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kronix - Page 54

  • 2790

    Et il y a un jour, à force de travailler dessus, où votre roman vous devient odieux. Cela coïncide en général avec le moment où il est publié.

     

     

    (Redite d'un post d'il y a quelques années. Pas de chronique littéraire pour les jours qui viennent. Non pas que je me sois lassé, mais j'essaye de reprendre l'écriture et ça se passe assez mal. Besoin de temps et de liberté. Merci de votre compréhension, les amis).

  • 2789

    Notre Château
    Emmanuel Régniez
    Éditions Le Tripode


    Couv_NotreChateau.jpegOctave et Véra sont frère et sœur, ils vivent dans une grande et belle maison dont ils ont héritée à la mort de leurs parents, si belle et vaste qu'ils l'appellent Notre Château. Octave et Véra y ont organisé une vie solitaire depuis vingt ans. Ils ne reçoivent personne, ne sortent jamais, sauf Octave, chaque jeudi, pour se rendre notamment chez un libraire qui semble devancer ses désirs et lui fournir immanquablement les livres voulus. Des livres pour lui et pour sa sœur. Leur moisson hebdomadaire de lectures.
    Le quotidien éternel du couple est ressassé sans incident notable jusqu'à ce fatidique jeudi 31 mars à 14h32, lorsqu'Octave voit sa sœur, en ville, dans le bus N°39. Véra qui ne sort jamais, déteste la ville et déteste le bus. Comment est-ce possible ? Octave rentre au Château, déboussolé, interroge sa sœur, qui nie l'évidence. Une fêlure dans l'impeccable confiance qui les tenait solidaires et solitaires, tous les deux, « seuls contre le monde. »
    Du 31 mars au 2 avril d'une époque dont on ne saura rien, du 31 mars au 2 avril, des jours de confusion s'enchaînent pour Octave. Qui ment ? Devient-il fou ? Et ce mégot fumant dans un cendrier de la bibliothèque, alors que ni lui ni sa sœur ne fument et que personne, jamais, n'entre dans leur « Château » ?
    Une telle amorce d'argument pourrait laisser craindre une resucée de roman fantastique. Pourtant, et bien que la quatrième de couverture convoque des références auxquelles ont pense inévitablement : The Shining de King ou le film Los Otros d'Amenabar, Notre Château explore un registre purement poétique. Un phrasé obsédant, des situations détachées de la réalité (en tout cas, celle que connaît le lecteur, sans pour autant basculer dans le surréalisme), une lumière immobile posée sur les jours et les rituels de la sœur et du frère : on devine d'emblée qu'un retournement final surviendra, qui n'apportera pas grand-chose au récit, puisque tout son intérêt est dans l'ambiance morbide et grise qu'il distille. J'ai pensé à Kafka et à Borgés davantage qu'aux auspices fantastiques cités plus haut. Kafka pour le quotidien englué, l'absurdité, les affres humaines traitées comme l'agitation d'insectes fantômes ; et Borgés pour l'importance du livre et les titres improbables de la bibliothèque de la maison et les douteuses partitions musicales évoquées sporadiquement. Je n'ai d'ailleurs pas cherché à vérifier l'authenticité des uns et des autres, la magie opère mieux, selon moi, dans la possibilité d'une réalité marginale. Je suppose que dans quelque temps, je ne pourrais me retenir de savoir si Couperin a bien écrit un morceau intitulé Les Barricades mystérieuses ou si Machiavel est l'auteur d'un Belphégor, mais pour l'heure, non, je veux bien conserver la précieuse incertitude qui donne prise aux personnages du roman.

    Ce titre fait partie d'une sélection de premiers romans choisis par Jean-Baptiste Hamelin de la librairie Le Carnet à Spirales, à Charlieu, que je remercie pour cette intéressante découverte. On attend le deuxième roman d'Emmanuel Régniez pour voir s'il tiendra ce que promet ce premier texte singulier.

  • 2788

    Dernières paroles de Perceval
    Emmanuel Merle
    Éditions L'escampette / Poésie

    Couv_Dernieres-paroles-Perceval.jpgLe grand drame de Perceval, fameux chevalier de la Table ronde, hors de « savoir la sauvagerie de ce qui vit », est de n'avoir pas su parler, un jour crucial, lors d'une escale où l'a mené son périple. « Tout m'avait conduit là, au pied de la pierre, (…) pour que je demande l'hospitalité à cette porte d'oubli ». Tandis qu'autour de lui « Tout vibrait, tout brillait, flamme sans ailes / Quelque chose se produisait, lent défilé, offrande inconnue qui interrompait le temps / En moi ça demandait, mais je me taisais. / Je me taisais. »
    Car Perceval est muet, mutique en tout cas, il a préféré le bruit de l'épée, « ruine de phonolites », à la parole. Et l'infortuné qui lui demande de parler, « qui réclame que je dise » selon Perceval, « comprend que c'est sa mort qu'il appelle ». Celui qu'on nomme le « Chevalier d'Effroi », poursuit sa quête depuis trop longtemps ; il ne sait que se battre : « Je frappe comme pour trancher un tronc / d'arbre. Je n'avais pourtant qu'à parler. » S'il se tait, Perceval voit tout cependant et saisit, par ce tout, l'essentiel du monde, terre veuve ou terre foraine qu'il parcourt en armure, sur son cheval. Dans ces temps légendaires, il est dit que Perceval, « l'homme percé de cris », percevait. Depuis longtemps, il ressent plus qu'il n'exprime. Depuis qu'il sait son nom il se tait « Avant que je le découvre, qu'il sorte malgré moi de ma bouche, j'étais celui à qui tout s'adressait. » Désert pour le monde, il ne se départit pas de son silence. Il est celui qui, au seul spectacle de deux flocons qui se poursuivent, sent en lui une pierre se détacher.

