon centre où bleuit l'empreinte de tes dents
    Tu sens cet espace ménagé pour toi ? »

  • 2958

    Même nu dans mes nuits, je peins. Je tends les bras, l'air s'imprègne de lait, Vaste soupe, Voie lactée dans quoi tous les délires s'épurent. Je travaille. Je joue, je bosse.
    Seul et entouré de tous.
    J'étais là, allongé au milieu de mes petits soldats, des centaines. J'en avais des centaines. Je collais l'œil au parquet et mes petits soldats se muaient en figuration hollywoodienne. J'entendais, en vrai, la vocifération des foules. Et leur clameur innombrable résonnait dans le tout petit espace de ma chambre. J'étais vide dedans ; et autour c'était plein. Il y avait des héros, des lâches, des traîtres, des luttes, il y avait des récits. De la vie. Toute cette vie éclairée par la lumière, sous le lit, son reflet sur le parquet. Toute la vie mangée par la fournaise du blanc.
    Alors, redouter l'intrusion des parents. La brutale irruption qui brise la coquille, le froid soudain, la mise à nu de mon univers. Et comme quand j'étais enfant, ensuite, quand tout est fini, que c'est mort pour moi, c'est comme si j'avais fait une bêtise : la peur du jugement, la même timidité que celle du gamin que j'étais.

  • 2957

    Dents serrées sur le silence. Tout entier dans la toile. Le temps, évanoui. La solitude de l'enfance qui se prolonge, les marmonnements incessants de mes rêveries qui respirent encore tandis que je travaille. Pareil dans ma chambre d'enfant, pareil. Dans ma solitude de gamin avec cette sensation de vague, de mollesse. Cette espèce de vertige où je me vautrais. Le même matelas d'ennui généreux dans lequel on est si bien ; le même ici, dans l'atelier. Me voici dans ma chambre, me voici avec moi enfant, me voici moi enfant, et je bosse, je joue, le monde est dans ma main, et je joue avec. Là, je suis entier, là je suis peintre, oui. Entièrement, complètement, je ne suis rien d'autre. Ou peut-être même pas : je suis ce que je suis en train de faire. Le pinceau c'est moi, la toile c'est moi.

  • 2956

    La sensualité de la pâte sur la toile. J'adore ça. Tu aimais ce moment, hein ? Tu me regardais. Je te laissais me regarder. Toi seule : personne d'autre après toi. Tu me regardais moi, en fait ; pas ce que j'étais en train de peindre. Voilà pourquoi c'était supportable. Tu souriais ; je me souviens de ton sourire. Une si grande sérénité dans ton sourire qu'il y coulait une angoisse. Et puis, il t'arrivait de t'endormir pendant que je travaillais. C'était reposant, comme la présence d'un chat. Concentré sur ma toile, je ne prenais pas tout de suite conscience de ce qui se passait ; mais je sentais sur moi l'épaisseur d'un silence. Je jetais un œil : tu t'étais endormie.

  • 2954

    Je ne voudrais pas d'un superbe isolement
    Je ne voudrais pas d'une beauté étrangère au monde
    Je maudirais de tels masques
    Je ne veux que d'un creux où planter une source
    Je ne veux
    Je ne veux que d'un axe
    une place d'où je vivrais le monde
    Un centre
    Et moi qui serais là
    Mon île, mes racines, ma chambre d'enfant. Ma solitude, ma liberté. Puisque le lieu de mon travail c'est le temps que je me donne, mon atelier est partout avec moi, je suis partout dedans, dans le lieu solitaire où palpite mon enfance.
    Je ne veux que d'un creux où planter une source
    Je ne veux que d'un axe
    Un centre
    Et moi au centre de ce centre

  • 2952

    Marche, suis-moi
    L'émail de tes iris posés sur mes viscères
    Je vais lent, sans rythme ou bien un souffle
    Et quand je me retourne
    Que je suis à toi
    On se fond l'un l'autre
    Nos organes embrassés, dissous, moindres
    Asséchés bientôt
    Ténus fins dans la lumière mordue par l'étau
    Nos ombres percées arrêtées par l'angle
    Ouvertes sur le cercle de la main
    La nuit enfin roulée, coupée d'un arc blanc
    La nuit et ses ocelles dispersées sur la peau.

