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Ecrire - Page 12

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 21

         Au dessus de ma chambre, il y a un étage d'où part un escalier plus étroit et plus fruste qui mène aux combles. Les combles sont vastes, un grand squelette sonore et poussiéreux, cage thoracique soulevée haut par la carène d'une charpente complexe. Il y fait très chaud, très sombre. J'y respire mal. Postée sur le seuil, je distingue bien des recoins, des cloisons maigres et récentes qui sectionnent l'espace, mais je n'ai guère envie de m'aventurer jusque là. J'ai emprunté à Lucien une puissante lampe torche, mais à l'annonce de mon projet, il m'a conseillé de l'attendre, parce que certaines zones sont dépourvues de plancher. Il faut alors enjamber les interstices de solive à solive. Si on loupe cet appui, on pose le pied sur un briquetage ou de minces lambris qu'on risque de crever, direction l'étage du dessous. C'est mortellement dangereux. Cet interdit n'est pas un problème pour moi : j'ai réalisé que les combles inexplorées du château équivalent à la galerie haute, le triforium de l'abbaye, dans mon premier dispositif romanesque. C’est le lieu de l'indicible et du secret que je veux conserver tel car ne rien savoir des combles me permet un parallèle inattendu avec mon ancien projet. J'ai espéré alors pouvoir multiplier les correspondances entre Malvoisie et Terret, comme Alexandre tente des effets de miroir entre L'Iliade et L'Odyssée, mais j'y ai renoncé. Il me semble que ce serait par trop factice. Malvoisie est capable de m'apporter autre chose. Donc, sans projet de raccorder avec la structure dramatique de mon ancien livre, je me suis contentée d'aller explorer l'étage au dessus du mien.
        Le palier est moins décoré que celui de mon étage. Les carreaux au sol y sont dépourvus de motifs, il n'y a pas de boiseries contre les murs et la verrière en vitrail des étages inférieurs a laissé place à une modeste fenêtre. Je suis entrée dans le couloir qui s'ouvre là. C'est le domaine de Klevner, là où il dort et travaille, le plus loin possible de l'activité des autres. J'avais vérifié avant de monter que Joël travaillait dans la bibliothèque, en bas ; malgré tout je marchais sur la pointe des pieds, cœur battant. Une gamine qui entre seule dans un lieu tabou et frémit d'être prise en faute. Des appliques vieillottes donnaient une lumière chétive, à peine distincte de la peinture fanée. Le ménage n'était pas fait ou de façon négligée, le sol était cendreux et taché. Cependant, le parquet craquait par endroits, je marchais le plus près des murs où j'avais remarqué que les lattes jouaient moins. La première porte sur ma droite était fermée. J'ai noté sur mon calepin une dimension approximative et suis passée à la porte d'en face, fermée elle aussi. J'ai avancé encore, avec la sensation régressive de qui s'aventure dans un lieu interdit, ventre noué. Enfin une autre porte. J'ai vu que la poignée en laiton était lustrée par l'usage, et l'interrupteur – qui fait un va-et-vient pour allumer le couloir d'ici – noirci en périphérie. Sûre d'avoir découvert la chambre de Klevner, j'ai manœuvré la poignée, la gâche s'est rétractée sur un bruit sec, la porte s'est ouverte. Je regardais dans le couloir de tous côtés. Réflexe idiot, comme si Klevner pouvait surgir brusquement sans que je l'entende approcher, sans que je perçoive ses pas dans l'escalier, la porte du couloir, le parquet qui gémit. Non, j'étais tranquille. Tout de même, je calculais le temps qu'il me faudrait pour que, l'écoutant franchir les dernières marches sur le palier, je puisse sortir de la chambre, refermer, me trouver dans le couloir avec une bonne explication de ma présence ici. Prudemment, j'ai poussé plus loin la porte. Une fenêtre face à moi distribuait un peu de jour, voilé par un drapé de tulle gris, fossilisé de crasse. Impression d'étrangeté, de tristesse. Une chambre qui ressemble à la mienne, les dimensions sont les mêmes, j'ai pensé qu'elle pouvait être élevée à partir des mêmes murs porteurs, qu'elles étaient à l'aplomb l'une de l'autre. Il y avait un bureau, plus modeste que celui en ronce de noyer de ma chambre, pas d'ordinateur, et le plafond est moins haut. Quelque chose n'allait pas. Un grand lit mais dépourvu de draps, une bibliothèque vide, ce qui est unique à Malvoisie. Des tapis usés par terre. Un fauteuil de velours cramoisi pareillement défraîchi, bras élimés. De la poussière partout. J'ai actionné l'interrupteur de la chambre et rien ne s'est passé. J'ai remarqué alors qu'un fil électrique pendait, décapité, au centre du plafond. Cette chambre n'est pas utilisée depuis longtemps. Le fauteuil, peut-être, avec son velours lustré et sa toile déchirée sur de la paille effrangée, accueillait-il de temps à autre quelque méditation, tout le reste semblait éteint et inerte. Je revins au couloir et fermai délicatement la porte. Plus loin, d'autres portes condamnées, une pièce enfin dont la porte voilée restait entrebâillée, inamovible, comme fichée dans le parquet. J'entrai. C'était une salle encombrée de meubles réformés, empilés dans tous les sens sans précaution et sans protection, et contre un mur, un amoncellement de cadres démontés. D'épaisses moulures aux ors ternis, de gros segments déboîtés et rangés en faisceaux, encordés par paquets, certains abandonnés à la poussière, d'autres enveloppés de tissus noircis, posés en diagonale contre un mur ou au sol à l'horizontale pour les plus grands. Sur l'un des montants laissés à nu, il y avait un cartouche. Je dégageai la pellicule opaque et trouvai le titre d'un des tableaux disparus que le cadre protégeait : « Ossian chante les vieux... ». Je crois que le dernier mot est « rois ». Ossian chante les vieux rois. Je ne sais pas qui est Ossian, il faudra que je demande à Alexandre ou que je fouille dans sa bibliothèque puisqu'il n'y a pas d'internet ici. Sans avoir l'air d'y toucher : je n'ai pas envie de lui dire que je fouille sa maison.
        Face à cette grande remise, il y avait une porte plus large, de belle facture, avec un paillasson. C'est là, je me suis dit. La chambre de Klevner. J'allais saisir le loquet quand j'ai entendu un bruit, un froissement d'étoffe, et quelque chose qu'on déplace. J'ai eu un coup au cœur. Ensuite, j'ai réalisé que c'était trop lointain pour provenir de cette pièce. Le bruit s'est répété, accompagné de frottements indistincts et d'un craquement de parquet et d'une voix humaine. Je ne pouvais pas rebrousser chemin sans déclencher un concert de grincements. Et puis la peur me paralysait. Les bruits venaient, toujours également assourdis, de l'extrémité du couloir opposée à celle du palier, une partie dépourvue d'appliques, refoulée dans l'obscurité.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 20

     

       Être lucide ne changeait rien pour Syrrha. Cela n'empêchait pas le rêve et l'excitation, la science factice des rapports en société, et tous les leurres par lesquels elle travestissait sa propre nature. La lucidité rendait seulement l'exercice de la tromperie plus navrant, parce qu'il lui était immédiatement et intégralement lisible. Ainsi, elle maquillait sa peur de déplaire à Joël Klevner par les artifices pourtant peu valorisants du mépris, de l'amertume, de la jalousie même. Ainsi, elle transformait le bref désir lesbien qu'elle avait pu ressentir, en une avidité purement cérébrale de la lecture du visage de l'infirmière dans l'hypothèse farfelue qu'elle y devinerait les stigmates de la soirée passée. Elle avait conscience de tout cela : hantise d'être méjugée en tant qu'auteure, sensualité où se confirmait sa bisexualité. L'obstination avec laquelle elle arrangeait des masques sur ses remuements premiers, contribuait à la désespérer. Surtout parce que, les percevant clairement, leur utilité pour son confort était douteuse. Lorsque Klevner avait conclu la conversation par son interrogation sur l'intérêt d'être lu, Syrrha avait été tenté d'admettre que c'était une bonne une terrible question, mais que la réponse qu'on aurait pu lui apporter n'aurait rien résolu. Elle avait en tête une idée selon laquelle on n’est jamais lu que par les lecteurs qui ont besoin de vous lire, ce besoin fut-il inconscient, mais l'infirmière ouvrit la porte à cet instant et ce germe d'idée disparut à jamais. L'infirmière salua les deux écrivains, bizarrement installés côté à côte sur les premières marches de l'escalier, et sans s'attarder se dirigea vers la gauche, une aile que Syrrha n'avait pas explorée et où se trouvait l'appartement d'Alexandre.
        Syrrha avait été happée par l'apparition du visage tant attendu, cette fois sans maquillage, sans apprêts sans atours, une figure reprise par la préoccupation du métier ; libérée cependant, décorsetée pourrait-on dire. L'infirmière offrit son profil et passa devant eux, jambes rapides, torse droit, élan à peine contrarié par le poids de sa mallette. Elle passa sourire aux lèvres crues, baissa le menton, gênée qu'on la scrute. Vision fugace, décevante pour Syrrha qui en avait espéré une révélation. « Je retourne travailler » avait renchéri Klevner en se redressant, comme pour appuyer la césure, briser le charme éventuel du moment, si d'aventure il s'était prolongé. Syrrha en fut encore irritée, ce qui la retint de s'exclamer « Moi aussi », confidence qui lui aurait paru infantile après l'énoncé de Joël. On n'imite pas les décisions des autres. Elle avait envie d'écrire pourtant, dès qu'elle fut seule se précipita dans les étages à la rencontre de sa chambre, de son bureau. Poussant la porte, installée devant son clavier, reprenant ses notes, elle eut le bonheur de retrouver l'élan du matin, et put écrire effectivement jusqu'au repas de milieu de journée, un peu décalé à cause du retard que toute la maisonnée avait pris, suite à la soirée de la veille.
        Tout le monde était, là, agréable, détendu. Alexandre évoquant sa correspondance avec un spécialiste de l'hexamètre, Arbane cherchant à le convaincre d'embaucher une personne de plus pour l'entretien du domaine, Joël évoquant la fatigue qui le saisissait parfois, à la perspective d'escalader tous ces étages pour atteindre sa chambre, et qu'on ne s'étonne donc pas de ne pas le voir souvent descendre de son aire. L'après-midi, Syrrha travailla encore, ne s'octroyant que de rares poses. Un récit s'élaborait à partir des premières pages, des prolongements apparaissaient, des thèmes se dessinaient, où elle reconnaissait ce qui dans l'abbaye l'avait inspirée. Il lui semblait qu'une boucle se produisait et que les pensées, si longtemps retenues, se déversaient dans le même fleuve, alimentaient le même courant. L'évidence dont elle avait tant besoin. Se succédèrent plusieurs jours de grâce. Le texte manuscrit était repris sur l'ordinateur. Ensuite, sur ce matériau, les premières coupes avaient été opérées, car on écrit toujours trop. Elle revint au plan de Malvoisie qu'elle avait malmené. Elle déplia soigneusement le patchwork dévasté, le recomposa, agrafa les pièces éparses et, le soir approchant, alors qu'elle avait déjà prévenu Arbane que cette fois, elle y était et qu'elle ne viendrait pas souper, elle résolut d'interrompre l'écriture pour alimenter les nouvelles perspectives du récit : elle devait poursuivre son exploration et passer à l'étage au dessus.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 19

     