    Pour porter vers nous ce récit, il faut que quelqu'un parle pourtant. Pour transmettre les dernières paroles de Perceval, il ne faut pas moins qu'un poète à la mesure de cette épopée du retour.
    Emmanuel Merle offre son Verbe au guerrier solitaire, dit pour lui et à la première personne, les paysages, « la débâcle d'une eau que le gravier et le bois mort encombrent », les chants, les souvenirs de sa « terre d'enfant disparu », et la mémoire des combats, quand « à l'instant de frapper / je me souviens qu'un voile (…) rouge, descendait sur mes yeux (…) gonflant ma poitrine, faisant de ma main une mâchoire. » Les mots, les sensations et les souvenirs se fondent en une errance mélancolique et tragique.
    Il a tant combattu, il a tant vu sans dire (« Qu'ai-je fait d'autre, qu'ai-je fait à l'autre, / si longtemps, que lui donner la mort ? ») « La mort chevauche à mes côtés, / sans cordes vocales, et souriante / d'un désir atroce. » Par les terres, dans l'entrelacs des collines enneigées et des eaux torrentueuses, au pied des gibets d'où s'échappent des vols noirs, le pas de son cheval le ramène au delà de « la barrière de [s]on père », celui qu'il n'a pas connu, désarmé et desquamé, laissé là. Il revient aux racines de sa légende et de celui qu'il fut. « Quand on est enfant, tous les mots ont des majuscules, toutes les choses sont des êtres, et de façon magique rien n'est oublié, puisque tout a lieu. »
    Autour du chevalier tout est mots, le froid, les flocons, la nuit, les rois, tout ne cesse de quémander la parole dont il est avare. Le constat est amer « Je reviens à moi mais la langue est perdue. »
    Perceval sait que ce sont ses dernières paroles, son testament : « Le temps je ne l'ai plus. Il y a un point rouge sur mon armure étincelante ».
    Le long poème d'Emmanuel Merle convoque la figure émouvante du chevalier qui n'osa pas parler quand c'était nécessaire et en conclut qu'il valait mieux désormais se taire. On peut le lire comme un récit, comme une errance déprimée au milieu de la neige et des morts, c'est un texte qui ne cesse de verser sa puissance, comme certaines sources abondent, intarissables.

    « Tout est séparé parce que je n'ai rien dit.

    Mais séparer et dire, c’est un semblable coup d'épée.
    Je croyais que l'accueil du monde
    se faisait sans les mots, à présent je sais
    que je me trompais.
    Dire, oui, c'est diviser, mais quelques paroles,
    ici, célèbrent encore la vie :
    les prononcer comme des prénoms. »

     

    Emmanuel Merle sera mon invité, avec Christian Degoutte, à Gilly-sur-Isère, le 3 juin, dans le cadre de la carte blanche annuelle que l'équipe de la Médiathèque m'a confiée.

  • 2787

    Madame Diogène
    Aurélien Delsaux
    Albin Michel

    Mme_Diogene.jpgMadame Diogène vit au milieu de ses ordures, elle circule dans son appartement grâce à des tranchées aménagées entre les strates d'immondices accumulées depuis des années et qui ont dévoré l'espace. Les voisins frappent à la porte, menacent, n'en peuvent plus de l'odeur, des cafards et des mouches qui empoisonnent tout l'immeuble à partir de son cloaque. Madame Diogène ne reçoit aucune visite, retient les importuns sur le seuil, son seul contact est une parente qui lui apporte des sacs de provisions, et l'intrusion de voix mauvaises, perçues depuis la nuit, ou une autre, solitaire, étrange, qui « comme une mère la calme, comme un enfant la réjouit, qui la brûle comme une voix d'amant ». Sa solitude est cependant relative, elle est entourée d'une foule de visages, des beaux gosses même, des élégances putassières sur le papier glacé des magazines, émergeant de la décharge au hasard de sa déambulation. Parfois, une ombre se dessine parmi les ombres, une silhouette du passé approche d'elle, le charme opère, elle devine les choses, ressuscite un temps évanoui, prononce deux syllabes, pa-pa, pour accueillir le revenant. Alors, « dans sa grotte, le temps n'a plus cours (…) elle sait ce qu'elle fut : bébé, petite fille, adolescente, femme ; un instant, le mode est là. » Dans l'appartement, toute une vie s'est organisée, insectes ou souris sur quoi elle ne règne pas, qu'elle observe, comme, penchée sur une évacuation, elle « appelle par l'épais tuyau les bêtes des égouts, où tout se rejoint, s'agglomère », comme elle scrute son plafond, comme elle assiste par la fenêtre à la vie de la ville, dehors. Les frontières sont diluées, son regard et sa mémoire font fusionner les territoires, « N'est-elle pas elle-même tout l'immeuble, murs et voix, l'avenue et la ville » ? Dehors, c’est l'amorce du chaos, ça regimbe, ça manifeste, ça rit, ça défile, ça cogne, ça meurt. Madame Diogène éprouve un reste d'émotion, un « filet d'amour » pour ces créatures qui s'affairent, dans la rue, mais très vite, l'ermite les rejette dans l'anathème, avec leur allure « de misérables, de débiles, de possédés ». Elle est clairvoyante, a peut-être connu de pareils enthousiasmes, en sait depuis long tout le dérisoire. L'organisation de sa décharge confinée entre ses murs vaut bien le chaos extérieur, l'apocalypse annoncée. Tous les espoirs sont englués, la révolte d'une jeunesse est réprimée, les enfances ont connu des fleurs, des champs, des herbes, du ciel, et puis tout retombe et se fond, tout s'endeuille. Ce n’est pas plus triste que n'importe quel autre crépuscule. C'est seulement inéluctable.
    L'espace d'une journée, Aurélien Delsaux nous décrit une fin du monde en vase clos. C'est froid, c'est brûlant, c'est juste. On assiste à l'écroulement des heures (je dis bien l'écroulement) au milieu des moisissures et des rêves, des poubelles fossilisées, des fantômes de chats ; on écoute les menaces de l'autre côté de la porte, des amours sèches et brutales, là-haut, des invectives et des foules avides, dans la rue. Tout se resserre et se confine autour d'elle, tandis que, dans la mémoire de madame Diogène, subsiste celle qui avait un « amour effréné pour le vent et l'herbe », celle qui avait un « grand désir d'aimer l'univers entier ». Le portrait de madame Diogène s'exhausse parmi les ordures, avec une heureuse subtilité, sa vérité se révèle comme les photos naguère, vous vous souvenez ? Dans le balancement du révélateur. L'auteur, qui signait là, en 2014, son premier roman, donnait à son personnage la stature d'une résistante, franc-tireur exilée volontaire dans sa forteresse de crasse et dont l'assaut final ne viendra pas à bout.

