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Ecrire - Page 11

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 39

     

          Vivre comme ça, non merci. Quelle horreur ! La grand-mère Cruchen, c'est la femme de Rochester dans Jane Eyre, enfermée folle dans une tour. C'est angoissant. Tous ces gens qui ne peuvent échapper au domaine. C'est stimulant, aussi. Oui, c'est terrible mais je dois dire que c’est stimulant, ces présences fantomatiques tout près d'ici. Je connais encore mal la configuration des lieux mais si je reprenais mes explorations, je suis bien certaine que les tracés de mon plan atteindraient les limites des appartements des Cruchen (ou Cot, ou Malvoisie, tout se mélange). En recoupant la source des voix de l'autre fois, perçues à travers la cloison, ce que j'ai pu saisir de l'appartement d'Arbane, contigu avec celui de sa mère, je suppose qu'une seule porte les sépare, je dois pouvoir définir la surface que leur appartement occupe. La vie des deux prisonnières (tiens, je revois les affreuses images de la sœur et de la mère de Ben Hur dans leur minuscule cachot, le choc de mon enfance ! Quel mal on fait aux femmes, toujours sur elles que l'on s'acharne, qu'est-ce qu'ils veulent nous faire payer, tous ?) Je n'ose pas parler de tout cela à Alexandre, même si je suis persuadée qu'il ne m'en voudrait pas, qu'il verrait dans ma curiosité une déformation professionnelle d'écrivain à l'affût de destins singuliers. Par contre, je n'ai pas hésité à cuisiner Joël à son propre sujet. Donc, il serait condamné à mort s'il quittait les lieux ? Je rigolais franchement, je lui ai même donné un coup de coude, geste détestable, parce que je n'avais pas prêté le moindre crédit aux propos de Lucien, mais le regard que m'a lancé Joël m'a fait ravaler mon rire. Je me suis réfugié ici, il m'a dit, réfugié ! Sa mâchoire était tombée et ses yeux s'arrondissaient : « On me menaçait, Alexandre m'a recueilli. Il me connaissait bien, je venais souvent dans sa bibliothèque pour lire. On me menaçait, ici je suis en sécurité. Dehors, ils veulent ma peau. Et je te trouve bien inconséquente de sortir comme ça. Tu mets la vie de tout le monde en danger. » J'ai soudain réalisé combien il était encore un enfant, entré à dix-huit ans ici, seulement nourri de lectures, confiné entre ces murs, vierge certainement (ou seulement instruit de l'amour via les partouzes sado-maso d'Alexandre, ce qui n'est pas le meilleur moyen de s'en faire une idée.) Rien à voir avec le petit prétentieux dans sa tour d'ivoire, tel que je l'avais décrit à mon arrivée. J'ai pensé à Gaspard Haüser, aux ennemis réels ou imaginaires qu'il avait. J'ai demandé qui, On ? Je ne suis pas fou, il m'a dit. « Peut-être qu'ils m'ont oublié mais je ne veux pas prendre le risque. » Le risque ? Je lui ai alors raconté ma sortie dans le village le plus proche, mes achats, je lui ai promis un livre que j'avais acheté pour lui dans une bouquinerie. Tout s'était bien passé, aucun danger en vue. Je n'ai pas évoqué ma frustration dans ces rues désolées, les rares silhouettes paresseuses qui traversaient les rues, les volets qui se fermaient à mon passage, des chiens errants, vaguement inquiétants. Le silence inerte autour de moi.
        Lucien m'avait déposée sur la place où gisait une fontaine éteinte, il allait chercher des graines pas loin, m'a dit de faire attention. On s'est donné rendez-vous au même endroit, une heure plus tard. J'ai flâné sans but, un peu déstabilisée de reprendre contact avec l'extérieur, comme sont ivres les prisonniers quand ils sortent d'une longue captivité. Peu de gens donc, tous âgés, pas de cris d'enfants, pas de circulation. L'air était brûlant, tout le monde était calfeutré. J'aurais dû demander à Lucien qu'on pousse jusqu'à Malbec. Ici, c'était vraiment mort. J'ai trouvé un étal de vieux bouquins sur la rue, avec un bonhomme en costume défraîchi qui fumait au soleil, il vendait aussi des jouets d'occasion, un peu de matériel informatique réformé. À l'intérieur, c'était sombre et ça sentait le salpêtre. J'ai jeté un œil tout de même. C'était un entassement d'objets de mauvaise qualité, la plupart déglingués et sales. Je voulais absolument acheter quelque chose, je suis retournée dehors pour choisir un livre. Parmi tout un fatras de littérature bas de gamme, il y avait une édition de la Librairie orientale et américaine Maisonneuve, à Paris : Les notes de chevet de Sei Shonagon', dame d'honneur au palais de Kyoto, traduites par André Beaujard d'après le texte fameux d'une dame du Japon ancien, rédigé au Xe siècle de l'ère chrétienne. Une édition de 1934, aux reliure et papier modestes. La seule rareté du lot, le reste n'avait aucun intérêt. Persuadée qu'Alexandre le possédait déjà, je l'ai achetée pour Joël et sinon, me disais-je, ce sera pour moi. Je suis entrée dans le premier café que j'ai trouvé. Le patron ne s'est pas tourné vers moi. Avec son unique client, accoudé au comptoir et pas plus intéressé que lui par mon arrivée, il regardait les images des derniers pillages. La chaîne les passait sans commentaire sur un fond de musique classique ronflante. Une grande symphonie romantique à la façon de Glazounov. Les coups de timbales étaient synchronisés sur un montage de bâtiments en feu et d'hélicoptères qui explosent et les violons surgissaient quand un milicien agonisait sur le trottoir. Fascinés par l'écran, les deux hommes ne me prêtaient toujours aucune attention ; l'un d'eux grommelait, insultait les protagonistes, disait, répétait : « Z'ont qu'à venir là, tu vas voir... » l'autre répondait systématiquement : « Ouais... » J'ai renoncé à commander et suis sortie en direction de la place. Là, j'ai attendu le retour de Lucien, sagement assise sur la margelle de la fontaine silencieuse en feuilletant le livre, sans projet plus abouti que de faire coïncider le texte avec le moment que je vis. Une page ouverte au hasard, au milieu du livre. Un passage où Dame Shonagon' reçoit un billet de l'Impératrice qui exige de savoir si elle doit l'aimer, sans doute parce que dame Shonagon' lui avait dit un jour qu'elle préférait être haïe plutôt qu'être aimée en seconde place. Et, comme l'Impératrice lui donne papier et pinceau pour la mettre à l'épreuve en quelque sorte, la dame écrit ce poème symbolique : « Parmi les sièges de lotus des neuf degrés [qui sont au Paradis] même le dernier [me suffirait] ». À la lecture d'un texte aussi désabusé, l'Impératrice lui reproche de s'être trop vite découragée et lui conseille de continuer à penser qu'elle devrait être la première. Dame Sei est ravie, car elle sait désormais combien l'Impératrice l'aime. Quand le pick-up s'est profilé au bout de la place, je dois admettre que j'étais soulagée. Je n'ai pas raconté tout cela à Joël, j'ai seulement dit une vérité : aucun danger dehors, tout est calme.
        Joël m'a pris la main, une posture mélodramatique qui me met mal à l'aise. Il a répété : « Bien sûr, tu pourrais avoir cette impression, mais je ne suis pas fou. » J'ai retiré ma main un peu brusquement. Il a compris que son geste était déplacé. Je me suis sentie coupable, je lui ai souri comme j'aurais souri à Gaspard Haüser, m'étonnant au fond de cette inversion des rapports. Lui qui m'intimidait, je le voyais maintenant dépendant de moi, suppliant que je le rassure. Alors, visage livide, mine désemparée, il m'a dit : « Tu pars quand ? » et j'ai ressenti un frisson. La convention avec la ville de Malbec prenait fin bientôt. J'ai dû faire un rapide calcul (ce qui signifiait que j'écrivais depuis des semaines sans plus me préoccuper de l'écoulement du temps, et cette découverte me fit prendre conscience que j'étais peut-être bien ici, que Malvoisie était idéale pour moi). Je crois que j'étais aussi triste que lui quand j'ai prononcé à voix sourde : « Dans une semaine. »

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 38

     

        Sortir aurait pu demeurer la grande obsession de Syrrha. L'espoir qu'elle avait mis dans la possibilité de s'extraire du monde clos de Malvoisie avait été si étrangement intense, tellement irrépressible qu'elle avait pu la comparer à la goulée d'air vitale du plongeur. Pourtant, le lendemain, quand Lucien lui proposa de venir avec elle (Madame Cruchen lui avait transmis le souhait de la jeune femme), Syrrha accepta sans véritable élan, surprise elle-même de ne plus être si pressée. Elle demanda à Joël s'il avait besoin de quelque chose, il bafouilla, résuma son incapacité à émettre le moindre souhait par une moue incrédule, la question n'avait guère de sens pour lui. Tout son univers était contenu ici et que vouloir de plus que l'univers ? Elle fut dans la voiture, un pick-up grondant qui servait manifestement à toutes sortes de travaux et de transports, assise à côté d'un fusil dans son étui, objet tout naturel dont Lucien ne prit pas la peine d'expliquer la présence, et vit devant eux l'énorme grille s'ouvrir. C'était simple. Il lui revint la lente progression de l'angoisse, née la veille ici-même, devant le portail fermé, sensation plus forte à chaque minute, au point que l'écriture n'était qu'à peine parvenue à la distraire, sensation qui l'avait submergée jusqu'à ce que la perspective de sortir avec Lucien l'apaise. Elle fit le parallèle avec ce moment de son adolescence où la famille d'une amie voulait à tout prix la retenir chez eux, la garder encore, un moment de plus, et encore avec l'appartement crasseux d'Arbane, dont elle partit en fuyant, dès la porte franchie. Là, aucune difficulté, la grille s'ouvrait grand. Lucien ajoutait d'ailleurs que, si elle n'avait pas peur de marcher, Syrrha pouvait profiter des passages quotidiens de l'infirmière, sortir avec elle après sa visite du matin puis rentrer par ses propres moyens. Il lui déconseillait par contre de s'aventurer le soir seule hors de la propriété. Les mêmes qui avaient détruit l'abbaye erraient encore dans la campagne. Lui ne se rendait à l'extérieur qu'une fois par semaine, rarement deux. Tous les autres restaient à Malvoisie. « Est-ce que monsieur Cot, Joël ou madame Cruchen sortent de temps en temps ? » Lucien s'était arrêté pour vérifier que la grille se refermait bien derrière eux. Rassuré, il reprit la route « Non. Chacun a ses raisons. Monsieur Cot ne se sent bien qu'entouré de ses livres. Monsieur Klevner est persuadé qu'il lui est interdit de sortir... » Comment ça, interdit ? Lucien porta son doigt au front et le frappa ainsi plusieurs fois « Il est un peu... spécial, si vous me permettez. En tout cas, il dit qu'il n'a pas le droit de partir sous peine de mort. » Syrrha préféra ne pas s'attarder sur cette information absurde. Et Arbane ? « Ah, madame Cruchen, c'est différent. »
        Lucien quitta la route du regard et observa Syrrha quelques secondes, comme pour vérifier qu'elle était digne de confiance. « Je crois qu'elle s'est condamnée elle-même. Une façon de partager le sort de ses aïeules. » Il dévisagea à nouveau la passagère. Syrrha le fixait, extraordinairement concentrée. Il haussa les épaules, après tout, il n'y a aucun secret, l'histoire est connue. « Quand René Cot, le père d'Alexandre, a acheté Malvoisie, l'agence lui a expliqué qu'il y vivait encore une femme avec sa fille, sa fille qui devait avoir une trentaine d'années alors. On n'avait pas osé les déloger, et puis elles entretenaient le château un minimum, veillaient au grain avec une faible rémunération. C'étaient les domestiques des anciens propriétaires et il fallait décider de les garder ou non. René Cot a accepté. Elles étaient discrètes, serviables, connaissaient les lieux par cœur, et puis la plus vieille était trop âgée pour être mise à la porte comme ça. Il y a assez de place ici pour héberger, et oublier, qui on veut. Tout allait bien. Et puis, et bien, le père Cot n'a pas été insensible aux charmes de la fille, la jeune domestique, des histoires qui existent. » Syrrha entrevoyait une possibilité : Ils ont eu un enfant ? Arbane ? Arbane est la demi-sœur d'Alexandre, c'est ça ? Lucien acquiesça. Mais l'extraordinaire n’est pas là, ajouta-t-il. « Ce sont des choses courantes, hélas. Une domestique que le châtelain engrosse, on voit ça tout le temps. C'est ce que le père Cot a découvert à ce moment-là qui est assez original. » Piquée, Syrrha menaça en riant de se servir du fusil si Lucien n'en arrivait pas plus vite au fait. « La grand-mère d'Arbane, cette dame âgée qui jouait les domestiques à l'arrivée du père Cot, était en fait la fille unique des châtelains d'origine, les Malvoisie. Elle n'était sortie qu'une fois du château, pendant l'occupation. Elle était jeune, un peu sotte sûrement, inexpérimentée quoi, elle est tombée amoureuse du premier beau gosse qu'elle a croisé, histoire classique là aussi. Déjà, découcher ça ne se faisait pas chez les Malvoisie, ensuite, faire l'amour avec le premier venu était indigne, enfin, que le gars en question soit un soldat allemand, c'était faire exploser les limites convenues. Les Malvoisie ont tellement eu honte de leur fille qu'ils l'ont condamnée à ne plus jamais sortir pour que nul ne connaisse la tache indélébile faite sur le renom de la famille. » Syrrha restait bouche bée, elle souffla « Mon Dieu... », elle qui ne croyait pas. Lucien hocha la tête, « Le fruit de cette union maudite entre le jeune allemand et la fille Malvoisie – fruit de cette union qui serait un jour la mère d'Arbane, vous me suivez ? – est né là, dans le secret du château. Les vieux Malvoisie ont donné à l'enfant de la honte un prénom de pécheresse : Madeleine ; un nom trouvé sur une étiquette de vin : Cruchen ; et ont décrété que, celle-là non plus, ne devrait pas sortir : sa blondeur trahirait la nationalité du père. Elle s'est échappée pourtant, il y a eu sans doute un pacte entre les parents et leur fille indigne : si elle ne révélait rien même à sa fille, se contentait de tenir son rôle, la petite pourrait vivre sa vie.  Madeleine a fait ses études, est revenue souvent voir sa mère, persuadée qu'elle était la fille d'une domestique, et presque reconnaissante aux Malvoisie qu'ils gardent aussi longtemps une dame plus très performante et de plus en plus folle. La mère de Madeleine ne lui a révélé la vérité qu'après la mort des vieux Malvoisie. D'une certaine manière, je crois qu'elle, la vieille, trouvait leur attitude normale et censée, mais enfin, elle était bien atteinte, un peu simplette au départ, avec ça une vie de recluse, méprisée méthodiquement depuis sa tendre jeunesse... Je pense qu'elle a perdu la raison. Incroyable, hein ? Malgré cela, après son peu d'études – elle n'était pas spécialement brillante – Madeleine est revenue au château et est restée. Quand le père Cot est arrivé, il ne savait rien, personne ne savait. Et puis est née Arbane, notre chère Arbane Cruchen. Elle a gardé le nom de sa mère. Et elle est restée, elle aussi. » Syrrha était muette. Le pick-up entrait dans le village. Le père Cot n'a pas reconnu sa fille ? « C'est Madeleine qui n'a pas voulu. Elle et sa mère sont un peu bigotes, il y a un côté amour du martyre chez elles. Enfin là aussi, j'imagine. La vieille est folle, elle reste prostrée toute la journée ; Madeleine s'en occupe. Elle s'en occupe bien, apparemment. Quant à Arbane, elle reste à Malvoisie parce qu'elle attend son tour. Toutes ces femmes sont condamnées à mourir recluses ici, je pense. C'est leur malédiction, mais c'est aussi leur raison de vivre. »