      Comment faire avec ce type ? Je ne m'en sors pas. Je suis complexée sans raison face à lui, alors je suis agressive et, quelle que soit sa réaction, il me vexe. De façon disproportionnée, je le sais bien. Il faut que je me raisonne. À me lire, on pourrait imaginer que je suis amoureuse et dépitée qu'il me considère avec une telle légèreté. S'il s'agit de blessure narcissique, ce que je veux bien croire, je sais que je ne tente pas pour autant de me cacher un amour inavoué. Je ne lui trouve pas de charme, même pas de séduction vénéneuse, je n'éprouve pas en l'observant de fascination destructrice. Je n'ai d'ailleurs jamais eu d'attirance pour les mauvais garçons, les petits rebelles. Ils me paraissent toujours naïfs et peu intelligents, avides de conformité en vérité, jaloux de celle des autres. Lui n'en est même pas là, il est fade, il ne m'inspire rien. Non, pas rien, hélas : une indignation infatigable. Pourquoi un tel ressentiment, pourquoi tant d'intérêt s'il m'est aussi indifférent que je le dis ? Je crois que je voudrais savoir ce qu'il écrit, en avoir le cœur net. Voici ce qui me manque, ce qui me hante : la découverte de son écriture. J'ai tenté une approche à ce sujet, mais j'étais nerveuse, encombrée aussi qu'il soit là, je voulais être seule à ce moment précis, en bas de l'escalier. Il a parlé de Simenon, je ne sais plus pourquoi, j'en ai profité pour apprendre que Klevner écrivait des romans et quand j'ai voulu aller plus loin, comme une imbécile, j'ai lancé que je m'étais remise à écrire, j'ai dit ça comme si je fanfaronnais ou que je ne souffrais pas de me voir diminuée par rapport à un mérite plus grand qu'il aurait, il m'a rétorqué : « Si c’est important pour vous, ma foi... » ou quelque chose de ce genre. Là, je me suis énervée. Je me suis emportée, je lui ai dit : « oui, c’est important, et pas seulement pour moi. J'ai une commande figurez-vous, je ne vis pas dans un ciel des idées où l'on écrit à l'abri du besoin, sans contact avec la vraie vie, sans se soucier d'un lectorat ou d'un éditeur, j'ai une commande à honorer, un délai, des lecteurs qui attendent. Et mon travail est reconnu, appelle une certaine exigence qui implique une qualité, un apport. Oui, c’est important. » Et à mon agacement visible, Klevner a répondu Je vois ce que vous voulez dire. Je ne m'attendais pas à ça. Quoi ? Vous voyez ? Mais y'a rien à voir ! J'étais soufflée. Il m'a dit ensuite : « Vous êtes une extraterrestre pour moi », ce qui a désamorcé ma colère tellement c'était saugrenu. Une extraterrestre, quoi, une extraterrestre ? vous ne comprenez rien à ce que je vous dis, à ce que je fais, vous êtes à ce point éloigné des créatures de ce bas monde ? Vous avez chaud dans votre tour d'ivoire ? Vous savez ce qui se passe dehors ? Vous voyez – je lui ai démontré ça – vous voyez je lui ai dit, je ne sais pas quel genre de roman vous écrivez, sincèrement je suis intriguée oui, j'aimerais savoir, j'aimerais me rendre compte, mais voilà : fermé ici, je suis certaine que vous ne pouvez rien dire du monde qui vous entoure, et dans ce cas, si on ne dit rien du monde, quel est l'intérêt d'écrire ? En plus, ne pas être lu, ne pas vouloir être lu, quel est l'intérêt de créer sans partage ? Et il m'a dit gentiment – oui, gentiment – avec une expression étonnée, dépourvue d'ironie : « Mais quel est l'intérêt d'être lu ? », j'ai vite répliqué que si les  auteurs que nous aimons, modestes ou majeurs, s'étaient dit ça, ils nous auraient privé de beaux moments mais simultanément, une pensée en moi ravalait cette belle assurance (car c'est un orgueil fou de comparer ainsi son importance, une vanité identique à celle qui, finalement, ne vous retient pas de proposer un texte à l'édition). J'admets qu'il a touché juste. J'écris, c’est ma joie et ma malédiction, ma fonction ma souffrance, mon bonheur ma plaie, j'écris et je tremble toujours d'être lue. Je repense souvent à ma mère alors, elle qui a écrit des années, a essayé de se faire publier et a constamment échoué, elle qui était jalouse que mon premier roman soit édité l'année de mes vingt ans. Jalouse et atterrée, je racontais tout, j'ai tenté de la détruire, de démolir ce passé, sa négligence, sa couardise, par fiction interposée, et ce n'était qu'un début, j'ai refouillé le sillon depuis, j'ai appuyé là où ça fait mal. Je digresse, ce n'est pas vraiment le sujet. Le sujet c'est : pourquoi et pour qui écrire ? Et pourquoi, alors qu'on n'a même pas encore résolu ce problème initial, met-on tant d'énergie et d'indécence à être lu ?

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 18

     

      « Au moins, on respire ici », lança Alexandre. Ils étaient dans le hall de Malvoisie. Ses dimensions, la fraîcheur qui y était retenue, la dégradation savante de la lumière, pouvaient créer cet effet de légèreté et d'espace, après la promenade sous le poids sec et violent du soleil, dehors. Syrrha connut même le sensation étrange que l'endroit était plus grand que d'habitude, à cause sans doute de cette impression de fraîcheur et de libération. Alexandre engagea son fauteuil dans la direction de sa chère bibliothèque. Syrrha hésitait sur ce qu'elle devait faire à présent : retourner dans le parc ou monter dans sa chambre ; faire le tour complet du château – tour qu'elle n'avait pas encore accompli – ou continuer d'écrire puisque cette fois, « elle y était. » Seule au pied de l'escalier, elle entendit la sonnaille de la pendule Empire du couloir, celle dont Arbane retouchait quotidiennement l'exactitude, par manie sans doute plus que par réelle nécessité. L'infirmière de M. Cot devrait arriver dans la demi-heure. Syrrha eut envie de savoir, eut envie de la voir, elle en ressentit même le besoin. Rester là, dans l'axe de l'entrée, assise sur les premières marches de l'escalier monumental et patienter, voir soudain la femme pousser la porte sans sonner comme elle avait l'habitude de le faire chaque jour, et saisir sur son visage une vérité. Lire en une fois dans l'expression de l'infirmière à son entrée ici, comment s'était déroulée la soirée de la veille. Une demi-heure, longue attente, mais elle ressentait le désir presque sensuel de surprendre le visage défardé, le corps rendu à la vérité vestimentaire de son métier, sa gestuelle adaptée à un nouvel enjeu, un autre rôle. Apprécier comment un corps se met à l'unisson des actes. Syrrha s'installa donc. Sur l'escalier, face à la porte. Arbane, qui traversait le hall, la salua avec gentillesse, lui demanda si elle allait mieux. Syrrha répondit simplement qu'elle avait écrit ce matin et que bientôt, ce soir sans doute, elle allait se remettre au travail. Mme Cruchen la félicita mais ne chercha pas à savoir ce qu'elle attendait là, ainsi postée, et Syrrha vit qu'il ne s'agissait pas de délicatesse mais d'une véritable absence de curiosité. Arbane poursuivit son chemin et disparut. Syrrha perçut la suspension de son pas, plus loin, le bruissement métallique du mécanisme de la pendule qu'Arbane révisait. Puis les pas reprirent et s'éloignèrent.
        Syrrah effectuait ses sondages dans la petite anthologie littéraire. Elle n'avait pas expressément peur de l'ennui, et mâcher le temps sur des heures dans l'oisiveté absolue ne lui posait pas problème. Mais elle avait eu l'idée qu'un texte, pris au hasard, pourrait se révéler cohérent avec le moment qu'elle vivait. Elle était souvent à l'affût de ce type de coïncidence. Elle sourit en découvrant que le dix-huitième siècle était considéré par l'auteur comme celui de la décadence de la littérature française, que Voltaire était habité par une « haine satanique du christianisme », que ses poésies « seraient son plus beau titre de gloire si l'on pouvait en séparer tout ce qui blesse la religion et les mœurs » et que Le Contrat social de Rousseau « contient en germe les principes outrés de la Révolution ». Syrrha abandonna. Rien ne faisait écho à son attente, à la sensualité de sa patience sur l'escalier et l'avidité avec laquelle elle voulait se repaître de sa vision. Elle aurait pu écrire, oui. Elle retrouva cette vibration singulière, cet agacement le long de l'échine qui marquait chez elle les prémices de l'élan scriptural. Mais la vibration était trop ténue pour la pousser vers le papier ; le temps de retrouver la chambre, elle se serait évanouie. Il est très difficile de saisir la pulsion de l'écriture au moment exact où elle va produire des effets durables. Parfois, comme ici, il est préférable de laisser doucement couler en soi ce frémissement, de le sentir s'atténuer et se dissoudre, et dans le même temps se répandre dans les nerfs et les muscles, irriguer comme un sérum chaque fibre du corps. Syrrha percevait en elle ce long travail du mal d'écrire, la nostalgie tendre qui existe à savoir que l'on pourrait écrire, à tenir en respect cette puissance pour mieux la libérer ensuite, quand elle serait inoculée dans le corps tout entier, chair complice enfin de la mutation qui se produit dans la pensée. Attendre. Ce serait mieux et plus fort dans un moment. Ce serait mieux et plus fort dès qu'elle aurait capté l'expression sur le visage de l'infirmière.
        Syrrha fixait la porte quand retentirent des pas dans l'escalier. Sans se retourner, elle sut que c'était Joël Klevner. Il était à côté d'elle à présent, debout, demanda : « Qu'est-ce que vous faites ? » C'était impossible à expliquer. Elle mentit : « Il fait trop chaud dehors, j'ai raccompagné Alexandre ici et puis je me suis posée au frais pour lire. Et vous ? vous n'écrivez pas en ce moment ? » elle eut simultanément ce sentiment de désolation car elle sentait dans sa question encore, une volonté de faire du mal et elle ne comprenait pas pourquoi. Mais Klevner sembla ignorer l'acrimonie de la phrase. Souriant, il s'assit à côté de Syrrha et, comme elle, fixa la porte d'entrée. Il raconta que sa séance d'écriture de la veille l'avait laissé exsangue ce matin. « Vous n'êtes pas resté avec les autres, hier soir ? » Klevner eut une moue indéchiffrable qui pouvait vouloir signifier qu'il n'avait pas envie d'en parler. Syrrha saisit l'occasion pour demander ce qu'il écrivait. Nouvelles, essais, romans ? Romans, essentiellement, dit Klevner ; je ne suis pas écrivain, je suis romancier, c’est la distinction que ménageait, je crois sans fausseté, Georges Simenon. Ce qui lui a permis de produire autant. Un livre en 4 jours, un livre en moins de deux semaines à l'époque des Maigret. Les dernières années, enfin les dernières décennies, il admettait n'écrire pas plus de trois ou quatre livres par an, avec plus de trac que jamais, et que les romans l'épuisaient. Quatre romans par an ! Je n'admire pas la prolixité mais j'admire la qualité dans la prolixité. Quelle générosité ! Quelle humanité ! « J'en déduis que vous produisez beaucoup vous-même » dit Syrrha, avec une pointe de cruauté, car elle était certaine que pisser de la copie à jet continu comme une machine, était une façon d'être mort et vain. « Simenon est imbattable sur ce terrain, ou Brussolo, éventuellement. » Il n'ajouta rien. Les joues de Syrrha la brûlèrent, elle sentit l'afflux de sang aux joues (Pitié, ne pas rougir encore !). Elle tenta d'enchaîner avec un propos anodin et de circonstance mais, prononçant ces mots, s'en trouva immédiatement humiliée : « J'ai repris l'écriture ce matin. » Elle avait dit cela avec une fausse tranquillité, une joie contenue que son interlocuteur pouvait prendre pour une intense satisfaction, une vantardise même. Et qu'il put l'analyser ainsi lui fit horreur. « Si c'est important pour vous, c'est très bien » dit le jeune homme. Ce n'était pas important. Ou si ça l'était, cela ne concernait qu'elle. Syrrha se mordit les lèvres ; c'est elle qui lui avait donné l'occasion de la blesser. Car elle était blessée. Comment s'en sortir, comment faire ?

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 18

     