    J'aurais le plaisir de partager une table ronde avec Aurélien Delsaux, jeudi 24 mars, à la bibliothèque de La Part-Dieu, à Lyon. Bénéficiaires d'une bourse de la DRAC l'an dernier, nous viendrons tous deux évoquer les projets de romans qui nous ont valu cette bourse. Le débat sera animé par l'excellente Danielle Maurel.

  • 2786

    Timothy Findley
    Le Dernier des fous (The Last of the Crazy People)
    traduit de l'anglais (Canada) par Nadia Akrouf
    Préface de Daniel Arsand
    chez Libretto

    ledernierdesfous.jpgIl s'agit de la réédition du premier roman de cet écrivain disparu en 2002. Le Dernier des fous parut en France en 1967. La présente édition poche, est accompagnée d'une préface de Daniel Arsand qui prévient : « l'essai n'est pas qu'un coup de maître, mais la pierre angulaire d'une œuvre complexe, à la fois fluide et labyrinthique, chatoyante et violente ». Ce qui définit ainsi toute l'œuvre convient aussi pour ce seul roman. Fluidité du récit, labyrinthe des atermoiements dans l'esprit des personnages, chatoiement des des scènes, c'est-à-dire variété des rythmes, des genres (dialogues, descriptions des paysages), et violence enfin, sidérante (et presque apaisante).
    Nous sommes dans les années 60, non loin de Toronto, dans une belle maison de la classe aisée. La famille Winslow est en apnée. Le père, Nicholas, les deux fils, Hooker et Gilbert, une belle-sœur, Rosetta, et la bonne noire, Iris, vivent suspendus aux bruits de sonnettes ou du loquet d'une chambre de l'étage occupée par la mère, Jessica. Après plusieurs crises sporadiques au fil des ans, et depuis son retour de l'hôpital où elle a accouché d'un enfant mort-né, la recluse a définitivement sombré dans la folie. Elle ne supporte pas de voir ses enfants qu'elle déteste, elle ne descend presque plus au rez-de-chaussée, ne s'intéresse qu'à ses prières et ses chapelets. Une intrusion ou un mot de trop et sa démence jette les témoins dans la terreur.
    Peur, menaces, cris, silences, le dérèglement psychique de la mère instille le mal dans le quotidien de tous les habitants de la maison. La folie impose sa respiration, son rythme cardiaque, personne n'y échappe, elle semble se propager depuis le seuil de la chambre maternelle, hanter les esprits des voisins et de la ville. Le témoin principal de cette emprise délétère est Hooker, le plus jeune des garçons, il a bientôt onze ans. L'été, il s'occupe en enterrant, dans un petit cimetière personnel, les proies que ses nombreux chats lui rapportent, ou bien il grimpe sur les genoux d'Iris, écoute ses chansons et les histoires d'amours tragiques qu'elle raconte, essaye de discuter avec son poète de frère, part se promener avec Iris quand l'heure est venue (et elle est venue quand Jessica se met à hurler, que le père essaye de la calmer, que les murs tremblent).
    Qui pourrait pulvériser cette prison de silences et de paroles manquées, qui a ce pouvoir de délivrer les fous de leur aliénation ? Le dernier d'entre eux, sans doute. Dès le prologue, comme il est évident qu'on assiste à l'amorce d'une tragédie, la conclusion n’est pas bien mystérieuse, on sait bien que la violence aura le dernier mot, on prend même assez vite connaissance de qui nouera le drame et comment. L'intérêt du roman n’est donc pas tant dans son dénouement que dans la minutieuse description de l'enfermement des êtres dans leur cage microscopique, protection trompeuse qui enferme le Verbe, retient les gestes et les réduit aux comportements élémentaires que la société veut bien autoriser : fumer une cigarette, rentrer du travail et accrocher un pardessus, manger, acheter, paresser, boire. Dès que l'un ou l'autre membre de la famille est au contact avec la raison des autres, avec la norme des autres, les saillies blessent, les boussoles s'affolent, des gestes incompréhensibles sont générés. La maison des Winslow est le refuge en même temps que le piège. Le jeune Hooker, comme les autres, qu'il soit innocent ou pas, qu'il soit naïf ou perspicace, est pris dans la toile remarquablement tissée par Timothy Findley, touche par touche, dialogue après dialogue, image après image. Engrenage implacable. Le lecteur attend l'explosion inévitable qui mettra un terme à cette terrible mécanique du mal.