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 37

     

        Internet n'est donc pas absolument tabou à Malvoisie. Arbane s'est offert un abonnement sans l'évoquer à son patron (je postule cette hiérarchie mais je n'ai pas demandé vérification). Elle m'a laissée une demi-heure seule devant l'écran, dans le salon de son appartement. Chez madame Cruchen, ce devait être joliment aménagé à l'origine, je suppose. Je suppose, parce que les meubles sont submergés de poussière au parfum âcre et de vieux journaux, de sacs poubelles, de boîtes de conserve ouvertes niellées de mouches, de vaisselle sale, même de choses dont je n'ai pas eu envie de connaître la nature. L'air était saturé de miasmes. Malgré le geste d'Arbane pour ouvrir immédiatement la fenêtre de la pièce, chaque respiration était coûteuse et piquait les sinus. Le sol est un lino dégueulasse, collant sous la semelle, et il y a des tapis tellement gorgés de crasse que leurs motifs sont fondus les uns aux autres, indiscernables sous l'épaisseur des moisissures. Marcher dessus donne l'impression d'écraser de la mousse en forêt, une mousse habitée d'insectes qui croustillent sous les pieds. J'étais médusée de découvrir qu'une personne d'apparence aussi soignée puisse vivre dans un intérieur aussi répugnant. Pour me permettre d'entrer, elle a repoussé du pied un carton crevé qui a répandu un jus douteux, elle s'est excusée du désordre (habituellement, quand une personne vous fait pénétrer chez elle en s'excusant de la sorte, on fait mine de la rassurer : « Mais non allons, c'est très bien », mais là, j'étais muette). Puis elle m'a désigné l'ordinateur et le fauteuil où je pouvais m'installer. C'était un ancien fauteuil de bureau mal en point, désaxé et bancal, recouvert en partie par une vieille serviette-éponge aux dessins assourdis de saleté. Je n'osais pas m'asseoir et Arbane a vu dans mon hésitation une marque de politesse, elle m'encourageait « allez-y je vous en prie, faites comme chez vous ». J'étais habillée pour aller marcher, une vieille tenue sport moche dans laquelle je me sens à l'aise, j'ai retenu ma respiration en me promettant de jeter mes fringues dans la baignoire dès que je serais rentrée dans ma chambre, et j'ai posé mes fesses sur cette sorte de litière spongieuse. C'était comme s'enfoncer dans du mucus. Le clavier était poisseux, je pianotais en retenant une moue de nausée. Heureusement, Arbane s'est éloignée par discrétion. Dans un frisson de dégoût, j'ai craché sur mon mouchoir et vite vite j'ai essuyé grossièrement la surface des touches.
        Ma boîte mail était moins submergée que je le craignais. Plusieurs messages de ma mère et de mon médecin. Des amis qui pensent à moi, un appel du pied de mon ancien éditeur, des messages de lecteurs, des invitations, des spams vite supprimés. J'ai répondu à chacun rapidement : je suffoquais et je sentais sous moi l'immonde élasticité de la ou des serviettes accumulées par strates pourrissantes. La connexion était chaotique ou la machine ne suivait pas : le peu que j'ai opéré a pris beaucoup de temps. Je n'avais pas fait de saisie des premiers chapitres de mon roman et il aurait fallu que je revienne pour l'envoi à l'éditeur, mais j'ai renoncé. J'ai bâclé pour me débarrasser et je me suis levée. Arbane m'a proposé un café, une tisane ou autre, elle avait aussi un vin blanc frais de la région qu'elle pouvait me faire découvrir si je le souhaitais, et déjà des verres sonnaient entre ses mains. J'ai remercié un peu précipitamment, elle s'était approchée et j'ai vu sur son visage une expression fâchée. « Syrrha, vous êtes si pressée ? » Je me sentais mal, j'étouffais, je me maudissais d'être venue. « Il faut que j'écrive » j'ai dit, en essayant de respirer par la bouche. Elle me fixait d'un air triste, semblait deviner la moindre de mes pensées. Il y a eu un bruit dans une pièce de l'appartement. Arbane n'a pas réagi tout de suite, elle avait arrimé son regard au mien et paraissait ne plus pouvoir s'en détacher. Elle était là, ses verres opaques à la main, quand un nouveau bruit suivi d'une exclamation est venu jusqu'à nous. Arbane a dit : « Maman ? » sans me quitter des yeux. Je suffoquais, les murs se déformaient. Il y a eu une plainte et un bruit très lourd, un gros livre qui tombe, suivi d'un autre, puis toute une avalanche de bouquins accompagnée d'un juron : « Bordel ! » jailli d'une poitrine féminine. Arbane a soupiré, elle a eu une expression désolée « Une autre fois peut-être ? » j'ai acquiescé, incapable de dire un mot, j'ai fait signe que je devais partir, elle a dit « à ce soir » et a posé les verres au hasard, par terre, là où elle était et où je suppose qu'ils sont encore, avant de se précipiter vers la source des bruits. « Maman ! » j'ai entendu, et en réponse, une voix grêle qui sifflait : « Ah ben oui, et oui, et oui ! Bordel ! » je suis partie. Enfin, me voici avec du papier, des stylos et des serviettes hygiéniques (oui, c'est ce dont j'avais besoin et, chose incroyable, il y en a plusieurs marques dans la cave !) et ça ira comme ça. Un de ces jours, je demanderai à Lucien de m'ouvrir pour sortir.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 36

     

        Si on peut s'étonner qu'elle n'ait pas davantage l'envie de sortir de Malvoisie, il faut avoir à l'esprit d'abord la démesure des lieux et la possibilité de leur exploration qui est en soi une aventure, un extérieur dans l'intérieur, mais il faut aussi se souvenir que le projet essentiel qui fixe la présence de Syrrha au château est un livre à écrire. Syrrha a expliqué son travail, lu quelques pages à son éditeur enfin revenu de vacances, il est enthousiasmé par ce qu'il a écouté. C'est différent, original, pertinent. Il l'encourage avec des mots sincères, aimants, des paroles de désir pour un texte. Ces mots la bouleversent parce qu'elle sait, elle ressent avec une acuité inédite ce qui est en train de se passer, là, dans l'espace minuscule du bureau, à l'intérieur des limites du papier. Il se produit une réaction alchimique qui fait vibrer tout ce qu'elle y précipite. Chaque pensée est parfaitement traduite, chaque mot est juste, et l'ensemble est irrigué par une vie qui lui fait parfois douter qu'elle en est bien l'auteure. Elle frissonne quand, au terme d'heures passées dans l'extase, elle découvre comme en s'éveillant les pages et les pages labourées de lignes sans ratures, tenues, carrées, puissantes, données sans effort sous la dictée d'un autre. Et puis elle s'amuse de l'idée, c’est bien elle, il n'y a pas de place pour les fantômes, elle maîtrise. L'enthousiasme qu'elle connaît à produire ainsi comme en rêve, ce mot qui qualifie aussi la réaction de son éditeur, elle sait qu'il désigne originellement ce qui est inspiré par les dieux. Elle se souvient de Howard, persuadé que Conan en personne lui dictait ses aventures. Ce n'est pas son délire préféré ; chaque être humain possède la mémoire de toute l'espèce qu'il faut entretenir et qu'il suffit de restituer. La création est peut-être d'essence phylogénétique.
        Un mois et demi est passé – réellement un mois et demi : il ne s'agit plus de la fable du temps ralenti. L'incendie s'est effectivement éloigné. Les ciels de jour ou de nuit sont mornes, jamais menacés de la morsure des feux. Syrrha se sent une force de survivante. Les livres font partie des bouées de sauvetage ou quelque image du genre, ce qui lui a permis de tenir. Il y a les lectures, le franchissement de la peur par miroir interposé, les échanges avec ses amis, est-ce que Joël et Alexandre sont entrés dans cette très étroite réserve de l'amitié ? Ce n'est pas dit. Il y a des complicités, construites autour de l'écriture et des livres, mais ce n'est pas suffisant. Syrrha s'est souvent interrogée sur les ressorts et la valeur réelle de l'amitié. Elle se méfie, ne délivre ce titre qu'exceptionnellement, et provisoirement. Elle a peur des trahisons. Ceux qui auraient dû la protéger, vieille histoire, et qui ont été ses ennemis, ont tenté de la détruire. Elle n'a pas eu l'heur qu'un professionnel lui donne les clés, lui dise que ce qu'on faisait d'elle était anormal, qu'elle n'avait pas à subir ça. Le regard détourné de sa mère, qui avait deviné, deviné c'est sûr, elle l'a avoué un jour, et dans quelles circonstances ! Le regard détourné, la trahison suprême. Curieusement, Syrrha a longtemps cru que ce n'était pas grave, qu'elle s'en sortait bien avec ce passé. C'était remisé, elle avait avancé, se trouvait tous les signes d'une vie banale. Elle avait eu des chéris, des rapports sexuels normaux, sans angoisse. Elle s'était trouvée une place dans la société. Et puis elle a écrit. Tout a surgi, a-t-elle pensé. Elle a d'abord réglé des comptes avec sa mère, elle a d'abord parlé des fugues et des drogues, des tentatives de suicide maternels, des médicaments, de l'alcoolisme, des vagabondages où elle l'entraînait. Comme si c'était ça d'abord le problème. Elle a gommé le père, une anecdote. Elle s'est arrêtée sur le signal hors contexte, elle n'a pas dépassé la frontière qui se trouvait au delà du détail du regard détourné. C'est resté longtemps en friche, inexploré. Syrrha aurait été incapable de dire pourquoi. En elle, à l'intime le plus viscéral, quelque chose mûrissait qui savait bien, avait pris toute la mesure, avait estimé les leurres. Les livres étaient talentueux, mais ce qui était à régler ne l'avait pas été, au fond. Syrrha se défendait de jamais vouloir exorciser ses névroses par le biais de l'écriture. Elle multipliait les filtres pour s'en faire à elle-même la démonstration. Chez les autres auteurs, elle détestait deviner la psychanalyse à l'œuvre, avait des mots terribles pour dénoncer pareille attitude, pareille exhibition, pareil égoïsme. Elle en était pourtant bien là, repoussait d'un grognement cette idée et l'idée corollaire : est-ce que Joël n'avait pas raison ? Si c'était cela son moteur, à quoi bon donner à lire cet exutoire ?