      Des coups de feu. Cela provenait de la forêt, hors des limites de la propriété du château. Enfin, c’est ce que j'ai d'abord cru. La chasse, je me suis dit : la chasse ; c'est la saison ou pas, je n'y connais rien, j'allais reprendre ma lecture ou plutôt mes sondages dans le livre que je tenais, des sondages seulement parce que ce n'était guère passionnant, une anthologie autiste et chauvine avec de rares extraits de littérature étrangère, remisés dans un ultime chapitre monté comme à regret, et tous faisant référence à la religion. Et puis, j'ai perçu un mouvement au bout de l'allée, je me suis arrêtée sur ce détail et j'ai vu une forme sombre et ramassée, j'ai immédiatement pensé à Alexandre et en effet. La forme venait dans ma direction, un carré noir qui progressait à un rythme régulier sur un bruit de moteur électrique crescendo, le carré noir s'est enrichi de détails en approchant, j'ai commencé à distinguer le contour de son fauteuil, un parapluie qui dodelinait au sommet, j'ai commencé à deviner le visage d'Alexandre et à comprendre qu'il était coiffé d'un chapeau foncé à larges bords et que le parapluie était emmanché sur le dossier. Et puis je vis qu'il avait un fusil posé sur les genoux et de grosses jumelles qui pendaient sur sa poitrine. Son sourire d'elfe a fendu la partie de son visage qui n'était pas dans l'ombre du chapeau. Il m'a saluée, demandé ce que je lisais mais je n'ai pas répondu, j'ai dit « C'est vous, les coups de feu ? Sur quoi vous tirez ? » Sur rien, il m'a dit, je tire en l'air, j'effraye les bêtes et les importuns. Malgré le portail réparé, il en vient toujours. Alors, vous lisez quoi ? J'étais tentée de m'arrêter sur cette réflexion bizarre, mais j'ai levé le petit bouquin qu'il a reconnu immédiatement, il a fait « Ah » avec une expression presque désolée « Vous avez trouvé ça. Ce n'est pas terrible. » J'ai confirmé et lui ai proposé de l'accompagner. Il rentrait. Moi, je me sentais mieux. J'avais respiré. Sa machine roulait assez vite malgré l'inertie du gravier meuble, et j'avais du mal à tenir le rythme. Nous sommes arrivés à la statue. Alexandre a devancé mes interrogations : « Elle paraît mutilée accidentellement, n'est-ce pas ?  C'est un leurre, comme beaucoup de choses ici. » Puis il m'a expliqué que son père avait repris des éléments d'un de ses plus grands décors, construit en Espagne pour la Warner Bros, une énième version des Derniers Jours de Pompéi. L'original était en carton-pâte avec une découpe préparée pour simuler sa destruction sous l'impact d'on ne sait quel projectile volcanique, « ce qui est une hérésie historique puisque l'éruption du Vésuve était de type plinien, avec précipitation de pierre ponce très légère puis coulée pyroclastique (il m'a fallu réviser un peu pour restituer le discours du vieil Alexandre, et là je résume : c'était très complet), mais enfin que voulez-vous, le cinéma... Mon père a apporté le modèle en France et fait fabriquer une réplique en bronze. C'est Hermès, le compagnon des morts et inspirateur des rites hermétiques » et puis il a ajouté : « Dans la tragédie, notre trismégiste a perdu son pétase et son caducée. » Alexandre était visiblement satisfait, il avait son petit sourire. Je lui ai dit : « Tout ça pour me balancer trois mots érudits en une phrase... » il a ri, il a réfuté ma remarque de toute sa carcasse en riant : « Non, non, je vous assure », et puis on a continué. Au bout de l'allée, nous avons bifurqué. Alexandre ne souhaitait pas passer par la verrière. Par la grande porte, à droite ? J'ai appris alors que les deux battants qui semblent ouvrir le pied du donjon carré, sont aussi un trompe-l’œil. La réplique de la porte d'une forteresse dans un Robin-des-bois dont son père avait signé les décors « un des premiers films utilisant la technique de la peinture sur verre ». Trompe-l'œil également, une fissure qui semble prendre son élan depuis le sol et grimper sur la paroi jusqu'au faîte, à gauche de cette même porte. Les dimensions du parc – en tout cas dans le sens de  sa profondeur – sont elles aussi trompeuses. Je n'aurais pas compris sans Alexandre, que les allées paraissent plus longues qu'elles ne sont en réalité. Un procédé de perspective forcée crée cette illusion. Même les buis taillés (Alexandre a parlé d'art topiaire. Mot que j'ai noté) suivent un dessin qui exagère leur réduction vers les lointains et accentue l'impression d'éloignement. Puis il a fait un geste de la main pour dire combien il trouvait cela puéril de la part de son père, s'en excusait presque pour lui. Je l'ai raccompagné et nous nous sommes retrouvés dans le hall sans qu'il m'ait demandé si j'allais mieux depuis mon malaise de la veille – des choses qui se font. De mon côté, je n'ai pas osé évoquer l'étrange soirée et la façon dont elle s'était terminée. J'avais ma petite idée. Ce n’est pas qu'une partouze sado-maso me répugne a priori, mais je trouve vraiment dégueulasse qu'on ait essayé de m'y entraîner sans me prévenir, sans solliciter mon avis. Je ne sais pas. Il ne faut pas que je remue ça. L'image de cette cage dans l'obscurité. Vraie ou fantasmée. J'étouffe aussitôt. Le placard où m'enfermait maman quand je piquais mes crises était à peine plus spacieux. Entre les barreaux au moins, on respire.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 17

     

      Lucien travaillait dans le potager, entre des plants aux feuilles grisâtres. Il semblait minuscule depuis la chambre où Syrrha l'observait. Plus loin, un arrosage automatique pulsait une arche de brume au dessus des salades. La lumière matinale était blanche et ciselait chaque contour avec netteté. L'incidence des rayons découpait les frondaisons, chaque détail où que le regard se pose. Elle s'attarda sur cette qualité de lumière. Elle avait consulté les plans de l'abbaye de Terret, débusqué des photographies du monument et avec cela imaginé la manière dont le soleil frappait l'architecture. Elle en avait déduit un parcours des ombres, une représentation des contre-jours. Exercice en apparence cérébral et abstrait mais précieux pour l'élaboration de son récit, qui déterminerait le choix d'un vocabulaire, l'amplitude de la palette du texte, des règles quasi oulipiennes à suivre. Ici, au spectacle d'une lumière singulière sur Malvoisie où elle résidait, respirait, vivait, l'examen de cette vérité était vain. Ses récits les plus autobiographiques passaient par le filtre d'une adaptation du réel. Il lui fallait une projection. Et elle pensa dans un éclair que la soirée d'hier était une de ces projections, et peut-être une bribe de fiction inspirée par un passage des Festins secrets, de Jourde, qui l'avait longtemps marquée. Cela lui procura un frisson et elle eut envie de pleurer. Des souvenirs. Une fuite dans la nuit. Des appels pour la faire revenir. Que faire de ces surgissements, est-ce que la littérature suffit, est-il décent de l'utiliser pour cela ? Elle fit le point sur sa production du matin. Une vingtaine de feuilles combles d'une écriture serrée, rapide, sans ratures. En traitement de texte, cela ferait peut-être une dizaine de pages, avant les repentirs inévitables. Elle ne savait que faire de ce succès. Le soulagement qu'elle avait pu éprouver était déjà abîmé par l'impression que c’était fini, tari. Un oued bouillonnant qui se vide aussitôt. Elle s'habilla, elle avait faim. À cette heure, il lui faudrait descendre dans la cuisine. Le rez-de chaussée était désert. La cuisine était silencieuse et propre, un lave-vaisselle ronronnait. La cafetière électrique avait été laissée sous tension et le café au chaud, sans doute pour elle car elle était la seule à ne pas prendre de thé, le matin, à Malvoisie. Elle s'en servit un bol, trouva de quoi manger. Mina avait rejoint Lucien dehors. Depuis la souillarde, par les hautes fenêtres ouvertes sur l'été, Syrrha percevait l'incessant discours du jardinier adressé à sa femme taciturne, une monodie qui ne réclamait pas de retour. Elle eut envie de sortir, mais il y avait le risque que Lucien la voie, saisisse l'occasion de tourner son monologue vers cette nouvelle auditrice. Heureusement, le château ne manquait pas d'issues et de portes. Elle se souvint que la verrière de la salle de billard pouvait s'ouvrir. Elle traversa un dédale de couloirs sombres et de salles sonores avant d'y parvenir, ne rencontra personne. Accélérant le pas, elle fut tentée de passer par la salle à manger, chercher les traces de la cage probablement disparue maintenant, mais fut poussée dehors par une soudaine panique.
        Elle prit un livre au hasard dans la bibliothèque de la salle de billard. Hasard discutable  puisqu'elle choisit le plus petit format d'une étagère, une vieille édition couverte de papier bleu passé, jauni au dos, avec une étiquette manuscrite qui disait simplement « Littérature ». La verrière de la salle ouvrait par un battant sur une partie du parc qu'elle ne pouvait distinguer depuis sa chambre. Entre deux lignes sombres de buis taillé, une allée de gravier se dirigeait droit vers la forêt ; à mi-chemin, sa perspective était rompue par l'appareil grisâtre d'un bassin. Un socle au centre y soutenait une statue mutilée, arrêtée à la taille, qui devint le premier objectif de sa promenade. Syrrha put constater en approchant que le bassin était sec, sa cuve tapissée de feuilles mortes, et que les pierres qui lui donnaient sa forme de rectangle aux arêtes rompues, étaient couvertes de mousses et de parmélies. Ce détail fit remonter le souvenir d'une randonnée dans la montagne. Après des kilomètres parcourus au cœur d'un massif rocheux et nu, elle s'était arrêtée sur l'idée que, où que son regard se porte, elle ne pouvait voir en réalité le moindre centimètre carré de pierre : tout le paysage était intégralement enveloppé d'une écume opaque de lichen. Un trompe-l’œil discret parce qu'omniprésent. Et d'une certaine façon aussi, là où l'œil ne percevait qu'un panorama de roches stériles, la pensée scientifique disait que la vie avait tout colonisé. Elle était reconnaissante à ce léger savoir de lui avoir permis de dépasser l'expérience de la seule perception.
        La statue mutilée était en bronze au dernier stade de ternissement. L'oxydation avait produit une patine plombée, mate et décevante. Élevées sur un socle cylindrique, deux jambes graciles se croisaient, supportant un début de tronc déchiqueté au niveau de l'abdomen, comme si la partie supérieure du personnage avait été arrachée par une mâchoire géante. Syrrha avait de loin pensé à une allégorie féminine, mais un petit sexe masculin la détrompa et elle découvrit sur les chevilles, des ailes, notamment sur le pied droit qui seul touchait la surface du socle, l'autre étant soulevé dans un déjeté de danseuse. Mercure, se dit-elle, le dieu messager des voyageurs et des voleurs. Des voleurs et des commerçants, d'ailleurs, indistinctement. Humour des anciens. Elle demanderait à Alexandre Cot l'histoire de cette statue et surtout celle de sa semi-destruction. Son imagination s'emballait déjà.
        Il commençait à faire vraiment chaud et elle chercha un endroit à l'ombre. Un peu plus loin, l'allée semblait s'achever par un cercle d'ifs où étaient arrangés des bancs. Mais l'ombre y était maigre, serrée au pied des parois vert pâle, comme un contour à l'encre infusé dans la pâte du papier. À partir de cet espace, l'allée prolongeait encore sa perspective vers la forêt. Mais en amont, à une centaine de mètres de l'endroit où elle se trouvait, les buis taillés avaient laissé place à un jalonnement de platanes immenses qu'elle s'étonna de n'avoir pas remarqués au début de sa promenade, puis elle pensa que, depuis la verrière, les ramures des platanes devaient se confondre avec l'écran de la forêt. Les grands arbres faisaient sur le gravier et sur les pelouses attenantes des ocelles mauves trouées de flaques de lumière et au pied de l'un d'eux, un banc avait été installé. S'y asseoir lui permit de se retourner et de considérer le château sous cet angle nouveau. C'était à l'opposé de la porte principale, ce qu'on aurait pu définir logiquement comme l'arrière du bâtiment, mais la complexité des ajouts et des remplois et la multiplication des portes, des recoins, des saillies, des retraits et des tours de Malvoisie, produisaient une architecture bavarde, polysémique, qui faisait de chaque orientation une possible façade. Le jour de son arrivée, Syrrha ne s'était pas posée cette question car la façade qui s'ouvrait devant elle, son escalier au bout de l'allée, la vaste porte et le fronton, formaient une entrée à peu près conventionnelle. Elle vit plus tard que d'autres faces, désorientées, où des escaliers soulevaient des perrons ornés de sculptures, offraient les mêmes éléments susceptibles d'être compris comme des accès principaux. Il n'y avait bien que l'allée, ligne incurvée tracée depuis la grille et, une fois accueilli, le hall démesuré et son grand escalier intérieur, qui désignaient au visiteur l'entrée décidée par le concepteur des lieux. Du côté du parc où elle se trouvait à présent, une grosse tour carrée surmontée d'une toiture acérée, élevée haut, protégeait une énorme porte ouverte dans son flanc. La verrière d'où elle était sortie tout à l'heure, formait une gemme aux facettes brillantes, sertie à l'extrémité d'un môle qui semblait crever comme une proue la profondeur d'une terrasse et les marches qui y accédaient. Syrrha était sortie de plain pied sans se rendre compte que le bâtiment où se trouvait la salle de billard coupait en deux un large escalier qui couvrait une partie de la façade. Escalier absurde qui aboutissait sur un dernier degré contre le rempart aveugle.
        Elle ouvrit le petit livre. Il s'agissait d'une « histoire abrégée des littératures anciennes et modernes » de 1924, quatre-vingt-cinquième édition, dont l'auteur ne donnait que ses initiales : J. M. J. A. Un modeste ex libris au crayon vert en désignait l'ancien propriétaire, E. Cot, sans doute le grand-père érudit d'Alexandre. Le livre commençait par une distinction entre langues d'oc et d'oïl. Littérature du Moyen-Age, fin des troubadours, Chanson de Roland... Thibaut de Champagne, Charles d'Orléans, Villon bien sûr, Joinville, Froissart, Comines... Elle découvrit une Christine de Pisan (1363-1431) dont elle n'avait jamais entendu parler. Et puis il y eut des coups de feu.