  • 2785

    Ce soir, j'ai le plaisir d'être accueilli par la bibliothèque Pierre Goy d'Annemasse. C'est à 18h30, c'est dans le cadre du Prix Lettres-Frontière. Entrée libre, bonne humeur et lectures au programme. Venez nombreux.

  • 2784

    Quand le diable sortit de la salle de bain

    Sophie Divry
    chez Notablia

    divry_quand-le-diable-sortit-de-la-salle-de-bain.jpgSophie Divry est une auteure qui pense à ses lecteurs. Elle se confronte à l'écrit, s'adonne en virtuose aux exercices de style mais elle ne le fait pas dans le vain espoir de paraître intelligente (elle l'est, très) ou cultivée (idem) ou pertinente (itou), elle festoie avec l'écrit en songeant à la jubilation de son lecteur. Elle lui veut du bien. Et le lecteur, reconnaissant, attend le prochain livre. A première vue, le projet de Quand le diable sortit de la salle de bain paraîtra d'une moindre portée que son précédent, La Condition pavillonnaire, ambitieux portrait de femme médiocre, sorte de somme sur la beauté des trajectoires quelconques. Pour Le Diable... l'auteure pêche par humilité en revendiquant cette modestie. Dès la page de garde, on lit sous le titre : « Roman intempestif, interruptif et pas sérieux ». Il est tout cela, mais « pas sérieux » ne signifie pas sans gravité. Le lecteur de méchante humeur (ça, c'est moi, ça) se dit, le temps de quelques pages, qu'il va parcourir ça en diagonale, les petites fantaisies pour se reposer d'un ouvrage trop sérieux, on sait ce que c’est, oui, bon, allons allons, et puis... Il réalise qu'il a entre les mains un sacré portrait de société. Quelque chose d'une extrême élégance, parce que profond sans en avoir l'air.
    Jeune chômeuse vivant à la Croix-Rousse, la narratrice (qui se prénomme Sophie, et le nombre d'occasions de recouper l'histoire de l'héroïne avec celle de l'auteure, sont assez nombreuses pour interroger) connaît la précarité, la fin de mois qui commence le 20 et les calculs incessants pour faire rentrer les frais de nourriture entre les limites d'un budget minuscule, voire bientôt inexistant. C'est la galère, la galère, la galère, et ce ne sont pas les administrations vétilleuses, un bon copain érotomane et son diable personnel Lorchus qui vont la sortir de la panade. A tout le moins ces derniers profiteront-ils de la faiblesse de l'auteure pour s'introduire dans le récit (et aussi dans pas mal d'autres choses, mais passons). Tout cela est décrit avec beaucoup d'humour, mais vraiment beaucoup, pendant les trois-quart du livre en tout cas. Sophie Divry joue non seulement sur les mots, mais s'amuse avec la typographie, la tortille et l’arque-boute, l'arrondit et la disperse. A la faveur d'un conte pour enfants, les consonnes s'évadent dans la marge, une frénésie priapique prend sur deux pages la forme d'un pénis érigé, ailleurs une silhouette de femme, des dialogues allogènes s'immiscent entre les lignes d'une méditation, un tchat avec une plateforme porno est parasitée de poésie classique, etc. On soupçonne la gratuité, on sourit, on s'agace éventuellement, mais au bout du compte on voit énoncée une réalité de la faim, de la solitude, de l'angoisse modernes, et on remercie Divry de ne pas chercher la posture. Les mêmes affres donnent trop souvent chez d'autres écrivains les manifestes les plus éplorés ou les plus vindicatifs et même, hélas, une navrante poésie de la dèche, héritière des talentueuses vociférations de Jehan-Rictus, en guère plus sincères.
    La Sophie de Quand le Diable, pourrait être la fille de l'M.-A. de la Condition pavillonnaire. Elle se serait trompée de chemin, se serait fourvoyée dans un rêve d'écriture après son divorce et elle trouverait un peu de baume au cœur et de répit lors d'un séjour dans la maison familiale, près d'une mère solide, éternelle, avec qui elle aurait fait la paix.
    C'est un roman bancal, libre, « intempestif » donc, quasiment inabouti, à la lisière ; de la littérature pourtant, jouissive, un rire fêlé de demoiselle en détresse, trop bien élevée, qui n'ose pas crier Au secours.

     

    Une très chère amie, et excellente lectrice, m'a trouvé indulgent pour ce livre. Sa critique vaut bien la mienne, je vous la confie avec son accord, de façon à nourrir la réflexion (on se croirait chez Télérama) :

    "Sophie Divry : Quand le diable sortit de la salle de bain, Notablia, 2015

    L'auteur de La condition pavillonnaire a changé de style ! C'est comme si tout à coup elle lâchait la bride à une frénétique envie d'écrire. L'histoire pourrait être triste puisque la narratrice, sans emploi ni argent, se demande comment trouver de quoi manger. Mais si la narratrice a faim, l'auteur, elle, s'amuse beaucoup. J'ai voulu, écrit-elle, laisser libre cours à mon imagination, sans rien m'interdire. Les objets se sont mis à parler, le diable à apparaître, les listes à s'allonger dangereusement, la typographie à s'agiter...  Il en résulte un grand fourre-tout sans véritable unité, où les scènes porno succédant à des délires littéraires permettent de ne pas trop s'attrister sur le sort d'une jeune chômeuse qui tire le diable par la queue ! Vous l'avez compris, ce roman  présenté par son éditeur comme « interruptif, rigolo, digressif, foutraque » ne m'a pas captivée !"