        Syrrha a eu des velléités de sortie il y a quelques jours. Une nécessité, faire quelques courses. Elle n'a pas imaginé devoir en parler, s'est un matin dirigée vers la grille, à pied. Il faisait un temps superbe et frais. Syrrha estimait, en se remémorant son arrivée, que le village traversé le plus proche, en périphérie de Malbec, était à deux ou trois kilomètres de Malvoisie. Une promenade agréable en cette saison. Elle trouverait là ce qu'il lui fallait. La grille était fermée. L'outrance caractérise Malvoisie et l'entrée du parc ne dérogeait pas. Syrrha éleva son regard. La paroi de métal couronnée d'un faisceau de piques impressionnantes, rivalisait par ses proportions avec les portails des châteaux les plus monstrueux. Lors de sa venue, il y a longtemps, un battant était dégondé, tordu et jeté à terre. À présent, les deux vantaux du portail redressés formait une falaise métallique, indubitablement verrouillée. Impossible de grimper. Elle s'acharna sur la poignée, tenta de soulever la tringle qui solidarisait l'un des battants au sol sans succès, se résigna. Comme elle longeait inconsciemment par le regard, la continuité du mur à partir de sa place, elle remarqua des tumuli alignés entre les premiers arbres du parc et le quasi rempart qui sépare Malvoisie de l'extérieur. Il y en avait cinq, tas de terre remués depuis peu, mais on pouvait devenir d'autres tumuli plus loin, dont le relief était gommé par la croissance des herbes folles. Cela évoquait inévitablement des tombes. Incrédule, refusant d'abord cette option, Syrrha repensa néanmoins à Alexandre, circulant dans le parc, son fusil sur les genoux. « Malgré le portail réparé, il en vient toujours. » Elle avança sur le sol irrégulier à cet endroit, franchit quelques ronces qui lui rappelèrent d'autres souvenirs, souvenirs qui l'embarquèrent dans une autre forme de pensée, noire, qui imprégna soudain sa vision des choses, réveillèrent une colère, un abandon aussitôt, et une morosité. Elle n'alla pas plus loin. Considéra les tombes, car elle était persuadée qu'il s'agissait bien d'intrus anonymes fusillés et enterrés là, avec une brusque indifférence. Et alors, se dit-elle, et alors ? Elle revint sur ses pas, chercha sans insister Lucien ou Mina, puis l'envie de reprendre le travail étant la plus forte, elle rentra.
        Avant le déjeuner, elle expliqua discrètement à Arbane qu'elle voulait faire quelques achats dans le village le plus proche. « Lucien sort justement demain, il vous emmènera. » Syrrha était soulagée. Et quel soulagement bizarre ! Une véritable délivrance. La sensation était si intense qu'elle fut obligée de s'interroger. Pourquoi se trouvait-elle si heureuse de pouvoir sortir ? Tandis qu'elle scrutait ainsi les plus infimes remuements de son cœur, Arbane lui demanda innocemment de quel type d'achat il s'agissait, car il y avait de véritables magasins dans les caves du château. Syrrha sourit, légèrement ennuyée elle confia la raison de sa sortie, certaine qu'Alexandre ne se préoccupait pas d'engranger de tels produits, mais Arbane la rassura : « Vous seriez surprise par tout ce qui est thésaurisé ici. De quoi tenir un siège. Même pour ça. Venez. »
        Elles furent dans le parc. Syrrha ajouta qu'il lui faudrait aussi du papier et des stylos. Arbane hochait la tête : « Nous avons tout cela. » Syrrha sentit une pique plus forte, elle était comme percutée par un désir soudain de s'évader, elle se retenait pour ne pas crier qu'elle voulait sortir. Sortir, et qu'importe la raison. Peut-être qu'il lui fallait un nouvel extérieur. « Il faut que je trouve un cyber café pour envoyer mes textes à l'éditeur. » Cette fois, c'était sans appel. Croyait-elle. Elles se dirigeaient à présent vers la muraille percée de porches que Syrrha avait découverte lors de son premier tour complet de Malvoisie. Arbane se dirigea vers l'un d'eux, fermé par un portail de bois. Elle poussa une porte découpée dans un des vantaux. Cela donnait sur une petite cour intérieure, identique aux aires délabrées qui lui étaient contiguës. Arbane n'avait d'abord pas réagi à la dernière demande de Syrrha qui tentait de tromper son impatience en observant les cadres de fenêtres qui perçaient les bâtiments donnant sur la cour. Ils étaient inspirés de la Renaissance, style rare à Malvoisie. La gouvernante lui saisit le bras : « Il faut que je vous avoue quelque chose. » Elles franchirent le porche, avancèrent dans la cour, divisée en deux parties égales par l'ombre des bâtiments qui l'encerclaient. Arbane désigna une porte assez large. C'est l'accès aux réserves, dit-elle. Syrrha se sentait submergée par l'angoisse. Elle tentait de se raisonner, mais la surface d'ombre dans laquelle elle pénétrait à présent formait une nasse noire et froide, et il lui semblait que, pas après pas, la flaque épaisse l'engloutissait. Elle parvint à dire, dans un souffle asphyxié : « Que vouliez-vous m'avouer ? » Arbane souleva une barre qui condamnait la porte. « Ne le dites pas à Alexandre, n'en parlez à personne : moi, j'ai internet. »

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 35

     

        Lasse, féminine en diable, l'infirmière a conduit son pas fatigué jusqu'à moi, qui patientais au pied de l'escalier. Je n'ai pas pris l'habitude de ce poste, mais il m'arrive d'attendre là quand je suis en avance pour le déjeuner. Elle était dans sa tenue de travail, son vêtement terne, elle revenait en traînant de l'appartement de M. Cot, cette partie du château inconnue pour moi. Elle tenait sa mallette au bout du bras avec une fatigue trop manifeste, elle me regardait d'un air blasé, patient. Mais il restait, à travers cet appareillage élaboré, des reliefs de la pulpeuse invitée, prête à toute soumission. Je lui ai demandé d'ailleurs – j'ai osé sur un élan, une brusque inspiration – ce qu'était ce fameux Examen, et j'ai lu dans son regard un désarroi, un ennui. Elle m'en voulait de ne pas jouer le jeu. Elle n'était plus la libertine sexy de l'autre soir ; elle avait repris son rôle dans la vie, la vie où nous étions en ce moment, elle et moi. Parler de l'Examen, c'était évoquer une littérature, non pas inavouable, mais indicible au nom de la magie. La nommer, prononcer au jour « l'Examen » c’était trahir, révéler le truc du magicien. Je me suis excusée, furieuse de m'excuser, mécontente de mon audace, et elle est partie sans un mot. L'indignation ressentie lui avait redonné de l'énergie : ses pas étaient accélérés et sonores, la porte a claqué et a prolongé dans l'air vaste du hall les vibrations d'un grondement.
        Il n'y a qu'un téléphone pour tout Malvoisie. Il est posé sur un guéridon dans le vestibule qu'on traverse pour se rendre dans la grande salle à manger. Vue l'immensité des lieux et la dispersion du petit peuple de résidents dans les étages ou dehors, il y a très peu de chances pour qu'un appel trouve son correspondant. Une technique pour l'appelant est de laisser sonner, des heures si nécessaire, jusqu'à ce qu'un fantôme de passage décroche ; l'autre consiste à s'accorder sur un moment. J'ai appelé de nouveau mon éditeur en laissant cette fois un message plus explicite. Pour me joindre (les portables et la wifi ne « passent » pas et il n'y a pas davantage de connexion internet), mieux vaut téléphoner vers 13 heures, quand je suis à peu près sûre d'être descendue déjeuner dans la salle à côté. Il y a des exceptions (les belles journées incitent à manger dans le parc), mais j'essaye de respecter cet emploi du temps pour laisser à mon éditeur une chance. Le téléphone de Malvoisie est un appareil relativement moderne si l'on considère le reste du décor mais personne n'est jamais parvenu à comprendre comment écouter les messages. Lucien aurait essayé dit-on puis abandonné en conseillant d'acheter un appareil digne de ce nom. Alexandre n'a jamais obtempéré. Je ne crois pas qu'il est pingre, mais le téléphone est un médium qui l'ennuie. Je ne l'ai jamais vu appeler ou répondre. C'est Arbane qui le fait pour lui. Il n'est pas non plus technophobe ou néo-luddite : son fauteuil roulant est le plus sophistiqué que je connaisse. Mais tout ce qui complique l'existence sous l'apparence de l'ergonomie l'anéantit, je crois. Lucien m'a confié qu'il y avait eu une connexion internet à Malvoisie, naguère. Alexandre était enthousiaste, il avait trouvé ça formidable, il avait dit : Formidable ! Et puis après un temps d'étude (dixit Lucien, Joël n'a pas confirmé), il est allé chercher son fusil et a dézingué le terminal. Je n'y crois pas, Lucien grossit le trait, mais certainement M. Cot a fait remballer la machine et l'a réexpédiée. Alexandre ne vit que pour ses livres. Il sait toute la stérilité de cette accumulation sans visiteurs, en rajoute à ce sujet (« Tout ce savoir mort, hein ? ») et sa désinvolture par rapport au devenir de sa bibliothèque en est un aspect. Il n'a pas le projet (j'avais écrit « l'inquiétude ») de transmettre. Tout ça disparaîtra avec lui. Je commence à comprendre. J'avais pensé un temps que Joël hériterait des livres, mais je sais maintenant que le vieux maître ne souhaite pas l'encombrer. Si Alexandre m'a parlé d'internet l'autre jour, et de sa puissance de diffusion du savoir incomparable, c’est qu'il a compris que les codex n'avaient désormais plus de sens. Il y a cependant un paradoxe, parce que jamais rien n'est simple et univoque : Alexandre ne cesse d'alimenter sa bibliothèque, d'entretenir sa pertinence en quelque sorte. Il est abonné à plusieurs revues littéraires et scientifiques et commande régulièrement des ouvrages récents. Il en a été ainsi des miens, après l'écho critique dont mes  premiers romans ont bénéficié. Alexandre n'est donc pas un homme du passé. Il a seulement la conviction qu'un tel ensemble n'a pas d'intérêt pour un autre que lui. Entouré depuis l'enfance de leurres et de trompe-l’œil, je crois qu'il est imprégné de l'idée que tout n'est qu'illusion et vanité. Joël aussi me semble engagé dans cette voie, et je devine que moi-même je ne suis pas insensible à ce discours paisiblement désespéré. C'est peut-être ce qu'a voulu dire Joël quand je lui ai parlé d'Ossian et d'Alexandre pour qui un faux correspond à la vérité d'une époque, époque qui a besoin de ce faux et lui trouve toutes les qualités requises. Ainsi du buste de Nefertiti, s'il est avéré un jour que cet objet est une contrefaçon, nos descendants s'interrogeront sur les qualités qu'on pouvait lui trouver alors. Eux la verront dépouillée de beauté, parce que c’est un faux et seulement cela à leurs yeux. Joël est revenu à ce propos, sur le phénomène de l'ossianisme. Selon lui, Ossian n'est pas à proprement parler un faux. C'est une réinvention aussi respectueuse que possible, basée sur de véritables textes anciens. Nous étions dans la bibliothèque d'Alexandre et Joël désirait me montrer une anthologie de l'histoire littéraire, mais après un temps trop long pour cette seule démonstration, il a dû renoncer. Dans cette anthologie, m'a-t-il dit, Alain Vaillant fait une comparaison intelligente qui permet de saisir le rapport de McPherson avec les textes gaéliques car il est de même nature que celui de Viollet-le-duc avec Carcassonne. On rend hommage, on reconstruit (ce faisant, on sauve de la disparition) mais on va trop loin, par vénération. Ce n'est pas exactement une démarche de faussaire. Il n'en reste pas moins qu'Ossian a annoncé le sturm und drang, qui a mûri le romantisme, qui a alimenté le nationalisme, qui a débouché sur les fascismes européens. « Si l'on considère qu'un livre a ainsi produit l'Histoire, en tout cas l'a influencée, dis-moi, quel est le livre qui a permis l'incendie actuel ? Alors que personne ne lit. Et puisque personne ne lit, quel est le livre qui n'a pas été lu et qui aurait pu l'empêcher ? » Il a dit cela sur un ton léger, refusant toute dramatisation, simple expérience de pensée. N'empêche, d'instinct, quand je suis retournée vers l'escalier en traversant le hall, j'ai jeté un œil par les fenêtres pour discerner dans les vapeurs du soir si l'incendie n'avait pas repris sa progression.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 34

     

         Syrrha a conservé le rituel mis en place aux premiers jours des premières pages. Après le petit déjeuner, jogging, douche, puis écriture jusqu'à midi dans sa chambre, puis déjeuner suivi d'une promenade ou d'un temps de lecture avant de reprendre le travail, dans la bibliothèque cette fois. La présence d'Alexandre fait sur elle l'effet d'une figure solennelle et bonne qui la met en confiance, l'instruit parfois par des bribes de savoir jetées au débotté. Joël les rejoint ponctuellement, de plus en plus souvent croit-elle. Il leur arrive de discuter, de s'offrir une pose. Pose brève mais devenue rituelle. Alexandre énonce l'avancée de ses travaux, progrès millimétrique, Joël consent à parler de son roman et de son proche achèvement, où il sera question de Malvoisie sans doute, Syrrha partage ses impressions sur le dernier chapitre du sien, inspiré lui aussi par Malvoisie, par ses promenades nocturnes, par le jardin de Lucien. Une distorsion entre intérieur et extérieur. Chacun sait bien qu'il ne fera pas lire le résultat, que l'écriture, celle-ci en tout cas, ne sera pas partagée, qu'on en restera aux confidences sur la mécanique du récit, sur le travail. C'est très satisfaisant. On cesse de parler, on se remet au travail, enrichi par les réactions des autres. Le temps clos entre les rayons de la bibliothèque referme ses ailes, démembre les assemblages des autres pendules, émousse les rouages des appareils à mesurer trop sûrement sa fuite. Syrrha comprend pourquoi la pendule Empire est constamment corrigée par Arbane. Le temps ne s'écoule pas ici. De la même manière que les secondes virent aux siècles sous le vernis du miroir, quand Syrrha implore son reflet et l'insulte et lui crache son nom son nom mille fois répété Syrrha Syrrha Syrrha encore Syrrha, et que tout se désagrège. Elle n'a plus peur, elle surmonte l'effroi de sentir sa vie s'extraire d'elle pour investir l'image de sa face inerte et la voir vivre à sa place et le reflet la considérer avec le même étonnement que s'il découvrait qu'il vit, s'affolait de se sentir vivre, respirait contre son gré entre le verre et la surface du tain. Le Golem pareillement a dû sentir cet effroi de la première inspiration, de l'air et de la pensée irriguant sa carcasse de glaise. Le Golem et le reflet de Syrrha par delà les âges se sont dit qu'ils n'avaient pas le droit, que vivre en imitant la vie était un blasphème.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 33