  • 2943

    "L'enfant avait marché dans la poussière au milieu d'un vaste désert rouge. Il avait croisé des gens qui ne lui parlaient pas, tous étaient couverts de poussière. Tellement couverts de poussière qu'ils semblaient des statues en marche. Marche lente, un pas, puis un autre. Ils semblaient avoir marché depuis un autre temps, depuis d'autres générations, une préhistoire commencée avant l'horizon. Ils étaient nombreux, avançaient par petits groupes dispersés. L'enfant en avait croisés tellement et depuis si longtemps qu'il n'y prêtait plus attention. La nuit ne tombait pas et ça n'étonnait pas l'enfant parce qu'avant d'arriver dans ce grand désert rouge, quand il était encore dans son pays, il s'endormait avant que la nuit tombe et il s'éveillait quand le soleil était déjà haut. Alors, il n'avait toujours connu que le jour. Ceux qu'il croisait venaient de la nuit, il le sentait bien. Il le voyait dans leurs regards. Au milieu de leur visage de latérite, leurs yeux ressemblaient à des galets noirs qui brillent. Brillent de fatigue et d'épouvante. Un jour – mais « un jour » ne veut rien dire ici – un enfant de son âge s'arrêta. Ses yeux de galets noirs fixés sur les siens. « D'où viens-tu ? » dit l'enfant couvert de poussière. L'enfant lui montra la direction de l'horizon, là d'où il venait. Et l'enfant rouge aux yeux noirs reprit sa route sans un mot, il allait dans la direction indiquée par l'enfant. L'enfant le vit s'éloigner. Il savait qu'ils ne se reverraient plus. Ce n'était pas grave et pourtant, cette image de l'enfant, de dos, maigre et couvert de poussière, qui reprenait sa marche obstinée, l'emplit d'une tristesse insupportable. Alors, l'enfant tourna les talons, se joignit à l'interminable colonne des voyageurs et marcha comme eux, à pas lents. La poussière soulevée le recouvrit. Il y avait un voile obscur au dessus du paysage, posé sur l'horizon."

     

    Minotaure (extrait).

    Cette pièce qui ne sera peut-être jamais jouée.

  • 2897

    Il y a trois ans environ :

    "Il faut sauver la face ! Il faut sauver la Face !
    Sauvons la face fauve des sagesses éphémères. Songeons pour ce faire aux faces défaites des défunts, aux reliefs flasques des aïeux, affligés d'infortune, tous gisant sous le fardeau froid des cénotaphes, sans fanfreluches, sans frayeurs, sans fantaisies, inflexibles et blafards. Faisons aux fades et aux peaux hâves des fêtes de fadas, foutons le feu aux fatwas des faussaires. Il faut faire flancher la fébrile farce des fidèles forcenés autant que la frénésie des people frivoles et des riches tête d'affiche. Vlan, dans leur face à tous, gifle les furieux et claque les futiles ! Fonce fissa et fends les faux-semblants des salafistes ; fous les fards félons au fond funèbre des flacons, défends les fondations des formes sans fantasmes, fais saillir les faces enfin sans effets, fais front. Exhibe ton faciès et luis des feux des astres. Resplendis ! Splendides visions de visages, de vies vraies, de rire de fous-rires et de sourires. Dévoilés, les lèvres veloutées, la ride véloce à venir ou venue et le vague des veines qu'on voit sous le vernis du derme. Et puis merde, et qui daigne damner l'épiderme, donne des mots aux émois maniaques de Mars, les machos soumettent les masques et les muqueuses aux sangles et aux cilices, sinon les vouent au sang et au supplice, les moustaches font des taches aux frimousses, font souche aux Femen, font touche-touche aux hymens, attachent les charmes, s'alarment des désirs des dames, déclenchent les larmes des drames, s'agacent, crament carrément la grâce des gazelles, clament à leur guise les gammes des crimes que les calames déguisent, aiguisent leur glaive à la gorge glabre de prétendues aguicheuses.
    Mais les regards toujours vers eux tournés triomphent, les images de faces surgies de sous le tissu ou lavées de leur grimage, faces insurgées éplorées ou sèches levées devant les sabres, les visages clairs débarrassés de maquillage, les yeux ouverts, les têtes dénudées, les joues sans fard, les cils sans khôl, les fossettes, les pommettes, les mentons, les fronts, les nez et les creux, les tempes venues au jour, les temps venus, les dents montrées, les faces dévoilées et crues, sans apprêt sans artifices, à peine nées vous disent : foutez-nous la paix."

     

    Pile, Face. Extrait.