Puisque je suis aujourd'hui dans une médiathèque, parlons livres, avec ces quelques ouvrages qui ont fait récemment mon bonheur :
La femme du Héros, de Jean-Pierre Poccioni, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Récit élégant et original décrivant le parcours d'une jeune femme, Solange, gentille mais effacée (tellement, que sa mère est capable de l'oublier, enfant, dans une scène d'ouverture qui donne le ton de la suite : distancié, savoureux, clinique). Solange qui se marie avec Gérard. Un agité, hâbleur, amateur de belles voitures, plutôt du genre agaçant et superficiel mais qui, un jour, se conduit en héros. Chez Poccioni, les êtres sont émoussés par le temps, sans pour autant s'en trouver détruits, mais à terme, les héros sont fatigués. C'est la terne Solange qui traverse les aléas de la vie avec le plus de force, aidée par sa constance, le peu d'illusions qu'elle se fait sur elle-même. Un personnage attachant. Solange est tenue par une volonté qui ne doit rien à personne, elle s'est construite presque sans racine, et ce n'est pas la moindre surprise de ce roman élégant, raffiné, cruel ou tendre, toujours juste.
Se taire ou pas, d'Isabelle Flaten, au Réalgar édition. Le dernier ouvrage de l'auteure de Noces incertaines explore cette lisière ténue qui se situe entre le moment où les mots vont surgir et celui où on les autorise à se dévoiler et qu'il ne sera plus possible de revenir en arrière. Pour examiner ce phénomène sous toutes ses coutures, en analyser toutes les subtilités et les nuances, Isabelle Flaten a choisi la succession de nouvelles, courtes, variables, sans titres, ponctuées d'axiomes (tels que « si elle écrit, c'est qu'elle ne sait pas parler, tout simplement », dans quoi chaque écrivain se reconnaît) et c'est un régal d'intelligence. C'est drôle, épuré, intrigant, nerveux, il y a parfois des chutes, mais souvent le récit se concentre sur une tranche de vie, l'instant décisif où la parole est livrée ou non. Sujet passionnant, qui exige un sacré talent et une grande connaissance de l'humanité. Isabelle Flaten possède les deux. Le plaisir de voir toute cette galerie de portraits, ces couples de toutes natures ou ces égoïsmes à l'œuvre, se débattre avec ce problème universel, est multiplié par une grande qualité d'écriture, qu'on avait déjà repérée dans le livre précédent. Mais ici, le format n'est plus celui du roman, et il semble que l'auteure soit plus à l'aise dans cette mosaïque et les variations qu'elle autorise. Une expérience de lecture qui évoque l'écoute d'un concerto, riche de nuances. Je ne m'épanche pas davantage, puisque Laurent Cachard a signé sur ce livre, une chronique complète et essentielle, sur son blog, comme je suis bien incapable de le faire.
[Ajout du 27 avril 2016 : Je découvre que Isabelle Flaten, dans une interview récente, évoque son livre. C'est ICI]
Je vous écris dans le noir, de Jean-Luc Seigle, chez Flammarion. Le livre a du succès et beaucoup de choses ont été dites auxquelles je n'aurais pas la prétention d'ajouter la moindre analyse, mais je confirme que, pour moi, cette réhabilitation féroce et inspirée de la figure honnie de Pauline Dubuisson, tondue à la libération, plus tard meurtrière de son fiancé, est un roman fort, passionnant, qui laisse un goût amer, la dernière page tournée.
Dix décembre, de Georges Saunders, éditions de l'Olivier, traduit par Olivier Deparis. La littérature en général exige des thèmes forts, puissants, profonds, la nouvelle réussie requiert une grande maîtrise technique, l'humour est un explosif délicat d'utilisation, le portrait de société demande beaucoup d'humanité en même temps que beaucoup de lucidité, le récit palpitant est affaire de travail, l'anticipation nécessite de la mesure dans la fantaisie, et le style n’est pas donné à tout le monde. Saunders, le bougre, est la somme de tout ça, portée au carré. En dix nouvelles de qualité égale, stupéfiantes, drôles ou angoissantes, ce maestro encore peu connu en France, et superbement traduit ici, donne au lecteur l'envie de recommencer dès la première ligne et, à l'écrivain qui se croit parvenu à un certain niveau, une leçon d'écriture. Dans les deux cas, vaut la peine de s'y confronter. M'a valu entre autres, quelques rires mal retenus dans le train.
Karoo, de Steve Tesich, éditions Monsieur Toussaint L'ouverture (magnifique édition), traduit par Anne Wicke (magnifique traduction). Karoo est le dernier roman de cet auteur, scénariste reconnu à Hollywood, et son statut de livre posthume fait résonner étrangement et douloureusement le dernier chapitre. Vous ne me croirez pas sur parole si je prononce le mot « chef-d'œuvre », c'est normal, je vous invite donc à vérifier par vous-mêmes, assuré que vous ne me contredirez pas. Saul Karoo est un quinquagénaire désabusé, lucide y compris sur sa propre nature et sa peur absolue de manifester de la tendresse (il se trompe peut-être sur sa prétendue résistance à l'alcool, mais c'est une autre histoire). Son travail, très bien rémunéré, est de « réparer » des scénarios bancals, de proposer des remontages de films que des producteurs sans scrupules lui donnent en pâture. Un jour, pourtant, un film parfait lui est confié. Impossible d'améliorer ce qui lui semble un bijou sans défaut. Le cas de conscience est de courte durée, mais une scène du premier montage va lui inspirer de quoi se racheter à ses propres yeux. C'est un récit terrible, drôle, cynique, bouleversant, c'est virtuose, c'est un monument. La quatrième de couverture vante une parenté avec Philip Roth ou Bret Easton Ellis, et on ne peut que la confirmer, en ajoutant cependant que Tesich a, bien sûr, sa propre voix. Et comment !
On peut lire aussi avec bénéfice : L'involontaire, de Blandine de Caunes, et Villa du Crépuscule, de Jesse Browner, Échapper, de Lionel Duroy. On doit pouvoir continuer de vivre sans avoir lu le pourtant célèbre Jour des Corneilles de Jean-François Beauchemin, ou le pourtant remarqué et encensé Un après-midi d'automne, de Mirjam Kristensen.