     

        Rien de notable, sinon l'écriture qui se poursuit avec la même aisance, ce qui est tellement rare chez moi. Cette facilité donc. Qui vient en partie du fait, mais je m'en persuade sans preuves, que mon plan se perfectionne. J'ai à présent une vision assez claire de l'espace dévolu à chaque appartement. L'autre jour, Joël m'a permis d'entrer chez lui. Son appartement est plutôt réduit si l'on considère la taille du château ; il pourrait bénéficier du double ou du quadruple mais je crois que ça ne l'effleure pas, il n'a besoin de rien, d'aucun espace intime plus grand qu'une chambre, un bureau et une salle de bains avec toilettes. Cela ressemble à la chambre que j'occupe, additionnée de l'espace d'un bureau, avec des rangements et une petite bibliothèque composée d'usuels uniquement. Son bureau n'a pas d'ouverture. Avec ma compréhension des lieux, je vois bien son orientation et comment il se situe sur le plan général. Je lui ai demandé si les Cruchen, si proches, ne le dérangeaient pas. « Je m'arrange », il m'a dit. Je devine qu'il est témoin de toutes les crises et consolations de ce huis-clos féminin. Ce qu'il ne dit pas mais que je devine est que ça le nourrit, certainement. Je me verrais assez bien écrire sous la dictée des disputes, dans la verve qu'inspire la colère. Mais c'est une autre histoire.
        Mes promenades nocturnes. Celle d'hier. Je somnolais après un repas trop lourd ou trop rapide, je ne trouvais pas le sommeil. Il y avait une vaste lune accrochée dans le vide. Accoudée à la fenêtre ouverte, je l'ai admirée longtemps en respirant l'air tiède et souple. Pas d'incendie en vue. Cette histoire d'incendie d'ailleurs, il me semble que je l'ai rêvée, que c'est de l'histoire ancienne. Vu d'ici, le monde n'a plus de haine, les hommes sont au repos, les armes sont remisées. Pas de feu au dessus des collines de Malbec. Cependant, je savais que je n'arriverais pas à dormir, alors j'ai enfilé ma tenue de jogging et je suis sortie. J'ai fait cela une ou deux fois, disons trois avec celle de cette nuit. Le parc est magique à ce moment-là. Joël m'a conseillé ce petit plaisir et Alexandre qui était là (quand nous sommes tous les trois dans la bibliothèque, le travail crée une complicité, il y a toujours un moment où l'on range les affaires, où les documents s'empilent sur un côté, un temps propice aux échanges). Il dit que les arbustes taillés, les angles du château comme les facettes d'un joyau renvoient la lumière de la lune de façon singulière. C'est vrai. Hier soir, donc, j'ai voulu réitérer cet épisode magique. La promenade de cette nuit ne s'est pas déroulée comme prévu. Enfin, elle a connu un détour. Est-ce que j'attendais cela ? Je ne sais pas. Est-ce que je l'espérais ? Je ne crois pas, et la relecture de mes notes dans ce calepin me conforte dans cette idée.
        J'ai fait quelques foulées d'abord, et puis je me suis mise à marcher. Le besoin de me dépenser en courant m'était passé, j'avais juste envie de me promener dans cette incroyable lumière. Au lieu de m'asseoir comme je le fais parfois sur un banc dans une allée, ou de faire le tour par la droite en sortant sur le perron, en direction du bassin d’hermès puis du « belvédère », j'ai pris sur la gauche, en direction du potager. J'en étais à cent mètres, quand j'ai eu un coup au cœur, vite apaisé. Un instant, j'avais confondu les baromets, dressés contre les tuteurs, avec des silhouettes humaines. Sous la clarté lunaire dont on a déjà dit tant de choses, qui a inspiré tant de poètes bons ou mauvais, un aspect est avéré : il se crée l'illusion d'un jour incertain, l'accoutumance aidant, on croit lire les formes comme en plein soleil, mais toutes les teintes sont dégradées, les carnations prennent l'aspect livide de la mort, les textures sont affadies et bleuies, les contours se liquéfient. Plus qu'en journée (ou déjà la suggestion fonctionne à plein régime), ce que l'on voit n'est que ce que l'on croit voir. Le clair de lune est le monde de la frontière, des sortilèges. On passe de l'autre côté. Comme si la nature avait appris de moi l'exercice face au miroir. La nuit sous la lune n'est pas un négatif du jour : comme le reflet qui prend ma place, c'est la même chose, mais irréelle, autre. Pas étonnant que le clair de lune soit devenu le lieu des transformations et des créatures à la frontière, morts-vivants et hommes-loups, sabbat. C'est sans doute sous l'influence de cet héritage fantastique que j'ai cru voir des humanoïdes debout dans le jardin. La vision avait été tellement forte et crédible que je m'étais arrêtée, pétrifiée, assourdie par mes battements de cœur. Ils étaient là, hiératiques, paisibles, alignés, tenant un conciliabule secret. Comme si mon cerveau avait assimilé cette idée, il créa une hallucination auditive. Pourtant, j'étais bien certaine que les personnages debout étaient les moines-plants de Lucien, mais j'avais l'impression de les entendre chuchoter, et malgré que je m'approchais, l'illusion ne cessait pas. Au contraire, elle prenait plus de force. C'était troublant d'abord, puis de plus en plus angoissant. J'avançais en imaginant des sources possibles : le gargouillis d'un arrosage oublié, la voix des grenouilles venue d'un endroit du parc assez éloigné pour que la distance la déforme et produise cet effet, des oiseaux nocturnes, le vent dans les ramures ou entre les murailles, le soupir de mes chaussures de sport, caoutchouc qui s'écrase au contact de la terre, sur le gazon que j'abordais à présent, ma propre respiration, je passais mentalement en revue ces possibles quand il me sembla percevoir un mouvement. Un baromet avait bougé. Je m'arrêtai, suffoquée. Il y avait vraiment quelqu'un.
        Le chuchotement n'avait pas cessé. J'étais tétanisée. Je revivais la sale expérience de mon attente dans le couloir mais l'espace vide autour de moi, l'hostilité de la nuit, augmentaient la sensation de danger. M'approcher encore, fuir ? Là-bas, la plante était secouée de tremblements. Un gémissement fusa, dont la nature était évidente. Un cri de plaisir. Féminin. Puis il y eut un grognement mâle, un de ces râles qui me rappellent. Bon bref. Des bons et des mauvais souvenirs. Passons. J'ai réalisé alors qu'il y avait bien des silhouettes humaines, mêlées à celles, similaires dans cette atmosphère, des grandes plantes attachées à leur tuteur. Et puis, j'ai compris que le nombre des personnes doublaient celui des baromets, comment avais-je pu ne pas le deviner de suite ? Je ne sais pas si je respirais. Probablement, mais c'était comme si tout était arrêté. Les autres baromets étaient saisis des mêmes tremblements, tressautements obscènes qu'il me répugnait de décrypter. Humains et baromets étaient accolés les uns aux autres, ils s'accouplaient. Ou bien hommes et femmes s'appuyaient aux moines-plants pour faire l'amour. Il y avait des mouvements et des râles explicites. La lumière était suffisante, j'étais assez proche maintenant pour détailler la scène, pourtant je ne comprenais rien, je n'étais sûre de rien. Qui était là ? Les corps étaient en partie dénudés, les visages découverts, brillants sous la lune. Je ne reconnaissais aucun des résidents de Malvoisie. J'ai supposé que des inconnus épiaient le développement des plantes, attendaient qu'elles soient hautes et dressées, ces plantes étranges, anthropomorphes comme des racines de mandragore, mais aériennes, érigées au dessus du sol, et quand ils estimaient le moment venu, ils s'introduisaient dans le parc. Des cérémonies orgiaques se déroulaient la nuit à l'insu d'Alexandre. Aussitôt formulée, cette idée chemina en moi et je la repoussai. Je ne pense pas que M. Cot soit innocent. Je pense qu'il était quelque part, qu'il assistait à la scène avec ses grosses jumelles. Je scrutai les murs du château mais il n'y avait pas de fenêtre allumée. Ce qui ne signifiait rien. J'étais persuadée qu'Alexandre était perché quelque part, là-haut, et qu'il se rinçait l'œil. Ici, il n'y avait que des grandes silhouettes debout, pas de fauteuil roulant, des gens sur pieds, personne ne s'était allongé sur la terre, les couples baisaient en s'adossant aux plantes solidement arrimées, je me dis alors que Mina et Lucien n'étaient pas innocents non plus, ils savaient l'emploi que certains faisaient de leur culture, car il fallait que les pieux soient assez enracinés pour contenir les ébats auxquels j'assistais, et certains, j'ai fini par le comprendre, se tapaient carrément les baromets, avec des râles encore plus sonores que ceux des couples. Ce n'était ni excitant ni agréable, c'était grotesque, je m'inquiétais des dégâts occasionnés aux plantes, au piétinement de ces intrus sur la terre retournée. Vraiment, j'ai d'abord pensé à ça, parce que j'ai eu un jardin moi aussi, et que ça m'aurait bien contrariée qu'une bande d'allumés vienne nuitamment tasser mon terrain ou marcher sur mes salades.
        Cependant, j'étais fascinée, immobile. Il faisait doux, je n'avais aucune envie de fuir, ne ressentais plus aucune peur, je ne bougeais toujours pas mais la raison était à présent que je ne voulais pas déranger. Combien de temps les inconnus allaient-ils jouir ainsi ? J'avais du mal à discerner la répartition des hommes et des femmes, même la distribution des végétaux et des humains, tout était agité des mêmes spasmes un peu ridicules quand on en est seulement témoin. Ahans, soupirs, gémissements, appels répétés, encouragements. Aucun rire, on besogne sérieux. Décidément, le stupre est permanent sur le domaine. Je repense à l'incendie, à l'urgence que ressentent certains à se donner du plaisir avant le grand embrasement final. Je me sens tellement éloignée de ces considérations. Je sais, moi, que c'est encore plus triste de chercher la jouissance pour elle-même. Égoïste, et donc décevant.
        Alors, l'un des protagonistes m'a remarquée. Je suppose que ce n'était pas le premier, j'avais surpris quelques coups d'œil dans ma direction, ce qui devait aiguillonner leur désir, mais ce fut le premier, un homme ou un baromet, à se tourner vers moi, à suspendre ses mouvements, à reprendre son souffle. Un homme que décidément je ne connaissais pas. Il était entre les cuisses d'une femme adossée à un moine-plant, ou moine-plant lui-même, il a tendu la main dans un geste d'invitation et a clairement prononcé : « Syrrha ».