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    Pieds nus sur les ronces - 17

     

    Dans la nuit, je me suis réveillée. J'étais allongée sur mon lit. Il était une heure. On m'a portée ici et couchée sans me déshabiller. J'ai eu un malaise, mais j'étais consciente quand Joël et Arbane m'ont épaulée pour monter les étages. Je m'excusais, j'avais chaud. Je crois que j'ai vomi dans l'escalier. J'avais peu bu et peu mangé pourtant, je me suis demandé s'ils n'avaient pas tenté de me droguer, et puis non, je me connais, je sais que cela vient de moi, de mon corps qui a décidé de disjoncter. Cette soirée. Au réveil, je voulais rappeler Katrine, lui demander de me trouver autre chose, partir. Je ne suis pas sûre de ce que j'ai vu ou compris hier, tout était bizarre, mais il y a eu brusquement. Brusquement quelque chose. J'ai eu l'impression de disparaître, étouffée dans une nuit. Je connais cette sensation, je l'ai déjà vécue. Pas face au miroir, cela c’est autre chose. Pas face au miroir, toujours face aux autres. Je me souviens de cette vieille, à l'hôpital, qui avait arraché ses tubes et les avait mis à la bouche avec une gourmandise ignoble. Je me souviens du passage de La Pianiste de Jelinek, quand Erika se découpe le sexe avec des lames de rasoir ou du verre je ne sais plus, je me souviens de ce type, écrasé sous un camion, dans ma rue, et d'un chien venu laper le sang répandu sur le goudron, et qu'un homme l'avait chassé en hurlant, je me souviens de ces voisines qui racontaient à ma mère je ne sais quelle opération chirurgicale qui avait tourné au désastre sans prendre garde que j'étais là, gamine, à enregistrer le moindre détail. Chaque fois, j'ai ressenti ce malaise vagal, ce vertige affreux. Je me souviens de cette famille qui m'avait invitée et refusait que je parte, du père qui bloquait la porte pour que je reste chez eux, prenne un dernier apéritif et une dernière pâtisserie, pâtisserie huileuse et excessivement sucrée, il était tard, il faisait chaud, je suffoquais, et le père contre la porte m'empêchait de sortir, j'ai cru tomber folle, je me suis évanouie de la même façon.
        Je ne suis pas descendue prendre le petit-déjeuner, ce matin. Arbane est montée en cours de matinée, me dire que ma mère avait appelé, ce qui est accessoire, et surtout savoir comment je me portais. Elle a frappé, je n'ai pas ouvert. J'ai dit « tout va bien », et j'ai ajouté : « Je travaille ». Et à cet instant, je me suis rendue compte que c'était vrai. Je travaillais. J'avais commencé par coucher sur le papier quelques notes sur la soirée et puis les notes ont pris des allures de phrases, ça se construisait malgré moi, au delà de moi, ça cristallisait, les mots s'enchaînaient et surtout, une perspective se dessinait. Un projet. Voilà, quand j'ai remercié Arbane, sans doute figée derrière la porte, inquiète, j'ai réalisé que cette fois. Cette fois enfin, j'y suis. J'écris. Sur du papier. C'est pour cela que je n'ai pas saisi immédiatement que j'y étais. Depuis des années, je travaille directement sur le clavier d'un ordinateur. Là, j'étais en train de produire un texte sur des feuilles. Mais j'ai vu, j'ai compris, c'est bien de l'écriture cela, de la littérature, pas des impressions comme ici sur ce carnet. Du texte remué par un enchantement, qui vibre quand il est lu.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 16

     

        Arbane et Joël feraient le service. Ils étaient donc assis au plus près de la desserte nappée de blanc, installée plus loin, presque dans l'alignement de la grande table. La desserte formait un autel surligné de deux chandeliers et semblait flotter dans la nuit. Tout le repas y était disposé dans une porcelaine disparate. Syrrha était à la droite d'Alexandre, qui présidait. L'infirmière était à sa gauche. Syrrha était donc face à elle, et son malaise grandissait. À la droite de Syrrha, Marc Antoine et sa femme ; en face, à gauche de l'infirmière, l'homme à la mèche blanche puis la femme rousse et maigre, à côté de Joël. Arbane déplaça ses couverts pour se placer à droite de la femme de Marc Antoine et faire équilibre sur cette longueur de la table. Alexandre tenait son rôle d'hôte avec l'aisance de qui pratique l'exercice depuis toujours. Il s'adressait alternativement à chacun, initiait une conversation entre les invités, relançait, n'oubliait personne. Mais les sujets de conversation étaient allusifs et concernaient des domaines incompréhensibles, Syrrha ne parvenait pas à en saisir les enjeux, à rebondir sur une réflexion, tout lui échappait. Elle se sentait dériver hors de la scène au point qu'elle eut soudain une méchante sensation de flottement, de lévitation, qui lui rappelait d'anciens rites intimes, devant la glace de sa salle de bains. Loin en dessous d'elle, les convives semblaient négocier quelque chose, disputer de choix énigmatiques. Alexandre gloussait, tendait parfois un regard vers elle, un sourire insistant, comme s'il la prenait à partie, réclamait son assentiment. Syrrha était incapable de lui sourire en retour. Elle regrettait d'avoir accepté l'invitation, pensait à sa chambre, avait envie d'écrire, sentait les fourmillements de l'écriture qui électrisait sa nuque. De l'autre côté de la table, l'homme à la mèche blanche fit une plaisanterie dont le sens était manifestement caché à Syrrha, où il était question d'une épreuve appelée L'Examen, mais que tout le monde comprit, et qui déchaîna les rires. La femme rousse déchira le rugissement collectif en émettant un jappement aigu, qui fit rire Arbane. Arbane jappa à son tour, puis tous les invités firent de même. Joël imita le grognement sourd d'un chien qui prévient de son attaque, ce qui redoubla l'hilarité de la tablée. La femme rousse émit une série d'aboiements secs, accompagnés de mouvements de menton, d'un tremblement flasque de ses joues, et les dents, qu'elle avait vilaines, montrées, et chacune de ses imitations était saluée par les gloussements des autres invités. Arbane et Joël déposèrent les premiers plats. Dans une coupe, Syrrha devina les légumes épluchés par Joël. Après cuisson et dépouillés de leur croûte, ils avaient un aspect de sacs luisants, gonflés de sucs prêts à se répandre. Dans l'assiette, ils dégageaient une odeur boisée au milieu de laquelle Syrrha crut reconnaître avec un frisson, un effluve excrémentiel. L'homme à la mèche, de temps à autre, piquait l'épaule de sa femme avec une fourchette, par petits coups répétés, avec un sourire d'enfant polisson, en répétant « allez, aboie ! » et chaque coup porté déclenchait un jappement. Alexandre semblait maintenant complètement absorbé par la présence de l'infirmière. Il avait aux lèvres une de ses chansons sinistres, à peine murmurée mais intelligible pour un auditeur proche. Cela faisait S'il te plaît, caresse-la, ma peau livide et froide... Ce faisant, il posait sa main sur la sienne, souvent, la tapotait comme pour la rassurer. Chaque fois, cela distrayait la jeune femme de son repas qu'elle engloutissait avec un appétit d'ogresse, et elle répondait au geste de sollicitude du vieillard par une mimique attendrie, reconnaissante. « Vous n'êtes pas nerveuse ? » lui dit-il, elle sourit et répondit Je devrais ? avant d'ajouter pas du tout. Alexandre dodelina en saisissant le poignet de l'invitée et dans un frisson soupira ma chère, ma chère... puis il se passa la main sur la bouche, bouche béante, pleine de salive cueillie aux doigts, un geste qui révulsa Syrrha. Elle eut comme un choc électrique et se dressa d'un coup, dans l'indifférence générale. Arbane seule perçut son geste ou ce fut une coïncidence. Debout, elle lança par dessus les conversations un appel à Syrrha. Elle lui demanda de l'aider à apporter les plats suivants. Joël était occupé à piquer l'épaule gauche de la femme rousse pour qu'elle aboie. Il félicitait l'homme à la mèche en disant que sa femme était une bonne petite chienne. Syrrha rejoignit madame Cruchen dans un état somnambule et elles se dirigèrent vers la desserte. Sur la nappe, les plats sales étaient empilés sur le côté et il fallait apporter les plateaux chargés de viande froide. C'étaient des tranches crues, épaisses, vernies de sang. En soulevant le plat que lui désignait Arbane, Syrrha leva les yeux et discerna plus loin contre un mur, dans l'obscurité, les saillies verticales et l'angle supérieur de ce qui semblait être une cage de fer. Elle crut entendre remuer, et qu'une silhouette ramassée cherchait à attirer son attention en gémissant. Il y eut un bruit de frottement et de métal, des entraves qu'on soulève, une forte odeur de litière remuée, et tout bascula dans la nuit.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 16

     

    Puis tout s'est enchaîné. Il y a eu cette déambulation jusqu'à la bibliothèque d'Alexandre où nous avons apparemment surpris Joël Klevner, qui a refermé des cahiers à notre arrivée. J'ai ressenti un frisson. Il travaille donc là aussi. Bon, cela signifie que je ne pourrais pas venir, moi, pour écrire comme me le proposait Alexandre. Même s'il ne me cause plus le même malaise, je ne m'imagine pas écrire sous son regard. La grande pièce était sombre, trop peu de lampes allumées, ou peut-être un sentiment particulier qui m'a fait la percevoir telle. Des apéritifs étaient disposés sur une desserte. Drôle d'endroit pour une activité si salissante. Un verre à la main, Marc Antoine ouvrait certains livres en écoutant les commentaires de M. Cot. Il tournait les pages négligemment. Je ne comprends pas la désinvolture d'Alexandre. C'étaient de beaux ouvrages, parfois très anciens, avec estampes. Des doigts gras ou un verre renversé et c'était la catastrophe. Le goût du saccage ? Est-ce que les livres et leur préservation ne comptent plus pour lui ? Le fatum librorum, le destin choisira ceux qui s'en sortiront ? On a sonné à la porte, Alexandre a fait « Ah » et tous se sont retournés et sont devenus silencieux. C'était désagréable, ce silence. Manifestement, il se passait quelque chose que j'ignorais, on attendait encore des invités. Une invitée. L'infirmière d'Alexandre Cot. Celle qui vient le plus souvent. Je ne l'ai pas reconnue tout de suite. Elle s'était métamorphosée en femme fatale ou pas loin. Démonstrativement sexuée. J'en étais gênée. Non que je sois prude, mais je n'aime pas les procédés démonstratifs, les artifices de la séduction à ce degré me semblent toujours un peu pathétiques. Ou malsains, du genre qui cache la saleté, j'ai souvent remarqué la crasse chez les femmes très apprêtées. Surtout, cela me semblait hors de propos. Des talons aiguilles qui lui donnaient dix centimètres de plus. Sa coiffure démultipliée sous l'effet des boucles soigneusement construites. Une robe de soirée moulante, un décolleté infernal, des pacotilles aux oreilles et au cou, des lèvres terriblement rouges sur une face bronzée par le fond de teint, un parfum capiteux (disons poivré, épicé, fort). Enfin, je n'aime pas ce jeu. Pour son partenaire, éventuellement, pas en public. Mais je semblais la seule à paraître indisposée par cet étalage de chair. Quand Mina a fait pénétrer l'infirmière dans la salle, quand la jeune femme a salué chacun d'une bise ou d'une poignée de main coquette, j'ai observé les réactions d'Arbane. Elle souriait, bienveillante, heureuse de voir une amie simplement. Je m'imaginais quoi ? Que Madame Cruchen était une rombière frigide, mal à l'aise avec la manifestation débridée d'une sexualité qui ne demande qu'à ? Une fille comme moi, quoi, voilà je l'ai dit. Non, Arbane n'est pas la madame Cruchen que j'imaginais. Voir cette belle plante onduler, déformer son décolleté à la moindre inspiration ne lui déplaisait pas. Surprendre les yeux égrillards et décevants d'Alexandre, de Marc Antoine, de Joël il me semble, des hommes présents, ne lui déplaisait pas. À moi seule, sans doute. Tous des chiens. Et les autres femmes, pas mal à l'aise ni amusées par cette attitude, mais carrément complices. L'une d'elles, fausse rousse aux articulations maigres – Charlène, ai-je cru entendre – saisissant toutes les occasions pour se coller à l'infirmière, minaudant, riant, prenant son mari à témoin. Et Arbane souriant à ce manège écœurant. Et le mari, un nommé je ne sais plus, quadra bien mis, mèche blanche sur le front, un peu épaissi à la taille, mais beaux yeux, beau sourire, séduisant ou l'ayant été, qui éclate de rire parfois, mais rien n'est drôle. L'infirmière racontait la cause de son retard : elle avait été remplacée quelques jours et pendant ce laps, Alexandre avait fait réparer la grande grille de la propriété. Il l'avait prévenue, on lui avait donné un code mais elle l'avait oublié, l'interphone était muet, elle avait téléphoné mais personne ne répondait, enfin elle avait pu contacter Lucien dans la maison des gardiens, qui avait fait le nécessaire. Rien de drôle, des embarras à peine risibles, anecdote vaguement cocasse. Mais les écouter rire à s'en étrangler, se taper sur les cuisses ! Je me sentais agressée, pas en place, étrangère. Après l'apéritif, Arbane a remercié Mina, une phrase vite jetée, impolie dans sa brusquerie : « Je m'occupe de tout à présent, partez ». L'expression de Mina à cette annonce, son soulagement ou je ne sais pas, elle est assez indéchiffrable cette femme, une expression inattendue en tout cas, entre le soulagement et l'inquiétude, une moue où je lisais Je préfère vous laisser, oui, mais que va-t-il se passer pendant mon absence ? Et puis le visage d'Alexandre au même instant, narines dilatées, joues rosies, afflux sanguin de l'excitation cannibale, quand Arbane a comme poussé Mina dehors. « Partez ». J'ai ressenti une brûlure au cœur à cet instant, est-ce qu'on peut dire partez à quelqu'un ? mais personne n'a pris garde à cette dureté. Ensuite, dans le couloir, toute notre petite troupe s'est dirigée vers la salle à manger, ça riait beaucoup, trop souvent, trop fort, à tout propos, qu'est-ce qu'ils avaient mis dans le champagne ? Dans leur champagne, ou alors je suis immunisée, parce que moi, je ne ressentais qu'une pénible angoisse. Les femmes marchaient devant, puis l'infirmière, encadrée par les maris qui lui donnaient le bras. Tout de suite derrière, Arbane poussait le fauteuil d'Alexandre qui n'a pourtant pas besoin de cette aide et moi je fermais la marche avec Joël Klevner. J'évitais de me tourner vers lui, mais quand je croisais son regard je voyais un jeune homme pâle, indécis, visage crispé. Devant nous, Arbane donnait de brusques accélérations au chariot de M. Cot, et les pieds d'Alexandre heurtaient alors les mollets de l'infirmière qui s'esclaffait en disant « Allons, monsieur Cot ! » sur un ton de reproche amusé, et les deux hommes éclataient de rire, et les femmes devant aussi, alors qu'elles n'avaient rien vu. Et Arbane ricanait, et Alexandre faisait sur un ton mielleux et faussement gêné : « C'est pas de ma faute, c'est pas de ma faute, hein. » L'infirmière avait des bleus au niveau des mollets. Nous nous sommes retrouvés dans l'immense salle à manger plongée dans la pénombre à cause d'un éclairage à la bougie. Une série de gros chandeliers alignés au centre de la table, d'autres sur une desserte, rien au delà. Le reste de la pièce vacillait, les murs et les tapisseries disparus, relégués dans l'obscurité. C'était lugubre. Il me semblait que la pièce avait changé. Je ne connais pas assez les lieux pour en être certaine. Ce n'était peut-être que la disposition des meubles ou juste des tentures différentes, l'obscurité, l'atmosphère du moment, enfin à mes yeux, c'était une autre salle où la nuit avait dévoré les murs. Chacun s'installa selon les instructions d'Arbane.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 15