    Fr.

     

     

  • 2783

    Enfin lire, pour autre chose que de trouver chez un témoin le tarif des toilettes publiques en 1789 ou sur un plan la maison de tel personnage. Enfin, lire pour le plaisir. Dans le même temps, débarrasser le bureau, sans hâte, jour après jour, ranger l'un après l'autre les dizaines de livres collectés, les carnets de notes, les revues et les brochures. Laisser les bouts de papier entre les pages, petite vanité pour conserver le souvenir du travail entrepris. Le grand meuble, soulagé, libéré, se rengorge, exhibe sa longue belle cuirasse de bois patiné. Prêt à reprendre du service, à supporter le poids d'une nouvelle enquête. Je m'accoude et lis, ne sais comment lui dire que non, c'est fini, j'en ai marre, plus question de thésauriser soixante bouquins, d'éplucher des milliers de docs sur Gallica, de passer des années à comprendre un monde défunt qui est, par nature, incompréhensible. Rumine un livre de liberté, d'émancipation, de verbes délivrés, de personnages dérivés dans un milieu sans contexte. Enfin, écrire comme je faisais, enfant, des romans désamarrés, pas sans souffrance ou sans inquiétude, mais sans travail.

  • 2782

    L'Alphabet des Anges
    Xochitl Borel
    L'aire. Collection Alcantara.

    cvt_lalphabet-des-anges_2582.jpegL'Alphabet des Anges a reçu successivement deux prix : le prix Lettres-Frontière et celui du Roman des Romands, en Suisse, bien sûr. C'est grâce au premier que j'ai pu faire la connaissance et de l'auteur, et de son livre. J'aime bien l'auteur, mais je parlerai du livre. Que j'aime bien aussi.
    L'Alphabet des Anges est un premier roman. Xochitl Borel y croise des vies de femmes, surtout Soledad, sa belle-mère, sa fille Aneth... sans oublier quelques hommes qui passent, pas anodins pour autant, entre menaces ou appuis providentiels. Soledad, la narratrice, est une jeune femme brillante, nous sommes dans une période d'après-guerre, située grâce à quelques informations fugaces, en fond de décor, ce qui importe, c’est que la période n'est pas très bienveillante pour les femmes. Soledad se trouve enceinte, son père ne reproche rien, dit seulement « Je ferai le nécessaire ». Soledad aimerait garder l'enfant, sûrement un garçon qu'elle aurait appelé Micha, ne résiste pas malgré tout à la décision paternelle, et va avorter. Mais l'opération artisanale, à l'aiguille à tricoter, chez une faiseuse d'ange et sous la surveillance de sa jolie belle-mère, Anne, ne se passe pas comme prévu. L'enfant ne disparaît pas, rejette son destin d'ange, vient au monde. Elle s'appellera Aneth, comme cette plante qui, par miracle, a poussé dans un pot de terre stérile sur le bord d'une fenêtre. Aneth est là, sa vive intelligence transforme le monde à coups de mots d'enfants d'une poésie quasi invraisemblable (mais de l'aveu de l'auteure, inspirés de son expérience de travail auprès des enfants et de souvenirs familiaux). Aneth est drôle, alerte, optimiste... et borgne, cruel stigmate de l'avortement raté. Au royaume des malentendus, les borgnes sont reines. Aneth a de la ressource. Son infirmité est un leurre pour les autres, elle se débrouille très bien, dessine avec une inventivité rare ce qui est invisible, jusqu'à l'abstraction des mouvements de la danse, veut bien jouer d'un instrument, mais ce sera de la trompette, d'aucuns voient ses dons comme une chance à saisir « C'est stupéfiant » ! dit un professionnel, qui la verrait bien dans un centre spécialisé pour des enfants à haut potentiel. Soledad ne partage pas cette analyse, l'intelligence peut être méchante, elle le sait, elle fut brillante aussi, « gavée d'école », bien élevée, « affligée d'une auréole d'intellectuelle », cheveux courts et liberté rognée. Elle s'est jurée de permettre à sa fille de rester libre. Penchée sur les lettres de l'alphabet qu'Emile, le compagnon de Soledad, lui apprend, Aneth enregistre un savoir qui pourrait soudain paraître inutile : elle va devenir aveugle entièrement. Que l'obscurité se referme sur elle, que son seul œil valide se brouille et s'éteigne, elle a en elle tant de lumière, elle a déjà tellement perçu de couleurs et d'invisible, que cet ultime coup du sort ne pourra pas dépouiller Aneth de ses ailes. Par sa maladresse, la faiseuse d'ange a bien produit un ange, resté sur terre, celui-là.

    Dans une langue poétique, le court roman de Xochitl Borel égrène le temps, parcourt une galerie de portraits de personnes uniques, voire solitaires comme l'œil d'Aneth (père veuf, belle-mère abusée, Soledad, Aneth, Margot l'avorteuse, Emile...), figures entrelacées et appariées par la volupté et la force des plantes et des fleurs, omniprésentes, fondues enfin par l'ultime unification que produit la cécité d'Aneth.

  • Les Nefs de Pangée - Nouvelle critique

    "Parfois contemplatif, voire mystique, Christian Chavassieux s’interroge sur son univers, et le nôtre, dans cette chasse à la baleine blanche à l’échelle d’un monde. Complexe, étendu, chaque parcelle du récit s’enchâsse parfaitement dans l’histoire de Pangée pour dévoiler un monde d’une richesse infinie décrit avec poésie et violence.
    Une grande œuvre pour une grande histoire, exigeante et sublime."