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 32

     

        Du tragique peut-être pas, mais les jours à Malvoisie semblent étendus et silencieux comme des monuments pénétrés de l'idée de la mort, et donc, imprégnés d'une beauté patiente. Étayés de parois épaisses, protégés des intempéries, ils durent assez longtemps pour paraître épuiser la lumière dehors. Ils semblent d'une autre nature que les journées malléables et frêles qui s'écoulent au delà des grilles. Cela convient à Syrrha, cela convient au rythme de son écriture. Elle se permet l'illusion d'un temps éternellement suspendu à sa spéciale intention. Au fond, elle sait cette illusion bien sûr, mais une telle fable caresse son idéal. Du temps qui est construit pour soi, des heures qui s'écoulent par la seule volonté de qui en bénéficie. Les semaines passent et elles ont une amplitude de mois. Son Sans Titre s'est étoffé et enrichi, elle l'a aussi impitoyablement biffé, le roman échappe aux préciosités et à la complexité initiales. Cela devient un livre neuf, une formule encore jamais éprouvée par elle, un univers inédit qui la rend heureuse parfaitement. Et pourtant, de l'enfance où elle puise le matériau de ce texte, elle a remué dès son premier ouvrage beaucoup de sales souvenirs. Douloureux et brutaux. Des tentatives de meurtre de la petite fille qu'elle était mais qui a survécu à tout. C'est une image (pas de couteaux menaçants ou de poison masqué) mais ce n'est pas rien, on l'a meurtri la petite, on ne l'a pas épargnée, son père en a abusé, des professeurs l'ont martyrisée, quant à sa mère... Syrrha peut parler de sa mère. Ce n'était plus le cas depuis longtemps. Sa mère et la parole autour de sa mère étaient scellées. Elle a d'abord rêvé d'expliquer certaines choses à Arbane. Parce que c'est une femme. Et puis elle a pris cette décision étrange de se confier à Joël. Une connexion indicible entre l'expérience qu'elle veut raconter et la réserve de l'ermite de Malvoisie s'est produite. D'autres connexions se sont faites encore, plus ou moins conscientes et subtiles : l'idée du tragique dans la beauté, qui lui convient ; le détachement de Joël quand surgit l'infirmière, distance où elle voit une complicité, une place laissée par délicatesse ; son rapport à la famille. Alors elle a raconté un soir, assise sur le perron à côté de Klevner, tandis que la nuit engloutissait le parc, comment elle avait connu sa propre folie, devant le miroir, comment elle plongeait parfois avec délices dans ce vertige, et Joël a écouté, sans paraître surpris. Que Syrrha se sente parfois incarnée dans son reflet davantage que dans sa personne, qu'elle se dédouble à volonté, s'évade de son corps pour être spectatrice d'elle-même, lui semblait bien normal. Encouragée par cette réaction inespérée, Syrrha a poussé plus loin les confidences. Elle n'a pas pu parler de son père, étrange pudeur, alors que son premier roman exhibait toute cette lie, la livrait au public, cela elle n'a pas pu devant lui, mais autre chose, un autre aspect de ses rapports avec sa mère, toujours lié plus ou moins à sa propre bizarrerie (« des fois, je suis bizarre »).
        « Ma mère s'est maquée comme on dit, avec un type qui me détestait, les bons vieux ressorts de contes de fées – inversés : en général c'est la belle-mère, la marâtre, qui persécute la jeune fille – là c'était mon beau-père, un gros con, macho et tout. Ma mère s'est barrée à cause de ça d'ailleurs, elle était juste divorcée, a tenté de refaire sa vie avec ce sale type. Elle est donc passée d'un sale con à un gros con. Pendant la période qui a suivi, on a vécu toutes les deux, seules, tranquilles, on aurait pu être heureuses et en fait la journée, tout allait bien mais la nuit, la nuit, Ô la terreur que j'avais de la nuit ! Il n'y avait qu'une seule chambre dans un immeuble de logements sociaux. Chaque nuit, ma mère s'endormait. Elle s'endormait et ronflait très vite, sûrement à cause des somnifères qu'elle prenait, mais je n'en savais rien, ou en fait si, je savais, mais ça ne m'intriguait pas, je ne m'intéressais pas à ça, j'avais peut-être quinze ans. J'étais dans un lit, à l'autre bout de la pièce, et entre les draps je l'observais. Tu sais, j'étais persuadée, mais vraiment comment dire, j'aurais pu le jurer alors, j'aurais pu jurer devant je ne sais pas, sur la tête de ma mère, c’est idiot, mais voilà : j'étais persuadée, convaincue, certaine, absolument, que ma mère, là, faisait semblant de dormir, qu'elle attendait que je m'assoupisse pour s'approcher de moi et doucement, sans bruit, venir me tuer ! Tu m'entends ? me tuer d'une façon ou d'une autre. Plutôt un couteau un truc violent. C'était horrible. Je te jure, j'en étais plus que convaincue, elle trichait, elle me trompait, elle imitait des ronflements censés engourdir ma vigilance et tout d'un coup, dès que mes paupières se fermeraient, elle viendrait me tuer. Ce qui est dur à expliquer, c'est à quel point j'en étais sûre. Et alors, pourquoi je ne hurlais pas, pourquoi je ne fuyais pas ? Je scrutais ses moindres gestes, le cœur cognait dans ma poitrine avec une force, j'étais moite de peur... Je devais mettre un temps fou avant de m'endormir, épuisée, je ne la quittais pas des yeux, je résistais aussi longtemps que possible au sommeil. Un cauchemar. Dès qu'elle se retournait, qu'une épaule roulait sous les draps, j'étais suffoquée par la panique, couverte de sueur, tétanisée, horrifiée, comment dire, comment expliquer un tel état ? C'était une névrose, je ne sais pas laquelle, une paranoïa bien sûr. Pourquoi est-ce venu ? surtout : comment est-ce que c’est reparti ? Je n'en sais rien. C'est une épreuve marquante mais elle n'a duré que quelques semaines sans doute, et puis un soir je me suis endormie sans angoisse, sans surveiller ma mère. Une nuit entière sans insomnies. C'était fini. Je ne sais pas ce qui s'est passé, je ne sais pas pourquoi j'ai fantasmé ces horreurs, mais je crois qu'une partie de ce que j'écris aujourd'hui vient de cette peur odieuse qui me prenait, le soir, et me retenait de dormir. Rassure-moi : je suis toujours une extraterrestre à tes yeux, hein ? » Et Joël a souri.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 31

     

        Sitôt que j'ai fini mon histoire, j'ai enchaîné sur la mère et la grand-mère d'Arbane. Je m'étais livrée, livrée beaucoup trop, je le regrettais. Joël en était gêné, j'ai bien vu. Il ne savait pas quoi me dire, j'ai enclenché ma question avant qu'il puisse m'en poser une, détailler la confidence que je venais de faire. Vous avez déjà vu la mère d'Arbane, et sa grand-mère ? Vous avez dû les entendre, elles habitent à votre étage. Joël n'a pas demandé comment je le savais, il a immédiatement compris ou cru comprendre. Il ne les a jamais vues. Je lui ai dit que c'était très surprenant, mais il a haussé les épaules, « c'est comme ça. » Il connaît l'histoire mais ne s'est jamais beaucoup interrogé là-dessus. Lucien lui a expliqué un jour que la grand-mère d'Arbane était là quand le père d'Alexandre a acheté Malvoisie. Une domestique dévouée, trop âgée pour être mise à la porte. Et puis, après, il ne sait pas pour la fille et la petite-fille, Arbane. La mère d'Arbane est névrosée, elle est en forme physiquement, mais complètement folle, incapable de faire un pas hors de son appartement. Il croit savoir que la grand-mère est impotente, Arbane s'occupe d'elle. « Quand tu ne vois pas Arbane... (le tutoiement est survenu à cet instant, il me semble), quand tu ne la vois pas dans la maison, c’est qu'elle s'occupe de sa grand-mère. » Il m'a demandé pourquoi ça me préoccupait. Toujours ce besoin de connaître les lieux ? Je crois que c’est plus compliqué que ça. Pas seulement les lieux. La vie des autres, peut-être, peut-être que la vie des autres m'intéresse. Après tout, quand on écrit, on reproduit ce qu'on devine de la vie des autres, on se nourrit de la vie des autres. Je lui ai rappelé que son livre s'appuyait sur des personnages réels. C'était curieux que le sort de ces femmes ne l'aient pas intéressé, lui. Il a dit qu'il ne cherchait pas de destins exceptionnels, pas de trajectoires exemplaires, ou pas forcément, mais enfin que oui, les parentes Cruchen étaient dans son roman. Le peu qu'il savait d'elles avait suffi pour la construction du reste de leur biographie fictive. Et moi, est-ce que j'y suis ? Je lui ai demandé est-ce que je suis dans ton roman ? (le tutoiement est venu naturellement en réponse au sien, voilà une chose de faite, semble-t-il, la confirmation que de nouveaux rapports sont engagés). Son visage s'est à peine à peine éclairé, il a eu une moue de malice assez proche de celle d'Alexandre (le mimétisme qui se produit avec les années de  proximité, je pense), ça voulait dire oui, et comment je meurs ? Il a répondu Nous n'en sommes pas là. « Je n'en suis pas là, en effet », j'ai répliqué. Quelque chose est passé, une complicité. Ce qui m'a permis de lui poser des questions sur ses parents, à lui. La question posée, j'ai eu peur de l'avoir froissé, mais Joël a seulement émis un soupir et il m'a dit que ses parents vivaient à Malbec, qu'ils lui rendaient visite de temps en temps, qu'il se contentait de discuter un peu avec eux, mais qu'il n'avait pas envie de les laisser entrer. Pas grand chose à échanger, ils n'ont jamais été proches, n'ont jamais rien compris. « Mon père est un paysan un peu réactionnaire, ma mère une figure terne, sans projet. Ils ont de l'argent, n'en font rien et ne vivent que pour en accumuler, autant dire qu'on ne se comprend guère et que pour eux, je suis un foutu gros flemmard. » J'ai repensé à son trajet vers la grille l'autre jour. Ce devait être pour ça. J'ai connu alors un surcroît de honte à m'imaginer épiant sa rencontre avec ses parents. Je le disais juste avant : il m'arrive d'être bizarre. Je ne sais pas si cette étrangeté aide à produire un auteur, je ne crois pas. Il  y a de très bons écrivains, absolument bien dans leur peau (enfin, admettons). Je pensais que l'évocation de ses parents s'arrêterait là, mais Klevner a eu un petit spasme nerveux, il se souvenait soudain de quelque chose qu'il lui semblait important de partager. Je crois qu'il réfléchissait pendant qu'il m'écoutait, à équilibrer par une confidence égale, ma propre confidence. Il m'a parlé d'un concours où son père l'avait emmené.
        « Il y avait dans la région un grand concours d'imitation de cris de cochon. Oui. Les paysans y venaient en connaisseurs ». D'un certain point de vue, Joël trouvait l'anecdote assez intéressante. Il lui semblait que cette histoire de concours de cris de cochon avait à voir avec l'idée de la mort et de l'esthétique car, selon lui, la fatalité est ce qui distingue la beauté des autres nuances de l'esthétique, comme la joliesse ou le bénéfique. Il m'a d'abord appris pourquoi on peut dire qu'il y a de la bonté dans la beauté. Étymologiquement, beau est issu du latin bellus qui est un diminutif de bonus, bon. Réminiscence sensible dans la traduction de l’expression bellum est en ' il est bon de '. Bellus qualifiait surtout les femmes et les enfants, avec la valeur de joli, mignon, charmant, ne s’appliquant aux adultes que par ironie. En raison de son caractère affectif, bellus l’a emporté sur pulcher et decorus, qui qualifie la beauté parée (oui, j'ai un peu repris des éléments d'un dictionnaire étymologique, mais c'est en substance ce que Joël a expliqué). Il y aurait donc dans la beauté une forme de bénéfice à s’y trouver confronté. Et pour cela sans doute, une recherche dans ce but, pour obtenir un bénéfice. Se faire du bien. Mais surtout, Joël voulait en venir à ce point : « Or, une œuvre est belle quand elle parle de la mort à l'intérieur de son monde, de son temps, de son époque, la façon dont on voit la mort dans son temps ».
        Comme je le fixai avec des yeux ronds d'incompréhension, il sourit et dit : « Oui, j'y viens. Les cris de cochon... » Alexandre est entré. Il a repris ses dossiers et a continué de travailler sans rien perdre du discours de son protégé. Il acquiesçait parfois, souriait. Joël expliquait le plus sérieusement du monde son histoire de concours et notamment l’épreuve la plus difficile et la plus spectaculaire : l'imitation du cochon qu'on tue. « On annonce un champion, qui monte sur scène sous les applaudissements. Le type doit s'entraîner toute l'année, il a sûrement une série de coupes au dessus de la cheminée. (J'imagine la gueule des coupes) C'est un trentenaire, guère plus, aux mains rougeaudes, cheveux plaqués gominés, chemise démodée boutonnée jusqu'au menton. Aussitôt monté sur le podium, il se met à grogner et couiner dans le micro. S’élèvent des cris  déchirants qui saturent les haut-parleurs. Mon père s'est tourné vers moi, il était ému et excité, moi je pâlissais, tellement c'était affreux à entendre. Mon père ne souriait pas, tout ça était très sérieux, et ma réaction effrayée, il la comprenait : ' Eh oui, c’est dur, mais c’est ça, c’est la vie. ' La prestation avait été jugée exceptionnelle à l’unanimité. Mon père eut cette expression qui s'est inscrite en moi, qu'il a reprise plusieurs fois tandis que l’interprète vociférait. Il disait : ' C’est beau '. C’était dit avec l’assurance de celui qui sait la difficulté, qui peut apprécier la qualité. C'est beau. Qu’est-ce qui était beau dans ce spectacle ? J'ai réalisé que c'était la dimension tragique de la mort du cochon, et dont l’imitateur avait su rendre les nuances avec tant de réalisme, c’est cela qui élevait l’exercice au niveau de la beauté. » Il m’est venu à l’esprit, conclut Joël, que dans toute beauté, sans exclusive mais nécessairement, il y avait du tragique.

  • Les Nefs de Pangée - Critiques et rendez-vous

    En attendant le samedi 12 septembre, à Paris, pour la rentrée des Indés, où j'aurai le plaisir de présenter mes Nefs, je lie ici, pour mémoire ou pour info, d'autres critiques de mon dernier roman. Les auteurs ont, dans la mesure du possible, préservé un minimum de révélations et je les en remercie (parce que, au moins pour l'une d'elles, la surprise est essentielle, et pas seulement pour l'effet produit, mais pour la sensation du lecteur, sa place, son implication, ses choix, dans tout le reste du livre. Un peu abscons ce que je dis là, mais vous comprendrez en le lisant).

    Yozone ;

    Elbakin ;

    et

    Gromovar.