     

    Tous les invités arrivèrent ensemble, ils étaient deux couples du même âge. Quand Syrrha descendit, ils étaient accueillis par Alexandre et Arbane, au pied de l'escalier monumental. Tout le monde semblait bien se connaître, l'atmosphère était détendue et joyeuse. On fit les présentations, quelqu'un demanda si Joël était là, mais oui suis-je bête, bien sûr, où serait-il, mais il est en retard, comme d'habitude il se fait désirer, etc. Alexandre riait, se tordait de rire sur son fauteuil, surtout aux plaisanteries d'un homme grand et sec aux longues tempes grises, voix de baryton. Syrrha lui prit la main quand monsieur Cot le désigna : « Marc Antoine. Antoine est le patronyme ». J'avais des parents facétieux dit-il en la saluant. Alexandre tira le bras de son invité comme pour le rappeler à l'ordre, Marc Antoine se détourna de Syrrha en s'excusant. Le vieil infirme arrondissait une mine gourmande : « Alors, alors, cet incendie ? » et son interlocuteur reprit ses blagues sur l'embrasement qui gagnait du terrain. « Partout ? » fit Alexandre, ce que confirma son interlocuteur. Syrrha sentit la colère l'étreindre dans une serre mauvaise : « Mais, Monsieur Cot, ça ne vous fait rien ? Ça vous fait rire, ça vous excite, ce désastre ? » Alexandre n'eut pas la réaction qu'avait imaginé Syrrha, il soupira, dit « Ce n'est pas aussi tragique que vous le pensez. » Puis

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 14

     

    Réception ce soir, Malvoisie est comme saisie par un regain. Le matin, Madame Cruchen m'a demandé si je voulais me joindre aux invités. J'avais envie d'un peu de changement, j'ai accepté bien sûr. Dans l'après-midi, comme je n'arrive toujours qu'à de médiocres ébauches de texte, plutôt que me désoler stérilement à ce constat, j'ai voulu donner un coup de main pour le repas. Je suis allée dans la cuisine où je pensais trouver Mina toute seule à trimer. Elle était là, mais il y avait aussi Arbane Cruchen et Joël Klevner. Le découvrir assis tranquille en train d'éplucher des légumes m'a estomaquée. Cela me semblait l'image la plus incongrue depuis que je suis entrée au château. Il m'a souri gentiment. J'ai souri en retour mais franchement, on dirait qu'il cherche à me déstabiliser à chacune de nos rencontres. J'éprouve toujours de la colère contre lui – et contre moi par ricochet, parce que je n'aime pas me sentir vile. Enfin, je ne l'aime pas, c’est comme ça, une histoire d'atomes crochus, de phéromones, de mauvaises ondes ou tout ce qu'on voudra, le résultat est là. Mina et Arbane s'activaient entre les tables et les fourneaux. J'ai pris sur moi pour faire la paix (enfin c’est idiot, nous ne sommes pas en guerre) et j'ai demandé ce que je pouvais faire. Mina m'a proposé de découper les pommes en tranches fines, pour la tarte. Je sais très bien faire ça. M'occuper l'esprit pendant que Klevner épluchait des légumes que je n'ai pas reconnus, des racines noires recouvertes d'une croûte épaisse, avec des fanes sanguines qui débordaient d'un panier, sur la table. Sûrement un des tubercules bizarres cultivés par Lucien. Je me suis installée en face de lui. Il n'y avait pas d'autre place libre. Je sentais son regard sur moi, quand j'ai levé les yeux, il m'a adressé un sourire tout ce qu'il y a de plus amical. Là encore, désarçonnée. Mon problème est que je le soupçonne tout le temps de me mépriser ou de se moquer de moi. Et oui, en effet, c'est mon problème, pas le sien. Néanmoins, ça ressemblait à un véritable sourire, bienveillant. Il m'a dit : « Que pensez-vous de cet endroit ? » et de peur d'être mal compris, il a ajouté est-ce que Malvoisie vous inspire ? Je n'ai menti qu'à moitié en répondant oui, en disant que n'importe quel écrivain ou artiste ou quoi ne manquerait pas d'être inspiré par un endroit pareil. Il a souri, gentiment je crois. Pourtant, je n'ai pas aimé son sourire, et pourquoi n'ai-je pas aimé son sourire ? parce que je trouvais idiot ce que je venais de dire. Inutile de réfléchir beaucoup pour saisir qu'un endroit fantastique, baroque, unique, n'est pas forcément, pas systématiquement, un facteur d'inspiration. Et puis l'inspiration, n'est-ce pas, qu'est-ce que ça peut bien être ? Un déclic, un moment propice, une humeur ? L'évidence, voilà. Quand on travaille sans chercher l'inspiration, justement, et que tout se met en place. Le contraire d'un mystère. Il m'a dit alors : J'ai lu vos romans. Il a dit cela, comme on dit à une copine : j'ai vu que ta voiture était garée devant la maison. Arbane Cruchen a levé les yeux sur nous, moi j'ai poursuivi mon ouvrage, comme lui qui ne s'était pas arrêté, et alors j'ai rougi. Ah, ce foutu corps et ses trahisons ! comment ai-je pu rougir ? Il me semble que je n'ai pas rougi depuis l'âge de douze ans. J'ai rougi en demandant « tous ? » la voix étranglée et essayant de plaisanter. Oui, il m'a dit, et sur le même ton indifférent : j'ai aimé, ce sont des œuvres sincères. Et puis il a continué de trier ces affreux légumes qui épanchaient un jus noir sur les journaux dépliés. J'ai décidé de saisir la perche tendue, sans m'arrêter sur son appréciation ni sur le fait que je ne la lui avais pas demandée : « Et... je pourrais lire votre travail ? » Il s'est pincé les lèvres, a soupiré, s'est excusé, m'a dit que ça le gênait, qu'il n'était pas prêt, s'est excusé encore pour espérer que sa réticence ne me vexerait pas, que ça n'avait rien de personnel, en fait personne ne lisait sa prose. Cette timidité inattendue m'a étonnée. J'avoue que j'en ai éprouvé de la satisfaction. Ensuite, j'ai pris l'initiative de faire la tarte entièrement, à ma manière. C'est-à-dire sans recette du tout.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 13

     

       Ô, Syrrha se morfondait ! « Je me morfonds » écrivit-elle sur un cahier, morfonds lui semblait plus juste qu'ennui pour dire son état d'esprit du moment. morfonds penchait ses « o » manuscrits entre les lignes, faisait rouler dessus les chars d'une parade miniature, mort, abysses, ténèbres, morbidité, sommeil, coma. Il y avait dans la chambre une touffeur dérangeante dans laquelle, pourtant, elle cherchait à s'installer. L'inconfort a de ces pouvoirs indirects qui apportent la méditation. Il s'agit de trouver au creux de ce qui est légèrement pénible (une trop forte chaleur, un siège rugueux, un environnement bruyant), l'interstice où est logée la paix, et d'aller s'y rencogner pour mûrir son recueillement. Syrrha savait faire cela. L'air s'engourdissait, le temps prenait une langueur, l'inconfort se déplaçait, se creusait, laissait une place où se nicher. Elle s'abandonnait alors à la méditation, prenait l'ennui entre ses bras, l'embrassait jusqu'à le faire soupirer d'amour. C'était bon, enrichissant. Une forme sophistiquée de la paresse.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 12

     

       Côté écriture, le calme plat. J'en ai un peu marre de tenter de m'échapper du modèle fantomatique de Terret ou de m'en rapprocher, de tergiverser avec tout ce bagage déjà remâché d'une certaine façon et qui me paraît mort, de repêcher parmi mes personnages celui qui saurait inspirer une nouvelle histoire. Pas besoin d'histoire, je me dis parfois, adoptant le mode célinien : si vous voulez des histoires, lisez le journal. Pas besoin d'histoire, mon premier roman était une exploration de (bref, je ne vais pas me raconter à moi-même le sujet de mon premier roman, tout de même). Mais bon, une narration, pour conduire l'exercice formel, la verve, lui donner une colonne vertébrale. Et puis, c’est vrai, ils s'y sont tous essayé, n'empêche, qu'on le veuille ou non, au bout du compte, on raconte bien quelque chose. Impossible de faire autrement, en réalité. Parce que nos cerveaux ont ce besoin de mettre les événements ou les non-événements dans un ordre, si possible chronologique, la causalité, la résolution, ce sont des caractères inscrits dans nos gènes. C’est plus ancien que le principe de l'écriture et de la lecture. L'écriture c’est, quoi, 4000 ans ? la lecture, la propagation de la lecture, sa démocratisation relative, très relative, c'est 2000 ans, guère plus. Des pratiques qui n'ont pas eu le temps de modifier profondément nos atavismes. Trop récent. C'est même miraculeux, à bien y penser, qu'on sache si bien lire, produire de l'écriture aussi sophistiquée, alors que c'est un acquis encore tout frais pour la machine humaine. Tandis que le concept de la résolution, les effets et les causes, l'appréhension de la séquence du temps, le télos, je suppose que c'est inscrit en nous avec la peur de la nuit et l'émerveillement de l'aube. Combien d'aubes depuis le début de l'humanité ? Et on est toujours à s'extasier que le jour revienne. Ce qui me fait dire qu'on n'en a pas fini avec le besoin universel que survienne un événement, que se conclue une narration, que les comptes soient soldés à chaque fin de livre. On n'y échappe pas ; il y a un déroulement et des faits. Mais surtout, il faut retenir que c'est dans les interstices que s'exprime la littérature.
        J'ai vu passer Klevner cet après-midi, il sortait. Je traversais le hall pour reprendre mon ascension vers les étages et vers ma chambre. Je venais de téléphoner à ma mère. Elle me demande comment je vais, s'inquiète. Aurait dû s'inquiéter bien avant, quand mon père me demandait gentiment de le tripoter. Ça me faisait bizarre mais ce n'était pas aussi troublant ou violent qu'on pourrait le croire. Il me parlait doucement, soufflait fort avec ses narines. Ouvrait sa braguette. Je voyais son gros machin vaguement excité, je me demandais surtout comment ça fonctionnait. Enfin, je n'étais pas à l'aise non plus, bien sûr. Il se formait comme une sorte de creux dans le temps, dans les émotions. Quel âge j'avais ? Je ne sais pas pourquoi je reviens là-dessus, moi. C'est du passé. Je vis avec, j'ai appris à vivre avec. Je ne peux pas lui en vouloir éternellement – à ma mère, je veux dire. Elle a réagi, un jour, tout de même. Je sais qu'il y a eu des histoires bien pires. Et beaucoup. Dans toutes les familles, à ce que disent les spécialistes, mais quel contour donnent-ils à une famille ? Bref, j'ai vu sortir Klevner et sans que j'en aie conscience, je me suis retrouvée debout devant la fenêtre, à l'observer. Il marchait tranquille en direction de la grande grille du parc. J'ai fait cette chose folle, ce tour de drame romanesque, qui est de vouloir suivre quelqu'un. Je suis donc sortie à mon tour. Depuis le perron, je le voyais s'éloigner dans l'allée, mains dans les poches, entrant dans l'ombre que fait la voûte des arbres à partir de là. J'ai pris l'escalier. En bas des marches, le gravier a crissé sous mon pas. Ça a percé le silence comme un cri. Klevner s'est retourné, m'a regardée assez longuement et j'ai eu honte. Confuse, je me suis cherchée vite une contenance, j'ai obliqué direction la maison des gardiens. J'ai eu la chance de voir Lucien qui réparait une grosse tondeuse, à peu près dans l'axe nouveau que je prenais. Klevner pouvait ainsi croire que c'était mon objectif au moment où je suis sortie. Il n'a pas pu penser que je m'intéresse assez à lui pour le suivre. Enfin, j'espère, parce qu'il ne s'agit pas de ça, fondamentalement.  J'étais plus excitée par le principe de la filature que par l'idée de surprendre quelque chose d'interdit ou de déceler un aspect de Klevner dont je me fiche éperdument. Lucien m'a vue approcher. Un peu surpris, souriant, il a suspendu son bricolage. Je me trouvais tellement bête, j'ai demandé comment ça allait, si le beau temps pouvait durer. Et j'ai eu droit à une heure de considérations sur le sujet et sur la mécanique des tondeuses, aussi.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 11

