Son battement noir circule dans la maison. Son battement noir réveille des échos de chagrin. Elle plane encore, patiente, se mêle de nos vies. Attend son heure. Fait lâcher prise, lentement. Sûrement.
choses vues - Page 18
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Son battement noir
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Sankaku Tobi
La coiffeuse n'est pas du genre volubile, et on me l'a suggérée pour cette raison. Cependant, elle ne peut s'empêcher, après un bref bulletin météorologique, de me demander ce que je fais dans la vie. « Rien » lui dis-je, sur un ton tranquille et définitif. Désormais, elle travaillera sans plus ouvrir la bouche. Enfin, j'ai trouvé la parade.
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Amnesty local
De quoi ne me suis-je pas indigné aujourd'hui ? Mes ancêtres s'indignaient-ils pareillement ? Le fait d'ignorer les souffrances lointaines rend-il insensible aux drames impalpables ou exagère-t-il les contrariétés proches et tangibles ? Les souffrances anonymes relayées par des voix vigilantes sont-elles des abstractions et alors, pourquoi ajouter ma propre voix au concert des protestations ? Et si je fatigue, si je ne m'indigne pas aujourd'hui, si je ne pétitionne pas pour telle cause, quelle est la raison de cette paresse, de cette démobilisation ? En quoi la souffrance de ce condamné m'est-elle plus intolérable que celle de cette journaliste ? Quel est mon droit, où se situe mon devoir ? Il faut parfois s'appliquer à soi-même un moment d'amnistie.
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Battre des mains
Je vais vous dire ce qui ne va plus : qu'on perde ou qu'on gagne, les gens ont cette détestable manie d'applaudir. Comme si les oppositions n'étaient que de parade. Certes, on applaudit la victoire dans un cas, et le combat livré malgré tout dans l'autre, mais au fond, on applaudit quoi ?
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L'insécurité, c'est maintenant.
Dans ma ville, la peur règne. Des types se promènent impunément dans les rues avec des armes mortelles. Que ces types soient des policiers municipaux ne me rassure absolument pas.
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Frontière du rêve
L'orage cette nuit, un vaste marteau qui assomme la terre. La maison dans mon demi-sommeil, un cube compact, résistant sous la force de cette averse de plomb. L'idée vague d'un ensevelissement sous la poitrine noire d'un colosse absurde.
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Virginales
Les charolaises, obstinées, broutant immobiles sous le fort soleil. Et pas une de bronzée.
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Non-billet
J'ai bien pensé à écrire quelque chose, mais le fleuve, le soleil, l'ombre sous le saule, le silence bercé par le murmure du vent, la chaleur, un bon livre, ma douce allongée à côté de moi... Personne à l'horizon. Il aurait fallu être un sacré goujat pour partir et faire cet affront à mère Nature qui avait si bien fait les choses. Je sais compter sur votre compréhension.
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Non fiction
Je vois ce type, sur la place, descendre de sa voiture et extirper avec peine un énorme bouquet de fleurs de la banquette arrière. Son portable sonne, il décroche. Il écoute et l'expression de son visage se fige, le bras qui tient le bouquet se détend, et les fleurs, seconde après seconde, piquent plus verticalement vers le sol. Il ne dit rien. Raccroche. Jette son bouquet par terre et remonte dans la voiture. Je viens d'assister à un petit drame merdique.
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La sortie, s'il vous plaît ?
On rit encore un petit peu, mais de plus en plus faiblement. Comme si le clown sur la piste s'était emparé d'une kalachnikov et hurlait : « Je vais tous vous buter ! » On se dit que le gag devient de plus en plus bizarre, et qu'il faudrait peut-être songer à se barrer. Mais personne ne bouge, les spectateurs n'y croient pas vraiment, ils se disent : « Nan, c'est pas possib' »
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Dommages collatéraux
Depuis deux mois aujourd'hui que je me consacre exclusivement à l'écriture, je ne suis pas sûr d'avoir amélioré mon style, gagner ma vie je ne sais pas non plus, par contre, j'ai gagné bien trois kilos.
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Haïku funèbre
La vieille chienne sous le prunier
empêchée de venir jouer
trop de terre couchée sur son flanc droit -
Paloma Courbeau
Dans cet aréopage de têtes bien faites, dont la culture m'émerveillait depuis des années, surgit Paloma Courbeau. Paloma était une femme exceptionnelle. Après un parcours exemplaire, elle était devenue la référence en matière d'art contemporain dans la région. Elle parcourait les galeries et les musées du monde entier, avait signé des livres qui font autorité et décidait des achats pour le Fonds régional. C'était magnifique évidemment, mais ce n'était que cela ! Dès son entrée, l'assemblée d'intellectuels où j'étais immergé se mua en foule de vacanciers tropéziens à l'affût d'une star à la con. Avec cependant un plus dans la vulgarité : la veulerie mielleuse des portiers, la courbette et le compliment glissés dans un souffle. J'ai assisté en direct à un effondrement cérébral généralisé. Parce que Paloma détenait une parcelle de notoriété, parce qu'elle avait côtoyé de grands artistes, écrits quelques livres, et était passé à la télé, il devenait soudainement urgent de ne pas déplaire, de paraître, de se faire remarquer. Je me suis pris à penser à l'abdication de certains artistes ou auteurs devant un pouvoir d'une autre échelle, à leur empressement à répondre à l'invitation des tyrans sur leurs terres. J'ai médité sur l'idée que la culture, que je croyais être source d'ouverture et protection contre la bêtise, ne pesait pas lourd face à l'intérêt et à l'ambition. Et sans doute plus rien face à la peur.