     

    Suivront les rencontres de l'ARALD les 14 et les 24 septembre, puis des salons, des signatures... Je ferai un point bientôt, septembre et octobre promettent d'être chargés.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 30

     

          Pétrifiée de colère, Syrrha l'était encore, inexplicablement, quand elle raconta l'épisode de l'hôtel à Joël. Il la regardait sans comprendre. Syrrha ne comprenait pas non plus ce qu'elle était en train de faire, de quoi il s'agissait, de se soulager, de créer un effet dramatique, qu'on s'intéresse à son cas, impossible de savoir. Avec la colère revenue tout entière, intacte, dans le récit, il y avait un désespoir manifeste. Pourquoi était-elle comme ça ? Elle poursuivit son récit devant un Joël Klevner embarrassé de telles confidences, mais conciliant, amical, conscient qu'il avait un rôle à jouer, qu'on lui accordait une confiance imprévue et qu'il devait en être digne, ne rien briser, s'en tenir à son rôle de témoin. Le souffle court, Syrrha décrivit la chambre, elle debout à côté du lit, son incroyable angoisse, surgie soudain, son horrible angoisse qui l'avait arrachée au sommeil et au lit. Syrrha debout, nue, se disant qu'elle allait partir, laisser son petit copain, prendre ses affaires en tâchant de ne pas le réveiller, ne pas lui faire de mal, non, cela elle ne le voulait pas, mais le laisser seul, ici, à Paris, avec ses interrogations, le laisser seul et fuir, ne plus lui donner de nouvelles, ne plus jamais le revoir. Joël demanda ce qui s'était passé, qu'avait fait Simon de tellement grave ? Mais il n'y avait aucune explication, ce devait être anecdotique, sans conséquence, Syrrha l'admettait d'emblée, l'avait dit, le répétait, tentait encore de se souvenir mais impossible, en fait il n'y avait rien, rien de notable, rien, même à l'époque elle le savait, comment pouvait-elle savoir et en même temps entrer dans ce délire ? elle était soudain persuadée, à cause de ce geste insignifiant (admettons que ce fut un geste) que Simon ne l'aimait pas, qu'il allait peut-être lui faire du mal, il était sur le lit, inerte comme l'eau d'un miroir, reflet de la haine soudaine qu'elle ressentait, une palpable colère, renvoyée par ce visage tranquille d'un jeune homme qui dort. Et debout, nue, elle visitait les possibles, s'excitait à la perspective de son départ, se voyait dans la rue, bousculant les passants, les prostituées et leurs michetons, laissant derrière elle des cris et des insultes, courant vers la gare, disparaissant, quittant Paris et Simon et la région et le pays, évanouie dans l'abstraction d'un paysage nocturne. Mais toujours dans la chambre, debout, nue, bras ballants, mains désœuvrées, yeux écarquillés dans la nuit, tout grondait à ses oreilles, le sang bourdonnait et les halètements dehors, la respiration des voitures et les bouffées de musique échappées des bars, les cris surgis des rixes, toute la sordidité humaine montait vers elle, occupait l'espace et l'air, malaxait la lumière et les ombres sur le visage détesté de son amour. Elle devait partir, il fallait qu'elle foute le camp, Ô désolée mon pauvre amour, comme tu me hais, si tu ne me haïssais pas comme ça, je resterais mais là, mais là c’est trop me demander, rester auprès d'un garçon qui me veut du mal, tu comprends ? Parce que tu ne m'aimes plus, toi, n'est-ce pas ? Tu veux que je parte, tu me rejettes ? Tu ne veux plus de moi ? Mais comme je t'aime, moi, si tu savais, pourquoi tu ne veux plus de moi ? Ça s'enchaînait, infatigablement, ça l'obsédait, ça l'épuisait, elle en tremblait sur ses jambes, une heure à rester comme ça debout, à poil, ça faisait mal, ça faisait froid, elle devait foutre le camp, en silence, pas lui faire de peine. Et puis, Simon a émis un petit grognement, il a bougé, s'est vaguement réveillé, a perçu dans les lueurs électriques qui perçaient la fenêtre, la silhouette de Syrrha, debout nue raide de colère qui le regardait avec ses yeux écarquillés, il a immédiatement perçu qu'elle était comme ça depuis longtemps, a froncé les sourcils, a dit d'une voix ensommeillée et gentille « Qu'est-ce que tu fais, tu ne dors pas ? », cela elle s'en souvenait, cela lui est revenu parfaitement, le corps qui bouge s'étire frissonne, le visage si beau de Simon qui s'ouvre, s'éclaire, son regard brouillé de nuit qui s'étonne Qu'est-ce que tu fais... et dans l'instant, toute la tension qui disparaît, Syrrha qui sort de son hypnose, se détend, sent un poids formidable s'évanouir. C’est fini. Simon est là, il l'aime, tout va bien. Elle sourit, elle rejoint le lit, s'allonge, se blottit contre lui, s'allonge mais s'évanouit presque, s'effondre, épuisée, et s'endort aussitôt.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 29

     

         Du thé plutôt que du café, selon la pratique générale des résidents, et de l'eau plutôt que du vin. Je fais attention à moi. Je cours tous les jours dans le parc. C'est bon pour mon souffle et j'ai découvert que ça m'évitait d'être alpaguée longuement par Lucien, que je salue au passage d'un signe de la main (même, je crois que j'accélère un peu quand il apparaît, j'espère qu'il n'a pas remarqué, ce serait impoli et injuste). Je perfectionne ma foulée en longeant le mur de la propriété. Ensuite, une douche, puis j'écris. Ou je sieste, si j'ai forcé un peu. Mais tout de même, mon roman sans titre avance.
        Hormis le couple de gardiens, qui a vu les parentes d'Arbane ? J'ai posé la question à Joël, hier soir, tandis que nous travaillions dans la bibliothèque et qu'Alexandre était sorti. Je lui ai d'abord parlé de mon histoire de plan, comment j'essayais de me faire une idée de la configuration des lieux, la perception nouvelle grâce au belvédère, mon exploration de l'étage où il habite, lui, et la découverte des cadres des tableaux. Il a semblé enregistrer mes phrases avec intensité. Je veux dire qu'il était concentré sur mes paroles, il hochait la tête, l'air sérieux, sans prononcer un mot, comme s'il écoutait une conférence sur un sujet qu'il possédait bien et que chaque information confirmait un savoir ancien. J'ai évoqué mon appréhension du château, la sensation morbide qui se dégage des parties délabrées, en y mêlant les impressions des différentes promenades dans le parc. La complexité architecturale, les effets de perspective, les trompe-l'œil partout. Joël est sorti de sa concentration pour me regarder avec la même intensité qu'il m'avait écoutée, « Pourquoi ce besoin de connaître la géographie des lieux ? » Je n'ai pas su quoi répondre tout de suite. Il me semble que c'est à cause de mon premier projet, celui de l'abbaye. Je lui ai dit ça, mais je n'étais pas convaincue. Il a remarqué ma perplexité et a insisté, sans pour autant que ça me gêne. Il a vu que je l'invitais tacitement à me titiller là-dessus. Il a deviné dans cette quasi obsession pour l'intelligence du lieu, mon goût général pour le cadre, l'organisation. Il a compris que ce besoin est en relation avec ma façon d'aborder mes récits. Souvent, c’est vrai, il existe un environnement précis dans mes livres. Je m'en étais rendue compte, et certains critiques l'ont souligné, mais je n'avais pas fait le lien avec le confort que je trouve à épouser un cadre. C’est évident pourtant. Il y a comme ça des choses... J'ai lâché que je me méfiais de moi. « Il y a des fois où je suis bizarre », j'ai dit. Confidence qui m'a causé un frisson, aussitôt prononcée. Joël m'a interrogée silencieusement, ses cils battaient. Je n'ai pas aimé que ses cils battent. Mais j'ai poursuivi. Je savais que ça m'aiderait. On se confie souvent aux personnes qui nous sont indifférentes, aux étrangers qu'on ne reverra jamais. C’est ce qui a dû se produire. Je n'ai pas parlé du miroir. Cela, c’est indicible, trop compliqué, trop terrible pour moi, j'ai parlé de mes autres basculements, de mes crises de paranoïa. J'ai parlé de Simon, le petit ami de mes vingt ans, à l'époque de ma première édition, j'étais encore une gamine, au fond, je ne savais pas trop où je mettais les pieds. J'étais allée à Paris avec Simon pour, je ne sais pas, me déciller, voir des choses, me cultiver, sentir l'air du moment. Simon m'a accompagnée bien sûr, on était inséparables. J'ai raconté brièvement à Klevner notre voyage, l'hôtel que nous avions trouvé in extremis, alors que tout était occupé partout. Un hôtel poisseux, bruissant de rumeurs malades. Là, dans la nuit, je ne sais plus pourquoi, à cause d'un mot de Simon, ou une expression, un geste, quelque chose qui s'était passé dans la journée (mais je suis bien incapable d'en avoir le moindre souvenir), je n'ai pas pu m'endormir. Le détail revenu, parmi tous les autres événements de la journée merveilleuse que nous avions passée ensemble, ce détail s'est imposé, a pris toute la place (mais bon sang de quoi s'agissait-il ! ce devait être insignifiant), a effacé tout le bonheur que j'avais pu connaître en sa compagnie. Je me suis levée, j'étais là, debout à côté du lit, je regardais Simon, son beau corps tiède et bronzé au milieu des draps défaits, son torse qui se soulevait paisible dans la lumière des néons dehors, son visage détendu, presque souriant aux anges, je le regardais et le trouvais dégueulasse, ignoble, je le détestais, j'étais pris d'une haine, j'étais nue debout, pétrifiée de colère.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 28

     