     

      Sans ce lieu particulier, il est probable que Syrrah aurait renoncé plus tôt. Non qu'elle eût jamais fantasmé une sorte de présence tutélaire et bienveillante émanant des livres, suffisante pour la retenir ici, mais Syrrha devinait une relation entre cette vaste bibliothèque et la fécondité supposée de Joël Klevner. En elle, une irritation se manifestait, une démangeaison sur ce point, qu'il lui fallait absolument soulager et qui lui imposait pour ce faire, de rester à Malvoisie. La bibliothèque d'Alexandre formait entre ses parois compactes un quadrilatère de belles dimensions et élevait ses registres de reliures multicolores sans interruption jusqu'à une corniche, à quatre mètres de hauteur, où de maigres ouvertures distribuaient un peu de jour. Au milieu de la salle, plusieurs tables de travail fichées en leur centre de lampes à monture de cuivre et globes de verre. Dans les angles, des lutrins supportant des ouvrages énormes, lourds comme des pierres. Il y régnait une odeur fanée un peu sucrée. Le vieil homme entra en chantonnant, déposa ses livres et demanda à Syrrha de ranger ceux qu'elle avait portés à côté des siens, sur la longue table centrale. « Tout ce savoir mort, hein ? » dit-il. Syrrha ne sut que répondre, voulut dénier, ou sourire comme si Alexandre avait glissé une plaisanterie, mais elle ne put que rester inerte, traversée par l'idée qu'il disait vrai. Elle devina qu'il acceptait ce deuil, n'y trouvait pas matière à tristesse et n'aurait pas conçu qu'un tiers puisse s'en affliger plus que lui. Alexandre Cot organisa les ouvrages sur la table, disposa stylographes, crayons, une pile de petits papiers découpés et plusieurs cahiers reliés, flétris par l'usage. « Je travaille sur des correspondances entre L’Iliade et L'Odyssée. Je prolonge l'idée de Fortassier reprise et complétée par Brunet, sur les constructions en miroir des deux ouvrages. J'ai trouvé des choses passionnantes. » Après un temps, il proposa à Syrrha de venir travailler ici. « Je suis silencieux, je ne vous dérangerai pas. Parfois, voir un autre travailler, ça aide. » Syrrah remercia et dit qu'elle y réfléchirait, se reprit pour dire qu'elle voulait bien essayer. Elle parcourut les rayons, glissa ses doigts sur le dos des reliures, retira un livre au hasard. « Combien de temps avez-vous mis pour les rassembler ? » Elle était de dos, vers un angle de la pièce et entendit le chariot manœuvrer. Alexandre se tournait dans sa direction pour lui répondre. Il fit un geste de sa main vieille qui hésitait « Une grande partie a été constituée par mes oncles qui avaient eux-mêmes hérité de la bibliothèque de leur père, un véritable érudit mon grand-père, un passionné, membre de l'Institut et de nombreux cercles scientifiques ou littéraires. Une histoire d'hommes comme vous le voyez, l'époque sûrement, on écartait les femmes, sans interdits cependant : c'était tacite. Mon père, lui, ne s'intéressait que médiocrement aux livres. Il les considérait d'abord comme un élément de décor. Il était architecte de formation mais il a poursuivi sa carrière comme décorateur pour le cinéma et le théâtre. Il s'est fait un nom et une fortune à Hollywood après la guerre. À la mort de son père, il est venu avec sa femme dans le pays, retrouver la fratrie et ses racines. Finalement, il a investi ce château qu'il a agrandi et décoré. À sa manière – son étrange manière. Et moi... » Il eut ce sourire d'elfe « Et moi qui aimais les livres et la lecture, j'ai organisé tout ça. J'ai complété, j'ai classé. J'ai continué d'acquérir des ouvrages. Oh, c'est assez empirique, mais enfin, l'ensemble n'est pas trop absurde. Les littératures étrangères sont presque toutes représentées, les disciplines scientifiques également, y compris les plus récentes, tant de choses. Mais enfin, ça ne vaut pas les capacités de l'internet, n'est-ce pas ? Tout ce savoir mort... » Syrrha fit mine de s'offusquer d'une déclaration qui lui semblait par trop artificielle, insincère. Vous aimez tout de même ces livres, ils vous passionnent, non ? Ils ont un intérêt, une substance ? Mais Alexandre soupirait, il ne voulait pas paraître exagérément blasé : « Oui, sans doute ». Syrrha devinait qu'il avait dépassé le stade de la vénération et concevait ses livres comme de vieux amis dont on rayera les noms, inévitablement, l'un après l'autre, dans l'agenda. « En fait, tout cela n'est pas essentiel, ou plutôt, s'il existe parmi les milliers de livres des milliers de bibliothèques à travers le monde, des ouvrages essentiels... Vous savez, l'empereur Qin, celui qui initia la construction de la grande muraille et qui a donné son nom au pays qu'il a réunifié, avait ordonné la destruction de tous les livres qui ne parlaient pas de médecine, d'agriculture ou de divination. C'était autour de 250 avant J.C., cependant, la Chine a poursuivi longtemps son chemin, n'est-ce pas ? Connaissez-vous le fatum librorum des anciens, le destin des livres ? Les Romains pensaient que malgré les désastres, les guerres et les destructions d'ouvrages systématiques ou accidentels, survivent les livres qui possèdent une vérité essentielle, disons les livres nécessaires. Ceux qui doivent être transmis sont ceux que le destin a épargnés. Cette idée me révulse, me hante. Mais elle me séduit. Elle donne du sens au fait que les œuvres de mon vieil Homère ont été sauvegardées. » Syrrha en l'écoutant, s'était déplacée devant les rayons et découvrit des romans récents, de l'année même. « Vos livres sont là, vous savez ? » s'amusa Alexandre, qui croyait avoir lu dans ses pensées, mais elle cherchait autre chose : « Il y a des livres de Joël Klevner ? » Elle se retourna, considéra le vieil homme, silencieux, qui la fixait sans expression. « Joël ne souhaite pas être publié. » Elle hocha la tête ; c'était une confirmation de ses hypothèses. « Vous avez lu son travail ? » dit-elle, avec une montée de salive acide qui empoisonnait les mots, elle sentit (avec colère, avec tristesse, déçue d'elle-même) la méchanceté sous la moindre syllabe, craignit qu'Alexandre ne la perçoive, mais il souriait toujours innocemment « Il n'aimerait pas que nous ayons cette conversation. » Il sourit encore, ç'avait été dit sans sévérité, avec de la tendresse. Joël est comme mon fils et je l'aime et je le respecte, il exige de moi une certaine réserve, je suis désolé, j'aimerais qu'il partage, j'aimerais qu'on le lise, je l'ai lu, mais il m'interdit d'en parler : voilà ce que Syrrha avait entendu dans la conclusion de monsieur Cot.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 9

     Ainsi, les rituels de la grande maison organisaient les jours, formaient les coupes et les coutures dans quoi les esprits se meuvent et s'isolent. Le prêt-à-porter des habitudes. Syrrha ne redoutait pas la routine et son emprise. Au contraire, sa jeunesse chaotique, son enfance sans guide, lui faisaient rechercher l'apaisement du cadre, le contrôle. Ses romans étaient empreints de cette quête. Les conflits qu'ils décrivaient se faisaient toujours contre une norme quelconque (norme qui pouvait être d'un complet dérèglement, n'étant que celle des autres), et cette norme l'emportait. Par la mort ou l'amour, les protagonistes et les conflits trouvaient une résolution et une certaine paix. Syrrha avait appris que les nourrissons d'autrefois, serrés dans leurs langes comme des paquets, dormaient mieux, pleuraient moins, étaient moins anxieux que les bébés modernes qu'on laissait libres de leurs mouvements. Le confinement des langes devait leur rappeler celui de la poche amniotique. Elle avait trouvé dans ce phénomène la justification physiologique des règles dont elle cherchait à s'entourer, et qui l'incitaient à se rapprocher des hommes et femmes autoritaires, d'un certain âge, ayant de l'expérience, des personnes susceptibles de donner des conseils, de l'assagir, de contenir ses envies – elle se méfiait de ses envies. Cependant, elle supportait mal les conseils donnés sans bonté. Il fallait qu'elle devine chez le mentor qu'elle s'était choisi, outre la profondeur d'une réflexion, le bien qu'il lui voulait. Alors, elle suivait sans regimber les avis qu'elle avait sollicités, malgré les contraintes que cela pouvait occasionner. Quelle conscience avait-elle de ces remuements intimes ? Ils affleuraient au niveau de sa perception – Syrrha se connaissait bien – mais il lui arrivait d'exagérer leur influence. Ainsi voyait-elle dans le désarroi qu'elle avait ressenti au spectacle de l'abbaye détruite, un effet de son besoin de contraintes et l'égarement qu'elle éprouve chaque fois qu'un cadre établi se désorganise. Elle savait aussi qu'un tel raisonnement était un peu court, et cette lucidité lui montrait avec dureté que son affolement et sa démotivation pouvaient bien ressortir en vérité de la simple paresse. Quand ils n'ont pas de cadre et qu'il en faut un, certains le fabriquent, une question d'énergie et de patience, de volonté. De discipline. Après le petit déjeuner Syrrha remontait dans sa chambre, s'installait au secrétaire en ronce de noyer, ouvrait carnets de notes et ordinateur, déployait ses feuillets volants infusés de lignes raturées, appariés en paperolles proustiennes, et se mettait au travail. Elle étalait près d'elle et sur le sol par manque de place, les plans esquissés de la maison, les croquis annotés dont elle espérait qu'ils seraient un palliatif aux plans de l'abbaye. Hier soir encore, en poussant plus loin dans le couloir de la salle de bain jaune, Syrrha avait découvert une pièce vide augmentée d'une alcôve, avec un plancher marqueté superbe qui les unifiait. Le plan de son étage, au delà de sa chambre, s'élevait en précision, dérangeait les limites des premières feuilles arrachées à son calepin, débordait sur des papiers plus grands, jointoyés au ruban adhésif. Il y avait de nombreuses retouches, des repentirs gommés, des contours repris à l'encre quand elle avait vérifié les dimensions des espaces relevés. Elle observa longuement le bout-à-bout dépareillé qu'elle avait maintenant déployé sur le lit. Le plan prenait forme. Les couloirs et les pièces projetaient leurs angles sur toute la longueur du lit, les traits multipliés rendaient lisible une logique, une description cohérente des espaces, des accès, des juxtapositions. Sur le patchwork de papier, le schéma faisait un T majuscule dont la base s'appuyait sur la cage du grand escalier qu'elle empruntait chaque matin.  Ensuite, à partir de sa chambre, l'une des premières distribuées par le couloir, la verticale du T, ce qu'on nomme le fût de la lettre en terme typographique, supportait les greffes de nombreuses pièces de taille modeste, sans doute aménagées dans des salles plus grandes. Le point de croisement de l'horizontale du T (la traverse en typographie) avec le fût de la lettre, s'arrondissait et s'élargissait en une sorte de rotonde absurde, sur-dimensionnée, qui donnait accès à trois couloirs dont un, muré, aurait constitué s'il avait été ouvert le prolongement de la verticale du T et aurait déterminé au final, Syrrha en était convaincue, le dessin d'une croix aux branches de même longueur. Elle avait exploré la partie gauche de la traverse, qui donnait sur plusieurs pièces, et la droite, qui filait vers un escalier de service en colimaçon qui s'enroulait raide pour desservir un palier, ouvrant, après un coude et une chicane, sur un couloir sans éclairage, à la perspective inestimable. Le plan s'achevait là pour cet étage. Étrangement, quelque chose dans l'organisation de l'ensemble, ou l'impression de strates d'un passé marqué par la tristesse (une tristesse qu'elle reliait à l'outrance des lieux, une démesure forcément mûrie dans une solitude mégalomaniaque), lui inspirait de la mélancolie. À tout hasard, elle entreprit d'écrire cette mélancolie. Après une heure et sans relire, elle sut que ce n'était pas bon. Comme l'escalier, si l'on veut bien autoriser cette image facile, cela ne menait nulle part.
        Un peu avant midi, Syrrha abandonna. Elle considéra le plan sur le lit, ses pages animées de droites aux graisses variables, ses hachures malhabiles, les encres superposées. Elle passa la main sur les accidents du papier puis, sur une inspiration brusque, s'allongea sans prendre la peine d'enlever le schéma, déplié sous elle. Au moindre mouvement, elle le froissait, le déchirait. Mais le saccage l'indifférait, peut-être se vengeait-elle ainsi de son impuissance. Cela faisait un bruit frêle dans son dos, un contact désagréable. Elle se souleva, fut tentée de saisir un livre dans la petite bibliothèque puis se ravisa en constatant qu'il allait être l'heure de manger. Elle se prépara et sortit de la chambre. La lecture, se disait-elle en abordant l'escalier, est aussi une méthode efficace pour retrouver le chemin de l'écrit. Se placer dans un contexte, être entouré de littérature, d'auteurs intéressants comme des amis bienveillants qui encouragent. Cet après-midi elle irait s'installer dehors, sous un arbre, sur un de ces bancs qu'elle avait repérés dans le parc, pour lire.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces -8