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Paris, aujourd'hui
J'aime bien ma campagne mais, il faut l'admettre, parfois, la ville donne des "L" à la vie.
Je suis à Paname ce soir. Je dois parler de mon livre. C'est la présentation officielle de la rentrée littéraire, chez Phébus. J'aurai, je le jure, une pensée pour les amis écrivains auxquels je souhaite cette chance. Car chance il y a, au delà du travail énorme et scrupuleux que nous accomplissons tous pour que nos œuvres soient les meilleures possibles. J'espère bien ne pas rester seul longtemps sur ce pavois ; il y a de bonnes raisons pour cela.
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Le sacrifice
Je retrouve ce type que je connais (une sorte de cube de muscles sur pattes, très macho, fanfaron et leste, absolument inculte), à un vernissage au musée, à un concert de viole de gambe, à une conférence sur l'avenir du livre. La cause de ce soudain appétit pour les choses de l'esprit ? Le pauvre fait la cour à une charmante secrétaire qui se pique de culture. De le voir débarquer au milieu d'un cercle de lettrés ou s'espérant tels, agrippé à sa conquête comme à une bouée, ça me fait de la peine. Je m'imagine draguant une pom-pom girl et contraint, à cause de cet égarement, de fréquenter les troisièmes mi-temps et les gradins en béton en hurlant des insultes et je mesure mieux vers quel sacrifice l'amour a entraîné l'infortuné. Je crois que je n'en serais pas capable. Il n'y a qu'un macho pur et dur pour être aussi soumis à sa chérie.
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Barbecue
Promenade dans la campagne. Une chaleur estivale, surprenante pour la saison. Depuis le chemin, je vois sur une terrasse un fauteuil en skaï noir, en plein soleil depuis longtemps semble-t-il. Je me dis que ce genre de revêtement doit être brûlant, ainsi exposé. Je dépasse la terrasse mais j'ai le temps de distinguer un type uniquement vêtu d'un slip de bain sortir sur la terrasse et s'apprêter à s'affaler dans son fauteuil. Je ne peux décemment pas faire les deux pas en arrière qui me permettraient d'assister à la scène intéressante qui va suivre, mais tout de même, tandis que je contourne la maison, j'entends le cri furieux du distrait qui vient de se brûler au troisième degré. Sinon, sur le reste de la balade, rien de spécial à signaler.
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Pareil, bien au contraire
La superbe chanson de Delpech, J'étais un ange, me touche, je ne l'écoute jamais sans émotion. Cette idée que nous étions ces innocents, gamins, et que l'âge nous a faits mesquins, lâches et égoïstes, est terrible et juste. Et puis, à la réflexion, je me dis : « pas du tout » si je considère le chemin parcouru. Ce demi-siècle d'expérience (on commence à se faire une idée à cet âge-là, je vous assure) me conduit à dire qu'au contraire, j'étais un petit merdeux égoïste et vindicatif, en guerre contre tout et tout le monde et que, maintenant, je suis en paix avec les autres, je suis plus généreux, je me suis amélioré. Et je suis sûr que, comme pour la chanson, tout le monde va se reconnaître dans ce portrait. Ou bien sommes-nous restés les mêmes, et tout est affaire de nuance et de moment.
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Des vivants
Sur les murs de ce musée, la photo du personnel d'une usine des années 20. Curieusement, le groupe s'est figé sous les consignes du photographe devant un coin de fabrique anonyme, plutôt que vers la porte où la marque triomphante auréolerait les employés. Alignés, des ouvrières essentiellement et quelques jeunes gars, encadrés par des messieurs à col de cellulose qui font des balises éclatantes dans le camaïeu sépia. Les cadres ont la mine sévère des professionnels qui se déjugeraient en souriant ; les femmes ont un visage d'une tristesse affreuse. Toute joie s'évapore à les observer l'une après l'autre. Leurs visages sont étrangement asiates, mongols, leur peau cuivrée. Elles sont de contrées ou l'on cuit au soleil pour arracher à la terre de quoi ne pas mourir. Elles sont de la montagne austère, où il n'était pas déjà fréquent de rire. Mais sur la photo, les faces rangées sont plombées par une indifférence à la vie, un accablement définitif. Une humanité qui ne sait que la double malédiction du travail et de la mort, fratrie indissociable. Aucun espoir, jamais, le labeur constamment et la disparition dans les limbes au terme du trajet. Pas étonnant qu'il ait fallu lui promettre le paradis, après, pour enchaîner ce peuple à sa géhenne.
(Reprise d'un billet de 2012, avec mes excuses pour les lecteurs fidèles)
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Fin de règne
Et voici la salle à manger du château, déclara le propriétaire qui nous servait de guide, il ajouta d'un ton morne : « vous remarquerez l'exceptionnelle hauteur sous plafond de cette pièce ». Nos regards se levèrent et découvrirent que la salle était dépourvue de toit.
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Printanier
Comme je venais de me voir confirmer que, oui, ma mise en disponibilité était actée, je sortis apprendre la nouvelle à ma douce. Dehors, je trouvai un grand soleil frais de printemps et nos hirondelles, enfin arrivées pour bénir à point nommé cette nouvelle vie.