         Sa voix reprenait les airs entonnés par Lucien, venait parfois au secours de ses oublis, et Lucien relevait la tête, souriait à Mina, qui lui souriait à son tour. Syrrha était sortie se promener avec le projet de boucler le tour du château, cette fois. Auparavant, elle avait considéré le puzzle compliqué de son plan déplié sur le lit, dépassant ses bords à présent, et s'était convaincue de la possibilité de comprendre la source des voix féminines surprises l'autre jour, dans le couloir, grâce à la configuration du bâtiment vu de l'extérieur. Elle avait amorcé sa balade par la droite et, forcément, s'était trouvée vers le potager. Le  couple de gardiens y travaillait. Le jardin est habituellement le domaine de Lucien mais, de temps à autre, Mina vient donner un coup de main. Là, elle aidait son compagnon à tuteurer des plantes aux longues feuilles dentelées et grises que Syrrha ne reconnut pas. Elle resta à distance, silencieuse, observant leur travail. Lucien rassemblait les grandes feuilles argentées qui jonchaient la terre, puis il soulevait la brassée et la ramenait à la verticale contre le pieu. Il faisait tout cela en chantant. Oh dis dis dis, qu'il est joli (Han ! respiration coupée, buste courbé en avant, jambes écartées, bras tendus, geste d'embrasser les feuilles) Ton petit petit (il hésita, Mina le relaya :) paradis (Lucien reprit) Avec tous ses zoiseaux, (dans un gémissement, il souleva le faisceau végétal, appuya la plante haute comme lui contre le pieu, continua de chanter) ses sauterelles et... (nouvelle hésitation, Mina ligota la cime des feuilles avec les ficelles qu'elle avait préparées, en même temps elle finit le couplet) ses radis. Le couple s'éloigna de la rangée de tuteurs auxquels les grands légumes étaient attachés. Leur volume, leur hauteur, les faisaient ressembler à des suppliciés de l'inquisition, empaquetés prêts pour le rituel du bûcher. Lucien, les poings sur les hanches, considérait l'ouvrage. Il avait vu Syrrha mais poursuivit sa chanson. Quand tu tu tu t'en iras  ; Dis-toi que tu regretteras  ; (il se tourna vers Syrrha, Mina suivit son regard et la découvrit alors. Ils chantèrent à l'unisson) Tous les zébus, les baobabs et les grands sassafras. Syrrha fit une parodie d'applaudissements enthousiastes. « Qu'est-ce que c'est ? » Lucien crut qu'elle parlait des plantes. Après tout, c'était le seul sujet digne d'intérêt. « Des baromets, les moines-plants comme on dit chez moi. C'est médicinal. » Très bon pour la santé, pour le sommeil, la respiration.... ajouta Mina. Syrrha supposa qu'on les cultivait pour Alexandre. « C’est ce qu'on a mangé l'autre soir, les racines ? » Lucien lui dit que non. Ça ne se mange pas, on en fait une pâte qui s'étale sur la poitrine, après une longue préparation. Syrrah admit qu'elle en entendait parler pour la première fois. D'ailleurs, depuis qu'elle logeait à Malvoisie, ce qu'elle avait appris en jardinant avec un de ses copains lui paraissait la pratique d'un autre continent. Quand elle s'aventurait dans le potager de Lucien, elle était confrontée aux limites de sa science dans ce domaine. La moitié des légumes lui était inconnue. « Des baromets ? » Lucien expliqua qu'il s'agissait d'une plante ancienne, dont la culture était interdite depuis que de grands groupes pharmaceutiques en avaient découvert les vertus. Une holding avait acheté la plante « comme si elle lui appartenait. » Et petit à petit, les jardiniers l'avaient oubliée. « Monsieur Cot a retrouvé sa trace et la description de sa culture dans un vieil ouvrage. On a réussi à débusquer des plants sauvages. C’est la neuvième année qu'on les fait pousser. En les sélectionnant, les feuilles sont plus longues et plus charnues, elles deviennent même trop grandes et trop lourdes, elles ne tiennent plus debout. Monsieur Cot dit que nous allons bientôt pouvoir les baptiser Grands Baromets, à force. Il pense aussi à Baromets de Malvoisie. » Il eut un rire de malice. Mina ajouta que la dizaine de sujets, ici, produiraient au mieux une centaine de grammes d'onguent. « Et encore, il faut des excipients, un traitement dans l'alcool, c'est laborieux » dit Lucien. Mina avait entrepris d'arroser les baromets, elle naviguait entre le point d'eau et les plants, soulevant de son corps sec les arrosoirs pleins, et Lucien la regardait sans bouger. Quand Syrrha fut à sa portée, il l'enroula dans un lasso de paroles pour ne plus la lâcher. Il étendit le bras pour désigner les autres essences confinées dans le périmètre du potager, les variétés plus ou moins repérées par Syrrah, qui ne pouvait que hocher la tête en écoutant les conseils de jardinier, les précautions à prendre, les orientations, les lunaisons, tandis que, imperturbable, Mina poursuivait son manège. « Vous voulez de l'aide ? » lui lança la jeune femme, Mina posa la paire d'arrosoirs qui équilibrait sa charge, elle se releva en se tenant les reins. « Merci, mais ce n’est pas à vous de m'aider quand même. » Lucien sembla d'un coup émerger de sa fascination « C’est bon, j'arrive », mais il le dit mollement. Cela ne l'empêcha pas de donner encore deux ou trois astuces de jardinier expérimenté avant de relayer sa compagne et de finir la tâche. Elle moqua son peu d'entrain, sa réaction à retardement, heureusement que mademoiselle Syrrha est là, sinon tu m'aurais laissé arroser tout le terrain jusqu'à la nuit sans broncher. Lucien ne releva pas, il poursuivait son monologue, cette fois dirigé vers le ciel qui décidément était avare de pluie. Syrrah s'excusa et reprit sa marche. Mina lui proposa de l'accompagner : elle devait vérifier un ancien pavage, soulevé et abîmé. C'était dans sa direction.
          Syrrha dut accélérer légèrement pour rester à côté de Mina. La petite femme s'en aperçut et s'excusa en marchant de façon plus mesurée. Elles échangèrent un sourire « C'est que moi, je me promène » dit Syrrha, et Mina la rassura : elle n'était pas obligée de courir non plus, le pavage n'allait pas s'évaporer. « Figurez-vous que je n'avais pas encore eu l'occasion de faire le tour du château. » Mina reçut cette information sans relever que ce n'était tout de même pas une épreuve énorme. Quarante minutes de marche, deux heures de plus si l'on veut prolonger par le tour du parc. « C'est une jolie promenade. Vous avez raison de la faire le matin, c'est plus agréable que l'après-midi, quand il fait chaud. J'ai remarqué que vous vous promeniez surtout l'après-midi, d'habitude. » C'était la première fois que Syrrha entendait une si longue tirade de la bouche de Mina. Elle avait une voix agréable, avec un accent presque chantant. Une forme du sud de la France, de la Drôme peut-être, mais peu marqué, qui ne lui était pas apparu jusque là. « Vous êtes seuls, Lucien et vous, pour entretenir tout le domaine ? C'est énorme, non ? » Mina marchait en regardant devant elle « Il y a du personnel qui vient deux fois par semaine tôt le matin pour le ménage, et des jardiniers pour le parc, une fois par semaine. Mais quand même, il y a trop de travail pour nous. Il faudrait au moins deux autres personnes à plein temps. » Qui habite le château ? Syrrha perçut une suspension dans l'allure de Mina. Le rythme de sa marche décrut légèrement, et malgré ce ralentissement, son souffle lui parut plus court. « Une fois, avoua Syrrha (avoua, car c’est l'effet que cela lui fit, de livrer une confidence et de s'en trouver soulagée), j'étais allée explorer l'étage au dessus du mien, et j'ai entendu des voix, je veux dire des cris : des femmes se disputaient. Ce n'étaient pas vous et Arbane, n'est-ce pas ? C'étaient d'autres personnes ? » Mina fit calmement « oui, oui » et accéléra insensiblement le pas. « C'était qui ? » s'impatienta Syrrha. Mina stoppa cette fois et la considéra, sans dureté mais sans sourire, comme si elle avait de la peine : « Qu'alliez-vous faire à l'étage de monsieur Klevner ? » Je fais un plan, j'essaye de me faire une idée des surfaces et de l'organisation de Malvoisie. Vous devez le savoir, j'en ai parlé à Lucien, et aussi à monsieur Cot. Mina ne dit rien tout de suite, elle assimilait ce qu'elle venait d'entendre, elle ruminait en même temps la question de Syrrha ; Qui habite le château ? L'allure des deux femmes était rapide à présent, Syrrha s'était accordée au pas de Mina. « Il y a trois femmes. Trois générations. La grand-mère, la mère de Madame Cruchen et Arbane elle-même. » puis elle émit une exclamation qui signifiait qu'elle était parvenue au pavage à inspecter et donc, à la fin de la conversation. Syrrha la remercia, s'excusa de l'avoir peut-être mise mal à l'aise ou autre chose, peut-être n'avait-elle pas le droit de parler de l'intimité d'Arbane. Mina cherchait du regard les parties du sol endommagé « Il n'y a pas de secrets. On ne parle pas forcément d'elles tous les jours, c'est tout. » Mais pourquoi est-ce qu'on ne les voit jamais ? Mina haussa les épaules, elle ne savait pas trop. « Sa grand-mère est trop fragile et sa mère ne sort jamais. Je crois qu'elle a peur du dehors. »
        Syrrha remercia, prit congé et continua son chemin tandis que Mina auscultait les dalles abîmées. Syrrha leva les yeux et découvrit une portion de mâchicoulis en bois, greffés à une tour apparemment ancienne, mais elle savait qu'à Malvoisie, la vétusté était souvent un leurre. D'ailleurs, elle ne connaissait pas d'exemple d'encorbellement médiéval en bois qui ait subsisté. Il s'agissait probablement d'une reconstitution du père Cot pour un film épique. Elle tenta de se repérer par rapport au jardin, invisible d'ici, mais dont elle connaissait la situation. Puis son regard anticipa sa marche et longea la paroi qui, plus haute, lisse, à peine incisée de meurtrières noires, ressemblait ici aux murs d'une forteresse médiévale et prolongeait sa falaise austère jusqu'à une tour d'angle. C'était une tour carrée et massive ; elle était également pourvue de mâchicoulis, mais en pierre. Sur son carnet, Syrrha avait esquissé un début de profil du château en prenant soin de noter l'orientation. Elle reprit le dessin à une autre échelle sur la double page suivante et tenta d'ajouter les éléments qu'elle découvrait, en respectant les proportions autant que possible. C'était difficile. Faisant cela, elle dodelinait, se demandant bien comment cette physionomie extérieure pourrait jamais lui donner la moindre indication sur l'architecture intérieure. Elle prolongeait des lignes, décrivait les accidents, les reliefs et renfoncements du périmètre, en gardant à l'esprit le plan déployé dans sa chambre et le souvenir de ses déambulations dans les étages. Pour l'instant, rien ne semblait relier la distribution des couloirs et des chambres avec la configuration des bâtiments. Après une halte pour prendre en note tout cela, elle reprit le parcours.
          Elle dépassa la grosse tour carrée, en se faisant la réflexion qu'elle ressemblait beaucoup à celle qui donnait sur le bassin d’Hermès, et comprit qu'elles étaient l'une et l'autre situées en opposition selon un axe Nord-Est / Sud-ouest. Cela lui parut une disposition signifiante, un élément de compréhension de l'ensemble. Dans l'axe de la tour, elle considéra le parc, un peu déçue de ne pas distinguer un autre bassin, une autre sculpture qui en aurait fait un pendant. Elle aurait aimé une symétrie, inappréciable sur le terrain, mais perceptible par l'intelligence, la vision synthétique du lieu. Il n'en était rien. Syrrha analysa sa déception comme une blessure faite à son amour de la règle et de la norme. Cela aussi l'agaçait quand elle en était son propre témoin. Elle longea le mur qui maintenant, s'ouvrait sur un côté du parc qu'elle n'avait jamais vu. Le mur était percé de porches successifs (succession qu'aucune logique n'expliquait) avec des portes fermées pour la plupart. Quand un portique était ouvert et qu'elle s'avançait, Syrrha trouvait une cour délabrée avec des murs effondrés, éventrés par une végétation qu'on avait laissé croître depuis des années. Au milieu des éboulis et des parois en ruine, des acacias bataillaient avec des lierres, des vignes vierges et des glycines, qui tentaient de s'étouffer les unes les autres par la puissance et le nombre de leurs constrictions. Pierres et plantes avaient revêtu une égale cuirasse de grisaille qui créait l'illusion d'un chaos immobilisé, une scène de combat arrêtée par le regard de Méduse, rendue par les effets d'une estampe exagérément encrée. Il y régnait une odeur pénétrante de corruption ancienne, la souffrance exsudait par les murs défoncés, la pourriture grouillait sous le fatras des branches mortes. Syrrha se sentit repoussée par une force hostile et, frissonnant, se tourna vers le parc. Il était traversé des allées habituelles, bordées des mêmes buis taillés qui soulignaient les fausses perspectives dans les parties qu'elle connaissait déjà. Le dessin au sol conduisait le regard vers une plaine brumeuse, mais le paysage était coupé par l'enceinte du parc, un long et haut mur de pierres. Rien de particulier. Plus loin, alors que, selon ses estimations, Syrrha se trouvait à présent à l'opposé de l'allée principale et du grand hall, elle s'arrêta au pied d'une portion aux hauteurs et natures inégales, manifestement greffée à l'ensemble d'origine. Pierres de taille finement ajustées, galets arrangés grossièrement, béton, briques et pisé se succédaient bord à bord, formant une sorte de catalogue de matériaux de construction. Au sommet de cet ensemble hétéroclite, les toitures multipliaient elles aussi les types : tôles ondulées, tuiles romaines, bardeaux, zinc, bronze doré ou ardoises. Cette profusion de modes sur un espace aussi restreint créait une impression maladive, racontait une volonté d'examiner en grandeur réelle toutes les façons de construire, trahissait également une obsession coûteuse. Considérant ce qu'elle connaissait déjà de Malvoisie, intérieur et extérieur, Syrrha conclut qu'il avait fallu au père Cot des moyens délirants. Elle n'avait pas eu connaissance que le cinéma hollywoodien, malgré ces exemples fameux de débauche financière, eût jamais rendu un décorateur aussi riche.
        Elle aborda ensuite un autre angle du château, et devina à son extrémité des éléments qu'elle connaissait déjà pour les avoir vus lors d'une promenade précédente, commencée en sens inverse. Elle avait presque terminé son tour complet. De ce côté, les murs d'enceinte étaient moins hauts. Dépourvu de faîtage ou de créneaux, leur sommet était émoussé. En se retournant, elle découvrit au fond du parc, devant l'écran d'un bois de résineux dense et sombre, un bâtiment surélevé, une sorte de terrasse en pierre présentant trois arches aveugles en façade et dont le niveau supérieur était desservi par deux rampes latérales, à chaque extrémité. La terrasse était protégée par une rambarde aux balustres de grès, surmontée ponctuellement par des vasques envahies de mauvaise herbe. Elle s'y dirigea. En approchant, Syrrha acquit la conviction qu'elle était en présence d'un authentique vestige du château d'origine. Il lui fallut plus de temps qu'elle pensait pour l'atteindre. C'était beaucoup plus grand qu'elle l'avait supposé. Sans doute était-ce là une contre-illusion, c'est-à-dire qu'ici, exceptionnellement, l'allée qui menait à la terrasse n'était pas déformée par la perspective forcée qui exagérait, partout ailleurs dans le parc, les proportions des lointains. Syrrha comprit simultanément que son cerveau s'était accoutumé aux artifices de Malvoisie. C'était une révélation troublante, car il lui faudrait maintenant tenter de saisir le moment où ses sens avaient baissé les armes. Parvenue au pied de la terrasse, elle emprunta la rampe de droite, assez large pour supporter le passage d'une voiture à deux paires de chevaux. C'était absurde, ces dimensions, si loin des autres bâtiments et n'aboutissant nulle part, mais elle imagina que la terrasse pouvait être l'amorce d'une nouvelle structure, l'accès d'un deuxième château. Lui revint en mémoire un article au sujet du Taj Mahal : le mausolée de marbre blanc n'aurait été que la première phase du projet final, qui aurait compris un jumeau de marbre noir. Deux merveilles architecturales construites en miroir.
        Accoudée à la rambarde, Syrrha découvrit pour la première fois Malvoisie entièrement. La terrasse avait donc une fonction de belvédère, d'observatoire. Unique point-de-vue sur le château que ses proportions et sa complexion rendaient autrement illisible. De là, il était possible de percevoir un schéma général, une organisation. Deux enceintes s'imbriquaient l'une dans l'autre et les grandes tours carrées coiffées de leur hautes toitures d'ardoise encadraient un bâtiment massif, percé de fenêtres en ogives. Elle sut que c'était le corps central, l'ensemble qui recelait les pièces de vie, grand hall, salle à manger, étages des chambres, grande bibliothèque, il était caché ailleurs par toutes sortes d'artifices, tours, échauguettes, contreforts, arches, remparts crénelés... et n'était visible de ce côté que par l'absence relative d'éléments allogènes et l'érosion du mur qui faisait face à la terrasse. Elle nota plusieurs excroissances sur le corps central, supposa que l'une était le dégagement nécessaire à la confluence de la double volée d'escaliers, et une autre, qui s'avançait perpendiculairement de façon très prononcée et jetait une ombre longue sur la façade, la traverse du « T » sur son plan. Elle constata, satisfaite, que le bâtiment se prolongeait effectivement au delà, sans pour autant équilibrer, comme elle l'avait cru, la première moitié de la barre verticale. Vue de dessus, l'ensemble pouvait ressembler à une croix chrétienne classique. Syrrha nota sur son calepin que les appartements d'Arbane et de ses parentes devaient se trouver dans la branche gauche du T.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 27