    Est-ce la mélancolie de ces lieux ou le temps d'adaptation qui m'est nécessaire chaque fois que j'emménage quelque part ? La matinée s'est passée sans que je produise rien d'utile. Ce n'est pas grave, c'est normal, mais il faut que je me surveille. Je pense à mes amis écrivains qui conseillent de ne pas lutter, de prendre l'air, marcher dehors un moment par exemple, pour mieux revenir à la table de travail. Chez moi, ce genre de fuite ou d'attente ne fonctionne qu'à moitié. J'arrache l'écrit. Je sais qu'en insistant, parfois, quelque chose cède, accepte, se rend, et la phrase vient, le récit vient. En fait, les deux méthodes sont bonnes, mais il faut les alterner. Il en existe une troisième, que je pratique de temps en temps : écrire de vagues litanies autour du thème ou de l'idée que j'ai en tête, sur un mode automatique, sans contrôle, laisser la prose enfler, déborder, s'épaissir à son gré, jusqu'à ce que, soudain, un déclenchement se produise et rende le son que j'attendais. Ou bien encore (décidément, quel arsenal !), s'il s'agit d'un roman, mettre en scène mes personnages, leur laisser la main, assister à ce qu'ils vont décider. Je les regarde, j'écris, les choses se mettent en place, leurs dialogues se déroulent sans mon concours, la scène est bouclée sans effort. Ce sont de beaux moments. En tout cas, il faut absolument que j'écrive, les conseils de lâcher-prise ou autres abandons taoïstes sont bons pour qui ne doit pas boucler au moins le début de quoi que ce soit à une échéance déterminée. Et le temps passe, bientôt la première quinzaine écoulée. Tout ne va pas mal, je sais que je vais y arriver. Alterner les séquences. Me mettre à l'ouvrage au quotidien, avec discipline, on ne sait jamais. Et parfois, sortir, poursuivre l'exploration méthodique de l'immense maison, aller dans le parc, discuter avec les gardiens. Découvrir les végétaux inconnus que Lucien sème, greffe et plante dans son potager, l'entendre s'inquiéter des nouvelles, de la propagation de l'incendie. Croiser le fauteuil véloce de monsieur Cot. Éviter Joël Klevner. Joël Klevner écrit la nuit et passe la journée à errer dans la maison, ne dort presque pas ou très peu, s'en vante (enfin est-ce qu'il s'en vante, pas vraiment, pas franchement, pas devant moi, mais je sens qu'il a cette vanité de l'écrivain nocturne, enfiévré, habité, il a suffi que j'entende Alexandre dire à Arbane que Joël avait encore écrit toute la nuit, pour que, pour que, Ah !). Je le trouve sur mon chemin parfois. Il me toise, je crois. Sourire narquois. C'est détestable. Ma colère est augmentée par ma faiblesse sous son regard. Je ne m'explique pas ma pusillanimité. Surtout face à un type qui n'a probablement jamais rien publié, peut-être jamais rien écrit de valable, qui fantasme une œuvre tellement en avance sur son temps qu'elle en est impubliable. C'est grotesque. Pas le premier du genre que je croise (on en rencontre à chaque salon), mais le premier à tenir le rôle au quotidien depuis. Depuis ? Dix ans, m'a confié Madame Cruchen l'autre jour. « Dix ans, ici ? » Arbane Cruchen, je m'en suis rendue compte, a regretté sa confidence mais elle était lancée, elle a poursuivi. Il y a dix ans, oui, le jeune Klevner est venu frapper à la porte du manoir, et demandé asile à Monsieur Cot. Joël Klevner avait dix-huit ans, c'était le jour de sa majorité. Monsieur Cot le connaissait bien. Joël a été nourri au lait de la littérature amassée par Alexandre Cot, il passait des heures, chaque jour, dans la bibliothèque. Dix ans ? Mais il fait quoi ? Je veux dire, il travaille ? il vit de quoi ? Madame Cruchen a souri, mais sans méchanceté, a lâché sur le ton de l'évidence : « Il vit aux crochets de monsieur Cot, qui est persuadé de son génie. » C'est bien commode, me suis-je dit, j'aimerais bien avoir un mécène comme ça, moi. Vraiment, je déteste ce type. Elle a ajouté : « Joël ne sort jamais. Il n'a plus franchi les grilles du parc depuis son arrivée ». Il s'est produit une suspension dans notre échange, j'avais une question à formuler, Madame Cruchen l'a devinée sans que je prononce le premier mot. Encore combien de temps ? Jusqu'à la mort de son protecteur ? Et après ? Klevner restera-t-il ici jusqu'à la ruine du manoir, comme un spectre ? J'ai vu qu'elle avait la réponse, que la réponse la renvoyait à une vérité angoissante. Nous ne nous sommes rien dit. Pas de question méchante, pas de réponse anxieuse. C'est bien ainsi.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 7

     

    À Joël Klevner, qui lui demandait ce qu'elle comptait écrire pendant son séjour, Syrrha ne put rien répondre d'intelligible. Elle avait bafouillé. Alors qu'elle se croit, qu'elle se sait, par l'expérience d'années de maîtrise de soi, forte et solide, la sensation d'être jugée, de voir toute sa volonté devenir sable et s'éparpiller au sol est révoltante. Trahison intolérable du corps, démission. Un regard de ce garçon plus jeune qu'elle d'au moins dix ans, de taille médiocre, cheveu plat et visage quelconque, sans séduction, sans charisme, enfin l'allure d'un étudiant sans le sou, d'un livreur de pizza, d'un menuisier venu changer une latte de parquet, juste un regard de ce rustre et elle s'était retrouvée petite fille face à sa mère. Elle avait été soudain convaincue de sa propre imposture. Dans le secret de son cœur, elle enrageait. Mais voilà : « Vous comptez écrire quoi, ici ? », elle avait bégayé, dit que, que et bien, que, c'était compliqué, en fait, un autre lieu pour lequel, grâce auquel, enfin il fallait tout revoir et lui, le salaud, le prince, le seigneur, le plombier le manar sans vergogne avait souri, si peu mais souri, sans mépris, sans rien, politesse indifférente, Vous me direz quand vous saurez, c'était tombé comme une pierre d'une corniche. Et elle en avait été comme ça, plantée, le bout des bras collé au sol ; quand vous saurez ? Vous me direz ? Mais pour qui il se prenait, ce type ? Elle avait tenté un riotement, une réaction amusée et dédaigneuse, qui lui fit plus de mal encore quand elle en considéra le peu d'effet sur son interlocuteur. Il savait l'avoir blessée et s'en fichait, ni joie, ni remords (tu écris ? tu as cette prétention ? tant pis pour toi). Là-dessus, madame Cruchen avait enchaîné sur une formule de bienvenue et toute la population du manoir s'était retrouvée à l'intérieur pour compléter les présentations. Klevner s'était éclipsé avant que madame Cruchen n'ait révélé à Syrrha que le jeune homme était écrivain, lui aussi. Cette affreuse sensation d'être humiliée ne l'avait pas quittée pendant le trajet laborieux dans le dédale de Malvoisie, couloirs, escaliers, couloirs, vestibules, salons, chambres abandonnées, escaliers, couloirs et partout des étagères combles de livres, sur le sol des piles de bouquins, sur les meubles des livres stockés, marqués, cornés, d'autres dans des cartons étiquetés. Enfin après plusieurs étages et d'ultimes indications pour que Syrrha retrouve son chemin au retour, madame Cruchen avait poussé une porte devant elle sur une phrase écourtée par l'asphyxie de l'ascension : « Votre chambre. »
        La chambre de Syrrha était grande, haute comme toutes les pièces ici, déraisonnablement, pavée de tomettes érodées, meublée armoire et lit, plafonnée de poutres épaisses, murée de tentures ; encore un décor de film, elle cherchait quel film, un film épique des années 1960, peut-être Le Cid ou Les Chevaliers de la table ronde, elle remuait ses souvenirs de cinéphile, en tout cas on sentait une volonté de créer une atmosphère. C'était plutôt réussi d'ailleurs, on pouvait y croire, et puis les odeurs de cire et d'humidité, mêlées à un spectre de poussière, ajoutaient du crédit à l'ensemble. Les appliques électriques ringardes et leurs ampoules en forme de flammes de bougies, une armoire dix-neuvième, un secrétaire et un fauteuil Restauration sûrement apportés sur le tard comme une concession au confort, contrariaient le souci d'authenticité du décorateur initial.
        La fenêtre donnait sur le parc et sur des lointains grisâtres. Syrrha posa son ordinateur et ses calepins de notes sur le secrétaire, un beau meuble plaqué ronce de noyer, avec un abattant. C'était exigu, elle avait coutume de s'étaler. Enfin, elle se débrouillerait. Elle chercha sans succès une connexion internet, ce qui la déprima momentanément avant de trouver des raisons de s'en réjouir. Il y avait une petite bibliothèque aussi, placée vers la porte de la salle de bains, contre le seul mur libre. Quelques livres de la nrf, des éditions anciennes, sur ce joli papier ivoire. Une vingtaine d'ouvrages. La Ville d'Ernst Von Salomon, les lettres de Van Gogh à son frère (elle avait lu), des livres de Tanizaki (tous lus), Rouge Brésil de Rufin qu'elle connaissait mais pas Les Causes perdues du même, Hier soir à Varsovie de Rudnicki, Le Pigeon irlandais de Francis Stuart, Le Jour de la Comtesse de David Sahar, auteurs dont elle n'avait jamais entendu parler. Elle ouvrit le livre de Stuart pour constater que les feuillets n'avaient pas été coupés et ressentit à cette vision une incompréhensible tristesse.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 6