    Excellent résumé, belle critique. Mine de rien, vous savez, on écrit aussi pour rencontrer la sympathie des lecteurs. Ce n'est pas rien, la reconnaissance du plaisir qu'on a pu donner. C'est tout récent, et c'est sur le blog  un dernier livre. sous la plume d'une certaine Marcelline, que je remercie vivement.

     

  • 2780

    Jour de Congé
    Christian Degoutte
    Thoba's éditions.

    degoutte.jpgUne femme, qu'on imagine jeune (« tendre cycliste, juste vêtue des particules de la vitesse … les cuisses … dans le fourreau d'abeilles de la lumière ») profite d'un jour de congé pour se promener en vélo, « sous un soleil massif ». On suppose un été dans le sud de la France, Tarn, Ardèche ou canal du Midi... la jeune cycliste traverse le paysage. Sous la lumière, sa robe oscille entre le vert et le bleu. On est à son rythme, elle prend des photos, cueille l'eau d'une cascade entre ses paumes, s'attarde sur les insectes qui sont autant de petits dieux, fait une sieste dans l'herbe, s'attable au hasard et mord dans une pizza « grande comme sa figure », s'étend au bord d'un lac pour goûter « cette presqu'île du temps qui s'étire sous l'herbe souple », longe un canal, sa course est alors une corde fine « c'est du Bach au clavecin ». Elle va ainsi « à peine plus audible qu'une abeille chargée de pollen », jusqu'au soir où elle rêvera, accoudée à son balcon au dessus de la nuit citadine, revivant le souvenir de sa promenade. Le chemin, les enfants qui s'ébattaient dans la rivière au fond d'une gorge, les familles chargées de glacières qui s'installaient, les préparatifs d'une fête de village qui sonnaient dans l'air (« tubes d'acier ... gong sous les platanes »).  
    Comme souvent (toujours ?) chez Christian Degoutte, la vie est sensuelle, tout respire et tout bat, la chair est partout sous le soleil : « les mamelles de bruyère » ; « une fillette sur une balançoire, échevelée jusqu'au sexe » ; « les cailloux gardent mémoire de la sueur » ; « le temps est un animal qu'elle caresse contre sa cuisse » ; mais c'est comme ces vanités où la corruption guettait la rondeur charnue des fruits. La cycliste se sait minuscule, elle connaît la fragilité des choses, ou bien est-ce l'auteur qui ne peut s'empêcher de la lui rappeler ? Il sait, lui, que sa belle photo prise au dessus d'un ravin, est ratée, que les roues sont passées innocentes, « entre les larves qui boulangent la terre » ; que « la graine qui a élu le bord du ravin » est devenue un pin tordu ; que le vent n'a pas plus de visage que « le bassin de couleurs » d'un écran de télévision ; et que les idées qui naissent pendant la promenade ne changent rien à la prétention de vivre : « comme si penser lentement allongeait la vie » !
    Le texte de Christian Degoutte est accompagné, dans cette belle édition à l'italienne, des œuvres de Jean-Marc Dublé. L'artiste a choisi le mode étonnant du « mail-art » pour apporter ses couleurs au poème. La lecture est rythmée par les reproductions d'enveloppes peintes envoyées à des amis. Echo chaleureux des lettres de vacances, du voyage, du parcours, de toute une vie qui reste scellée dans le secret du papier. Jean-Marc Dublé a travaillé graphiquement les notions de boucles, de circuits, la succession cinétique des verticales, évocation de la déformation des éléments du paysage, autour de notre cycliste.
    Une réussite manifeste que je vous invite à découvrir. Christian Degoutte sera mon invité, avec Emmanuel Merle, à Gilly-sur-Isère, le 3 juin. Et je sais que Jean-Marc Dublé sera présent. Comme le monde est bon de produire infatigablement des êtres aussi précieux !

    « Ton seul chemin, c'est ton corps, dit-elle en tapant
    du pied sur le goudron, file ! En un rien de temps
    le vipéreau se mélange à l'herbe. »

  • 2779

    Quelques Roses sauvages
    Alexandre Bergamini
    chez arléa.


    arton987.jpgL'auteur doit sentir encore la présence de son ami défunt quand il marche dans Berlin, sur les dalles façonnées par les prisonniers des camps nazis, il a probablement encore en tête le suicide de son frère quand il entre dans le Musée du mémorial et se trouve face à une photographie étrange : deux jeunes rescapés des camps descendent un boulevard et fixent l'objectif en souriant. La légende précise la date : été 1945 ; l'origine du premier : juif hollandais ; le camp où il était prisonnier : Sachsenhausen, et les noms des deux amis dont il imagine aussitôt qu'ils sont homosexuels (étant homosexuel lui-même, sa vision est possiblement orientée). Oui, l'auteur est dans le deuil quand il amorce l'enquête que lui inspire le cliché. Aussi, le vide, la perte, le trou noir de la mort, soutiennent tout le récit d'Alexandre Bergamini, et expliquent peut-être qu'il était essentiel pour lui de l'écrire.
    A la fois échappée, bataille, enquête, rencontres (avec l'administration allemande, pas toujours amène, avec de jeunes couples allemands, avec un des hommes de la photo, par téléphone, qui ne dit rien, meurt quelques jours plus tard, et avec une vieille dame accablée par une faute qu'elle n'a pas commise), essai criblé de chiffres, d'anecdotes, de citations et de témoignages pour comprendre, comprendre, comprendre... Quelques roses sauvages mêle sans s'emmêler, les réflexions nées des rencontres, des confrontations avec les lieux, avec la mauvaise conscience d'une civilisation qui s'est condamnée là. On réalise que l'univers des camps de la mort, la logique qui les a fait naître, est en nous, désormais, que cette logique est parente de celle qui règle nos vies, le tourisme de masse, l'élevage de masse, l'industrie et l'asservissement des masses, la chosification des corps, la marchandisation de tout et de l'art. Ces thèmes universels s'ajoutent à la démarche intime de l'auteur. On notera d'ailleurs que l'un des hommes de la photo, sur les traces duquel il est lancé, est nommé par ses initiales : A. B., qui sont aussi les initiales de l'auteur, Alexandre Bergamini. Dès lors, questionnement personnel et recherche sur l'extermination dans les camps de la mort, sont inextricables. On côtoie dans sa démarche, le fils d'un père qui refuse toute responsabilité dans la mort de son autre fils, les enfants de bourreaux qui portent le poids de la culpabilité des pères, tout s'imbrique au fil des pages, sans que rien n'accouche d'une morale ou que la pédagogie de l'Histoire et des chiffres ne constituent les clés définitives qui permettent de la dépasser.
    L'enquête de l'auteur le mènera jusqu'à la fille du responsable du camp hollandais à partir duquel les juifs, homosexuels, résistants politiques, étaient envoyés dans les camps de la mort. Scène bouleversante où la compassion prend la place, où le répit est offert au lecteur, à la vieille dame qui ne retient plus ses pleurs, à l'auteur qui a ce pouvoir immense d'offrir sa sollicitude, parente du pardon.

    NB : au mois de mars, Actes Sud publiera un roman de Daniel Arsand sur un homosexuel survivant d'un camp de la mort. Son titre : Je suis en vie et tu ne m'entends pas. Je vous en parlerai, parce que je crois que c'est un coup de maître.

  • 2778

    Le Réalgar poursuit son travail obstiné d'édition de textes subtils, gracieux, étonnants. Kronix a déjà eu le plaisir d'évoquer plusieurs titres parus dans cette maison stéphanoise, tout entière portée par Daniel Damart, également galeriste dans la même ville. On doit à son goût pour la peinture cette importance de l'illustration, en couverture et à l'intérieur des livres. Je parle d'illustration par convention, car les œuvres choisies ne sont jamais serviles, à raconter le texte d'une autre manière ; nous voyons s'élaborer au fil des pages et des publications de véritables dialogues. Il arrive aussi que la peinture et/ou le peintre soit le sujet du texte. On l'a vu avec l'excellent Icecolor d'Emmanuel Ruben à partir du travail de Per Kirkeby, on en trouve encore un exemple avec l'une des dernières productions du Réalgar : La petite aquarelle de Bruno Duborgel, qui appuie son discours sur une œuvre de Zoran Music.
    couv-LPA-page001.jpgLa petite aquarelle du titre est un paysage rocheux peint sur un papier de format modeste. L'image semble une sorte de mosaïque ou de concrétion de prismes hétérogènes, enchâssés dans une gangue blanchâtre (on pressent que la reproduction d'une aquarelle aux teintes aussi délicates dans le livre ne peut être qu'une approximation, aussi scrupuleux puissent être le travail de l'imprimeur et la vigilance de l'éditeur). Duborgel ausculte ce dessin de la façon la plus précise, allant jusqu'à remarquer (et ne pas omettre de décrire), de minuscules trous d'épingle, détail à partir duquel il imagine une exposition prolongée à la lumière de l'atelier, qui explique un certain jaunissement du papier.
    Le paysage (ce mot que le peintre a « désenclavé de son usage étriqué ») choisi par l'auteur date de 1978, il fait partie d'une série intitulée également Paysages rocheux. Pour Duborgel, la petite aquarelle est le viatique de tous les départs pour l'appréhension d'une œuvre riche et puissante. Elle rejoue le parcours de l'artiste dans son art, son passage par l'abstraction dans laquelle il pense s'être fourvoyé un temps et son retour, après ce filtre, à une figuration débarrassée d'anecdotes ; elle dit aussi l'âpreté et la sécheresse de paysages de son enfance quand, entre 4 ou 5 ans, le petit Zoran traversait en train « les pentes et plateaux calcaires nus du Karst » ; le blanc du calcaire, la sécheresse lumineuse qui s'en dégage, évoque des amas de cadavres, dit quelque chose du « givre mortifère » qui nappait Dachau, le camp de l'horreur dont l'artiste est revenu ; même le format réduit de l'aquarelle (19X28 cm.) constitue un enjeu dans l'œuvre de Music : le recours fréquent à de petits formats affirme la nécessité de proposer une image « rassemblée, dépouillée » pour mieux ouvrir sur « des espaces d'interrogations fondamentales, universelles ».
    A petits pas bienveillants, prenant à l'épaule le lecteur comme pour une visite parmi les tableaux, Bruno Duborgel affine et rehausse à chaque ligne les niveaux de compréhension d'une œuvre. La démarche pourrait s'appliquer à d'autres, mais on sent une connivence, une évidence, une clarté d'aquarelle dans la manière dont l'auteur aborde sa déambulation, qui fait de ce texte une de ces belles passerelles qui sont jetées parfois entre écrit et peinture.