    Dans la journée qui a suivi notre visite à Terret, Katrine avait trouvé une solution. Elle m'a présentée au petit peuple qui hante l'incroyable maison où l'on a pu m'héberger. Malvoisie. Un manoir, un château, en tout cas une énorme bâtisse hybride (médiévale, baroque, plus tous les styles intermédiaires) de cinq ou six étages avec enceinte crénelée et coiffe d'ardoise. Depuis que je suis là, je découvre des pièces chaque jour. Il m'arrive de me perdre. Vu de l'extérieur, l'ensemble est un délire avec tourelles d'opérette, lions modelés en ciment campés sur le perron, grande porte à double battant en chêne et ferrures larges comme la main. À l'intérieur les murs sont tapissés de livres, et l'architecture reproduit le délire du dehors, escalier monumental et hall de marbre avec copies de statues antiques. C'est le Xanadu de Citizen Kane, le palais de Howard Hugues, la villa Hadriana, le Neunschwanstein de Louis II, enfin une fantaisie de parvenu d'un mauvais goût tellement extravagant qu'il s'en dégage une esthétique, un gothique de cinéma outrageusement mis en scène, qui m'a fait éclater de rire à la première vision. Quand nous sommes arrivées au terme d'un long trajet, comme accouchées d'une forêt tout en broussailles (non, d'abord parler de la grille : démesurée ; avec des volutes forgées qui dessinent des grotesques, le vantail droit dégondé, basculé vers l'arrière comme enfoncé par un bélier du temps des assauts en cotte de maille, les deux vantaux totalisant la surface d'un appartement, l'appartement que j'habitais à Richeterre par exemple et ce n'était pas petit), quand nous sommes arrivées au bout de l'allée, que la forêt a lâché prise, un grand mur de grisaille et de lierre s'est avancé vers nous, ça occupait tout l'écran du pare-brise, Katrine m'a fait « Hein ? » avec la fierté de qui accomplit le rêve de l'autre. J'en étais bouche bée, je me suis tournée vers elle avec une mine incrédule et sûrement une forme de gourmandise, tandis que la façade nous happait dans son ombre. À cet instant, oui, comme Katrine quand elle a trouvé ce lieu, j'ai cru que tout serait facile désormais. Un endroit pareil, une telle outrance, assez d'exotisme pour faire le deuil de l'abbaye, de quoi me nourrir. Oui mais voilà, pas si simple. Pas si simple. Je m'étais documentée sur l'abbaye de Terret, j'avais étudié son histoire, sa fondation, la vie de ses concepteurs, ses plans, des photos, des estampes, des tableaux la représentant, j'avais conçu déplacements et personnages (des carnets entiers remplis de biographèmes à leur sujet) à partir d'elle et de la campagne autour. Sans jamais m'y rendre d'ailleurs. Cela faisait partie du défi. Tout concevoir sur le papier avant de confronter mon imaginaire avec la réalité du lieu. Mais voilà : plus d'abbaye, plus de lieu, plus de récit. Les personnages de mon roman vont rester entre leurs parois de papier.
        Malvoisie est habitée, hantée ai-je envie de dire, par une communauté permanente. Il y a Alexandre Cot, héritier de cet énorme machin, un vieillard silencieux dans son fauteuil roulant haute-technologie qu'il conduit à toute vitesse dans les couloirs interminables. À bord de ce véhicule bourré de gadgets et monté sur de grosses roues larges, il cabote parmi les statues et les guéridons en chantant, navigue dans le labyrinthe du rez-de-chaussée (les escaliers qui mènent aux autres étages ne sont pas équipés). Heureuse nature ? Pas vraiment, ce sont des chants sinistres, et il s'enferme souvent dans sa bibliothèque. Il y a plusieurs bibliothèques dans la maison, mais la bibliothèque où il passe des heures à travailler est la plus grande ; le centre du château il me semble (le point de gravité, le nombril ?). J'en reparlerai. Des infirmières viennent à tour de rôle trois fois par jour s'occuper de lui, le matin avant le petit déjeuner, en début d'après-midi et enfin le soir après le repas, pour le mettre au lit (je crois que monsieur Cot porte des couches). Plusieurs femmes donc, mais une infirmière plus souvent que les autres, on voit qu'elle a ses habitudes, elle claironne son arrivée, se déplace vite, file sans hésiter dans la bonne direction, les autres demandent leur chemin, on les retrouve dans un cul-de-sac, devant une porte condamnée ou fausse (il y  a des fausses portes à certains endroits, des moulures et panneaux, plaqués contre le mur, avec un loquet, une serrure, mais tout cela est collé à la cloison). Je n'ai croisé qu'une fois cette infirmière, un soir. Une trentenaire quelconque, petite blonde souriante à la voix douce, cheveux coupés au carré, habillée modestement. Il y a Madame Cruchen, Arbane Cruchen, quinquagénaire encore belle ma foi. Chignon argent, vêtue avec goût, sobre sans tristesse, jupes droites assorties à ses tailleurs clairs, des couleurs de brumes et de lacs, d'herbe sous le givre, peu de bijoux. Discrète, très racée, gestes de ballerine ou de geisha, enfin mouvements étudiés, mesurés, délicats, j'adore la regarder tourner une page ou soulever et plier une serviette. Régler une horloge. L'horloge Empire dans le vestibule qui relie le salon à la grande salle à manger, surtout. Madame Cruchen passe, glisse, ne s'arrête pas ou à peine, imperceptiblement, le temps d'un soupir, fait basculer la loupe de verre qui protège le cadran tandis que son poignet rapidement tourné lui dit l'heure de sa montre, elle pousse une aiguille du bout d'un ongle, replace la loupe et glisse plus loin, oui glisse. Cela ne prend pas plus de deux secondes. Une fugace chorégraphie. J'aimerais me cacher pour épier ce rituel. Je ne suis pas certaine du rôle tenu par madame Cruchen à Malvoisie, elle ne semble pas avoir de parenté avec le propriétaire, n'est pas non plus son employée ou une simple locataire ; il y a une complicité ancienne entre eux, c'est manifeste. Je l'ai vue ricaner à une phrase un peu confuse de monsieur Alexandre. Une familiarité surprenante. Le pauvre a rougi. Je l'ai trouvée cruelle alors, mais elle a incliné son visage, a souri gentiment au vieillard qui s'est immédiatement rasséréné, et toute tension s'est évanouie. Elle a une aura évidente, beaucoup de charme, a dû faire des ravages naguère. Elle organise le quotidien, gère les petits problèmes (et les plus conséquents, j'imagine), distribue le travail au couple de gardiens qui vit dans une dépendance, comme autrefois. Les gardiens, plus très jeunes mais robustes, durs à la peine. Je ne connais pas leurs noms ; madame Cruchen donne du « Lucien » et du « Mina » avant de préciser la tâche qui attend la personne désignée. Mina est une métisse qui mêle les traits caucasiens et asiates, toute petite et silencieuse, concentrée. Lucien est un grand costaud bavard aux mains épaisses et aux longs favoris blancs. Si je parais autour de la maison et qu'il me voit, il suspend immédiatement son ouvrage pour m'expliquer en quoi il consiste et me faire partager son expérience en matière de fumures ou de greffes. Il a vite saisi mon oisiveté chronique et tient là une auditrice dévouée, qui prend le temps. Et puis. Et puis il y a Joël Klevner.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 5

    Prière de refermer la porte. Syrrha pousse l'inscription et découvre une nouvelle pièce. Une salle de bains étroite et haute, sonore. La troisième. Et comme les deux précédentes, celle-ci n'a pas été utilisée depuis des années. Il y traîne une odeur fade, entre salpêtre et poussière. Tout est recouvert d'une écume charbonneuse. Sous les écailles d'une vieille peinture jaune percent les vestiges d'un violet rompu où elle reconnaît une tentative d'imitation du porphyre. Les pellicules de l'enduit sont tombées dans la baignoire. Syrrha veut tirer le rideau de douche mais le plastique ancien casse au niveau des attaches. Hors de portée, une lucarne graisseuse donne un peu de jour. Un système aurait permis de l'ouvrir mais le câble est rompu à l'amorce de la mécanique. Elle sort de la pièce et referme, saisit le crayon qu'elle garde sur l'oreille et fait une petite croix sur la porte pour se souvenir qu'elle l'a déjà explorée. Sur son carnet, elle trace une croix similaire en bordure du rectangle qui figure le couloir où elle se trouve. Elle note Salle de bain jaune. Ensuite, elle renonce à aller plus loin et rebrousse chemin.
        Elle retrouve le grand escalier qui distribue les étages sur toute la hauteur de ce côté de la bâtisse. Passe sur chacun des quatre paliers devant une verrière à décor religieux en camaïeu verdâtre. Au pied de l'escalier dont la largeur est ici doublée par la confluence de la volée jumelle qui dessert une autre aile, elle s'engage au fond du vaste hall, dans le couloir qui s'ouvre sur sa gauche, et le fait résonner sur toute sa longueur avant de pénétrer dans un vestibule, où s'empoussièrent de grandes cages à oiseaux désertées. Là, elle pousse la porte du salon encombré de chinoiseries, paravents défleuris et vases aux ventres de bronze, qu'elle traverse pour atteindre la salle à manger, de l'autre côté d'un nouveau petit vestibule. La salle à manger est sans doute la plus grande pièce de Malvoisie. C'est un vaste rectangle qu'une énorme cheminée ouvre sur la moitié d'un pan. La hauteur extravagante des murs est rompue par une cimaise élevée à niveau de bassin, imitant le marbre, le reste est couvert d'un semis de fleurs pâlies, estompées au point de se fondre dans la couleur bleu délavé de l'enduit. Des blasons peints a fresco ornent les parties dégagées, entre des tapisseries fanées. Le plafond à la française, caissons ouvragés et poutres décorées de chevrons et de rinceaux alambiqués, en rajoute sur le pittoresque. On croirait un décor. C'est d'ailleurs en partie le cas, apprendra-t-elle.
        Syrrha est attendue. C'est l'heure du petit-déjeuner. Autour d'une table ronde, désolidarisée de l'interminable table du déjeuner qui longe la cheminée, ses hôtes sont là. Syrrha prend place face à madame Cruchen, comme chaque matin depuis qu'elle est ici. On prend vite des habitudes. À sa droite, monsieur Alexandre. Il appuie son bonjour d'un petit mouvement de tête, une révérence en réduction, puis, ratatiné souriant minuscule au fond de son énorme fauteuil roulant, il tend une grande serviette sur sa poitrine et se penche sur son bol. Syrrha remarque que la place de Joël est restée vide et que son couvert n'est pas dressé. « Monsieur Klevner ne descend pas aujourd'hui. Il travaille » dit madame Cruchen tandis que le vieillard aspire sa première goulée de thé. « Et vous, chère amie, que projetez-vous de faire aujourd'hui ? » J'aimerais travailler aussi, murmure Syrrah, elle murmure car aussitôt les mots jetés comme ça lui semblent sacrilèges, elle sait qu'elle ne pourra pas. Elle n'y arrive pas. Une semaine et demie ici, et pas une ligne, des journées stériles. Elle n'ajoute rien, se sent de mauvaise humeur, ça ne va pas, tout ce qu'elle avait conçu en relation avec l'abbaye ne fonctionne plus. Elle en avait eu l'intuition immédiate, mais surtout, malgré le décor invraisemblable de ce château qui devrait l'inspirer, elle se voit incapable de s'adapter à cette nouvelle donne et cela la rend furieuse. Qu'un autre écrivain, ici, à un autre étage mais pas si loin, puisse se plonger sans le moindre effort dans l'écriture, lui fait ressentir une pique de jalousie. C'est stupide et mesquin, elle se trouve laide d'être livrée à ce sentiment dégradant.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 4

    C'est de force qu'ils sont entrés, ont débordé le peu de résistance que le personnel pouvait leur opposer. Combien étaient-ils ? Quels moyens avaient-ils ? Comment un groupe armé de sa seule colère peut-il causer de tels dégâts ? Je n'en reviens pas. Depuis la route, de loin, les effets de l'attaque sont spectaculaires. La célèbre silhouette de Terret est mutilée de la moitié de sa hauteur. Son toit de tuiles vernissées a disparu, les modillons blancs du sommet et la charpente millénaire qui les dressaient au dessus des champs, ont été précipités dans l'incendie. La grande bâtisse a des allures de dent cariée, parois d'ivoire, cœur noir et fétide. Je n'ai pas de mots devant ce désastre. Qu'un serrement de gorge, inaudible à Katrine qui a accepté de me conduire à l'abbaye saccagée. Le monument est entouré de barrières dérisoires mais des vigiles éloignent les curieux, et dans les prés autour des décombres, des hommes en tenue s'affairent, récoltent des débris dans l'herbe ou les broussailles. « On a trouvé le corps d'un des leurs, dans la nuit. Sont tellement excités qu'ils finissent par s’entre-tuer, ces malades », commente Katrine. Elle est toujours élégante, a enfilé de petites bottes de caoutchouc en descendant de voiture. Un homme approche. C'est un type quelconque, long d'ossature et brun, plutôt beau dans sa fatigue. J'ai un faible pour les hommes abandonnés à leur fatigue. Je leur trouve une majesté lasse, une noble désinvolture qui me séduit. Il vient saluer Katrine, qui nous présente. Sef est un enquêteur dépêché par la Mairie pour évaluer les dégâts. Il connaît bien le site, y a conduit des travaux, naguère, « C'est un crève-cœur. Il y avait des fresques, du mobilier sacré, le toit était classé. Ils ont tout démoli. » Son visage est défait, il est sincèrement affecté et évite de nous regarder, revient sans cesse vers les ruines, convaincu au fond que tout cela n’est qu'une illusion née de peurs anciennes mais que tout est là en vérité, sous-jacent, indemne. « Nous n'avons pas assez protégé cet endroit. Il n'y avait eu aucune menace. La police patrouillait de temps en temps. Un artiste invité est mort, vous savez ? » La question s'adresse à moi. Il a plongé son regard dans le mien brusquement, en prononçant vous savez ? Je sais : Katrine m'a parlé de la victime. Un plasticien, un artiste non-européen. Jeune inconnu prometteur, comme sont censés l'être tous les résidents de Terret. D'autres sont à l'hôpital. Le reste – il y avait une demi-douzaine d'invités – est reparti. La violence des agresseurs a démoralisé tout le monde. « Sans l'incendie, vous arriviez à l'abbaye en pleine bataille. » Katrine tente de délivrer son angoisse ; s'ils ont attaqué l'abbaye, pourquoi pas la Mairie ou un quartier de Malbec ? Nos visages se ferment et Sef incline le menton sur sa poitrine. Nous partageons un bref moment de crainte et de recueillement. Je crois que Sef a murmuré une prière.