    couvSentiments.jpgOn me pardonnera (peut-être) ce lien audacieux, mais il y a chez Jean-Noël Blanc une qualité de l'image et du portrait qui en aurait fait, en plus de l'écrivain admirable, un peintre précis, s'il avait ajouté les pinceaux à sa plume (houlàlà...). Le Réalgar publie trois nouvelles de cet auteur dans un recueil intitulé de façon plaisante Avec mes meilleurs sentiments. Il y a souvent de l'humour chez Jean-Noël Blanc, il permet de cueillir le lecteur au moment où il l'a désarmé. Ce n'est pas un procédé, entendez bien : c'est une occasion de jouissance. On jubile beaucoup chez Jean-Noël Blanc. Son talent de nouvelliste n’est plus à démontrer (s'il est à découvrir pour vous, saisissez-vous au plus tôt, par exemple, de ce bijou qu'est Esperluette et Cie). Les trois nouvelles du recueil ne forment pas un « tout » manifeste mais elles égrènent de passionnantes tranches de vie, plus ou moins longues.
    Ce que c’est que le printemps nous place aux côtés du vieux paysan Victorien qui assiste aux derniers râles de sa vieille Roberte. Des gémissements qui rythment le texte, donc le quotidien, des râles si forts qu'il faut un orage pour les assourdir. Si Victorien se fout bien de la dignité, c'est qu'il n'a rien à sauver, aucune apparence à accrocher en boutonnière. Il n'y aura pas de miracle, aucune rémission. C'est le moment, « c'est le moment où tu tombes. Peu importe que ce soit moi ou un autre. Les hommes tombent, voilà tout. » Victorien va faire ce qu'il faut. J'ajoute que les peintures d'Elzévir, artiste choisi par Le Réalgar pour accompagner ces nouvelles, sont ici le prolongement idéal du texte. Les objets du quotidien, les silhouettes ternies par l'âge, créent une gamme complémentaire de sensations, absolument bienvenue.
    Madame Veuve, la nouvelle suivante, est un portrait de femme, Yvonne, qui a appris la couture à l'école du Sacré Cœur de Jésus. Une trajectoire bien installée sur des rails, des évidences : ne pas se fier aux paroles des hommes ; « regarde d'abord leurs pieds. Tel pied, tel homme. » ça ne se discute pas, de même que « les études, c'est pour les garçons » (on vous parle d'un temps, d'un temps où l'on plume les volailles chez soi, où l'on tricote en écoutant la TSF, un temps où les femmes sont recluses en cuisine et tout va bien). Yvonne va travailler à la ville comme couturière, taisant ses regrets pour les yeux d'un Amédée à qui elle n'a rien dit et qui s'est marié avec une autre. Dans l'atelier où elle travaille maintenant, les ouvrières lui apprennent que pour jauger un homme c'est ni les pieds, ni les yeux, ni les paroles : c’est les fesses. Et les chansons populaires ponctuent la vie. Les couplets évoquent le temps qui passe, les années, leurs paroles sentimentales se font l'écho des émotions et des tragédies vécues. Cuisses écartées, allongée sur une toile cirée, aiguille à tricoter, les problèmes qui s'en suivent, l'hôpital, la dureté des autres, l'absence de compassion, des autres femmes même... les rituels de ce temps. Les ambitions étaient minces, elles se réduisent encore. Maréchal nous voilà est passé, on en est à comme un p'tit coquelicot mon âme quand Yvonne finit par s'installer avec Félix. Oh, pas l'amour, pensez bien, « disons, l'existence en couple » et ce sera déjà pas mal. On est vite veuve, en ce temps-là, veuve de riche ne signifie pas riche soi-même, la famille veille, les yeux fatigués d'Yvonne retournent à la couture. Et la fin de cette nouvelle, bon sang, la fin, c'est bien sa vie, c'est bien la vie de ces femmes, tout est là, dans ce précipité de désespoir, cette contraction ultime au bout de la perspective d'une vie longue et dérisoire. Comment se résoudre à ce médiocre bilan ? La condition humaine. Jean-Noël Blanc au plus juste, ça vous remue, que dire de plus ?
    Bonjour Mademoiselle clôt la trilogie avec un monologue à la fois cruel et drôle mais, lue dans la foulée des autres, on ne peut s'empêcher d'avoir au cœur le serrement des existences qu'on vient de croiser, et ça grince toujours, malgré l'humour.

  • 2777

    Dans ce monde parallèle, Kronix est génial chaque jour. C'est un autre monde, bien sûr.

  • 2776

    Dans ce monde parallèle, un réalisateur a réussi à filmer la conversation de deux fantômes. C'est spectaculaire et frustrant, car le film est muet. Des gens qui lisent sur les lèvres ont étudié le document et ont conclu que les spectres comparaient la qualité de certains types de revêtements pour casserole.

    Dans ce monde parallèle, le réalisateur de films de fantômes a tourné ses enregistreurs vers le fond de la mer. Il prétend avoir déchiffré le monologue d'un poulpe. Il s'agit d'interminables considérations sur la consistance des excréments relativement à la salinité de l'eau. Une pétition demande au réalisateur de changer de boulot ou de s'occuper de choses sérieuses, maintenant.

  • 2775

    Dans ce monde parallèle, l'araignée qui sossote commande une mousse. Et puis, comme on se moque d'elle, elle prend un ver comme tout le monde.

  • Rencontre Lettres-Frontière

    Amis Genevois ! Ce soir, à 19 heures, la médiathèque municipale Minoteries, à Genève nous reçoit, Xochitl Borel et moi, tous deux heureux lauréats du Prix Lettres-Frontière, pour une rencontre, la première de l'année, animée par Sita Pottacheruva (que j'avais eu le plaisir de découvrir en 2009, pour le Baiser de la Nourrice et qui fait le merveilleux métier de "guide cyclo-littéraire !). Autant d'occasions d'être heureux.

  • 2773

    - Comment l'authentifier ?

    - Autant t'y fier...

  • 2772

    Dans ce monde parallèle, ma douce n'existe pas. De grands moyens sont mis en œuvre pour l'inventer.

  • 2771

    Dans ce monde parallèle, on se souhaite des Allahou Akbar-Mitsvah.