     

         Penser que l'incendie se dirige sur nous, gagne du terrain à chaque minute, me rend folle. Notre impuissance, l'inertie de toute la maisonnée à ce constat, surtout. J'ai téléphoné à Katrine qui m'a confirmé l'analyse d'Alexandre : selon les autorités nous sommes hors de danger, il n'y a aucune urgence. Et puis j'ai appelé maman, je l'ai rassurée dans l'hypothèse où elle se serait inquiétée pour moi. Ce n'était pas le cas, sauf pour les médicaments, elle me trouvait excitée, elle radote, elle rappelle de bien prendre les médicaments, pas oublier, c’est important tu sais. Complètement déphasée, longtemps que je n'ai plus besoin de ces merdes. Nous ne nous sommes pas dit grand chose. De toutes façons, je sais ce qu'elle veut me dire. Je coupe court en général, avant les leçons et les préconisations. Elle aussi est hors d'atteinte. Je ne m'en fais pas trop pour elle. Elle a toujours su se sortir de toutes les situations. J'ai appelé aussi mon éditeur. Suis tombée sur un répondeur censé donner la date de son retour de vacances, mais avorté. « Nous sommes de retour le... » et une sonnerie s'enclenche. J'ai souri, laissé un message « Si tu peux me rappeler, je suis en pleine Tûûût ».
        Mon roman avance bien, il est sur sa lancée, quand le rythme est pris. C'est le grand régal des chantiers d'écriture quand toute la verve file. Je n'oublie pas qu'un mois est passé. Je ne suis pas Simenon, il me faut énormément de temps pour écrire, pour penser ce que j'écris et surtout pour effacer ce que j'écris, les scories, ce qui est dispensable. Mais enfin j'ai bon espoir. À ce rythme, j'aurais fini une première version pour la fin de la résidence, ce qui est exceptionnel pour moi, inédit. J'ai pris l'habitude d'écrire le matin dans la chambre, de lire un peu ou de me promener en début d'après-midi et de finir la journée à écrire dans la bibliothèque cette fois. Alexandre et Joël sont souvent là, eux aussi, ils travaillent en silence. Je vois que ça ne me dérange pas, au contraire. Et puis l'infirmière s'annonce, elle passe chercher Alexandre et je me retrouve seule avec Joël. Tout se passe bien. Il a accepté de me parler de son travail. Depuis deux ans, il écrit un roman intitulé Pieds nus sur les ronces, construit autour de biographies alternatives. Celles des gens qu'il croise (je n'ai pas osé demander mais je dois y figurer), qu'il a connus ou pas, des personnalités aussi bien que des gens modestes, des personnes réelles toujours. Vivants ou non, il les mène dans une saga romanesque, de la naissance à la mort. J'aimerais savoir comment il les fait mourir. J'aimerais connaître le sort qu'il m'a inventé. Il a fait ce travail pour lui. Une façon peut-être d'interroger l'existence, je ne sais pas. Il ne sait pas non plus, ne cherche pas à théoriser. Il écrit. Le reste ne lui importe pas. J'ai failli revenir presque avec la même colère, sur le contrat de l'auteur avec le lecteur. Enfin, pourquoi écrire si ce n'est pour personne ? Il va bien falloir faire quelque chose de tout ça ? (évidemment, nous étions entourés des livres de la bibliothèque et Joël m'a fait valoir en les montrant que ça annihilait tout ce que je venais de dire : combien d'auteurs oubliés, d'écriture sans incidence ? tout ça est inutile). J'ai protesté, il faut donner à lire ce qu'on produit, même à un cercle restreint. Ne serait-ce que pour avoir un regard extérieur, savoir ce que l'on vaut. Il m'a dit que ce n'était pas important. Qu'il savait. Il avait assez lu, et travaillé depuis assez de temps, pour avoir une idée précise de la place qu'il avait, littérairement. Personne ne pouvait lui apprendre quoi que ce soit là-dessus. En l'écoutant, en le fixant à cet instant les yeux dans les yeux, je n'ai pas eu envie de me moquer d'une si formidable prétention. J'ai seulement su qu'il disait vrai. Et Alexandre, l'avait-il lu ? Oui, un peu par hasard et puis il lui semblait normal de payer ainsi sa dette. C'était son loyer, d'une certaine manière. Mais ils avaient promis de ne jamais aborder la question. J'ai insisté. Depuis le temps qu'il travaille sur sa saga, il doit avoir construit des centaines de destins, imaginé autant de vies, et au bout du compte fabriqué de la littérature, j'en suis persuadée, de la littérature c'est-à-dire, selon mes critères, quelque chose d'utile. Joël a haussé les épaules, s'est excusé de ce geste vulgaire et a repris le mot « utile » avec une moue. « Tout le monde peut se passer de ce que j'écris. Ma seule interrogation, par rapport à tout ce que j'ai fait, est de comprendre pourquoi je résiste à l'idée de brûler chaque ouvrage, une fois qu'il est terminé ». C'était dit avec beaucoup de distance, comme une réflexion sur un sujet lointain ; il n'y a aucune posture, je le vois bien. Mes préventions, mon agacement, je les regrette. Je sais à présent qu'il est sincère, même si l'absurdité de travailler comme ça ne lui apparaît pas. Cependant je sais que c'est trop, trop de pureté pour rien, trop d'orgueil. Ce que je considère comme l'humilité de risquer la blessure, était pour lui de l'exhibition : « Je ne sors pas nu dans la rue. Ma nudité me regarde, elle n'apporterait rien aux autres, n'est-ce pas ? » J'ai eu envie de lui répliquer qu'alors ce qu'il faisait était de la branlette, mais je me suis retenue. Néanmoins, il a remarqué le sourire que j'avais eu à cette idée. Il a cru que je l'imaginais à poil se promenant dehors ou une image de ce genre. Il a souri à son tour, s'est senti gêné. « Oubliez ce que je viens de dire ». Nous avons partagé un bref ricanement. Il m'a demandé ensuite ce que j'écrivais en ce moment. Je raconte des moments de mon enfance. Il a paru intrigué, a noté que je me débarrassais de la fiction, n'a pas dit « enfin » mais l'intonation était transparente. J'ai dit oui, que ça me faisait du bien. Vous avez un titre ? « Pas encore ». Il a dit que c'était un joli titre. J'ai répondu qu'après tout, pourquoi pas ? « C'est moins bien. » a-t-il plaisanté. Je vais chercher. Parfois, le titre vient immédiatement, et quand ce n'est pas le cas, si la connexion étrange entre quelques mots, une phrase, et le contenu du livre, ne s'est pas faite, il faut alors beaucoup de temps. « Ça a un rapport avec Malvoisie ou avec Terret ? », a demandé Joël Klevner. Allez savoir, je lui ai dit. Allez savoir.

  • Les Nefs de Pangée - L'interview

    "(...) ce qui importe, c’est la façon dont ces récits sont fixés et transmis. Le problème devient aigu quand il s’agit de se demander à qui sont destinés les récits d’un monde qui ne laisse pas d’héritiers... C’est l’horrible questionnement d’un des personnages essentiels du roman : Hammassi, la conteuse, quand il s’agit de boucler la légende. Pour qui écrire et pour quoi écrire ? Tous les auteurs aujourd’hui, qui perçoivent que leurs textes n’auront aucune postérité, sont confrontés à la vanité de leur entreprise."

    Interview assez complète, plutôt riche. Les très bonnes questions de ACTU-SF et mes réponses, aussi claires que possible.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 26

    La journée passée, il revint à Syrrha une pensée qui l'avait traversée lorsqu'Alexandre avait avoué que son père avait vendu les tableaux. M. Cot avait-il des enfants ? Dans le prolongement de cette question, Syrrha tournait et retournait l'idée que Joël pourrait avoir été adopté légalement par Alexandre et donc être l'héritier de Malvoisie. Elle voulut s'en ouvrir auprès de Lucien et de Mina mais les débusqua tardivement, complètement absorbés par un arrivage énorme de victuailles et de bouteilles de vin. Elle croisa Arbane, elles discutèrent agréablement de choses et d'autres, mais elle n'eut pas les mots pour aborder la question. Dans la nuit, la mesquinerie de l'idée lui apparut entièrement et la retint de dormir un temps qu'elle crut ne jamais voir finir. Elle s'imaginait poser la question à table, elle imaginait la surprise d'Alexandre, celle de Joël ou d'Arbane. Elle voyait la scène se dérouler dans son demi-sommeil, cela se passait dans la salle à manger, elle posait cette fichue question de la façon la plus naturelle qui soit mais les gestes des convives s'arrêtaient, les visages échappaient à leurs contours habituels, il lui semblait qu'elle devait reprendre la question, et être contrainte de l'énoncer encore redoublait sa honte. Elle écoutait les réponses, les unes et les autres reprises en boucle dans l'insomnie, fondues à l'obscurité mais se frayant un passage pour lui parvenir avec netteté : « Pourquoi demandez-vous cela ? » Elle s'imaginait bredouillant, mal à l'aise. Quelle raison avait-elle d'être aussi indiscrète ? Que pouvait bien lui faire le statut familial des uns ou des autres ? Elle n'était pas là pour ça. Son éditeur faisait irruption dans la scène, imposait sa présence, la considérait avec sévérité. Cette enquête n'avait rien à voir avec la tâche qu'elle devait accomplir ici. Au fait, où en était-elle ? La scène recommençait, elle posait la question de toutes les manières croyait-elle mais toujours les mêmes mots revenaient à ses lèvres, les visages médusés de plus en plus désamarrés de leur aspect diurne se délitaient dans la nuit tandis que les réponses offusquées lui parvenaient cependant que ses arguments pour expliquer sa curiosité devenaient plus pertinents, plus crédibles, mais toujours, alors qu'elle était presque parvenue à convaincre, l'éditeur intervenait pour la rappeler sèchement à son devoir d'écrivain. Elle abandonnait, tentait de se concentrer sur autre chose, sur son roman, sur l'écriture, sur l'idée d'écrire mais très vite la scène construite par son imagination revenait, prenait texture et puissance, jouait l'éternel dialogue à la façon d'un disque rayé, c'était insupportable, penser à autre chose, mais la voici à nouveau, elle posait la question, les convives la fixaient d'abord silencieusement, plus ou moins nombreux à chaque représentation, puis leurs réponses se déversaient d'un coup, et elle cherchait une bonne raison pour avoir posé cette question, puis tout recommençait. Une démangeaison infernale. Syrrha finit par se lever. L'atmosphère dans sa chambre était lourde, la fenêtre ouverte n'apportait pas de fraîcheur. Il n'était pas vingt-trois heures. Sans doute, peu de résidents dormaient-ils à cette heure. Si elle descendait, elle rencontrerait forcément l'un d'eux. Il lui fallait une présence, quelqu'un à qui parler d'autre chose. Se débarrasser de cette écharde insignifiante qui ruinait son sommeil.
        Elle emprunta l'escalier, fit le trajet jusqu'au hall en notant combien tout cela lui était devenu si rapidement coutumier et comment les distances variaient en fonction de son humeur. Au bas des marches, pieds nus au bon contact froid du marbre, elle perçut le vrombissement caractéristique du fauteuil roulant d'Alexandre. Il jaillit du couloir comme un diable de sa boîte. Le vieillard était en pyjama et sa machine était lancée à toute vitesse à travers le hall démesuré. « Suivez-moi » dit-il à Syrrha et d'ailleurs toute la maisonnée le suivait, accélérait le pas pour rester au plus près. Arbane en chemise de nuit, Joël en débardeur et en short. Il avait un air égaré, cheveux en bataille. Syrrha pensa qu'il venait d'être réveillé en sursaut. Elle aurait dû le voir dans l'escalier, descendre devant elle. Et puis elle comprit qu'il venait de la bibliothèque et qu'il s'était assoupi sur ses cahiers. « Que se passe-t-il ? » mais personne ne répondit à Syrrha. Le groupe se resserra autour d'Alexandre quand il stoppa sa machine devant une fenêtre, une des hautes fenêtres qui donnent sur l'allée centrale. Elle était avec eux, inquiète de leur silence et surtout de la peur qui suintait de chaque geste. Arbane tira le rideau qui masquait la fenêtre et un halo de couleur rouille les enveloppa aussitôt. Ils étaient figés, Alexandre bredouilla quelque chose, une parole navrée. Là-bas, mais très loin, aux limites invisibles de l'horizon, une lueur rousse mouillait le ciel depuis la terre, montait au ralenti dans les ténèbres sans toutefois les repousser, les imbibait à la manière d'une argile rouge diluée dans une flaque noire. Joël hochait la tête, il acquiesçait à une question posée à l'intime depuis longtemps. C'était loin. Malvoisie était hors d'atteinte. Syrrha suffoquait, elle espérait une phrase de réconfort. Arbane lâcha : « nous y voici » et ce fut comme une gifle. Indignée, effrayée, Syrrha cria plus aigu et plus fort qu'elle aurait voulu : « Pourquoi dites-vous ça ? » Arbane la considéra, interloquée, « allons... » lui dit-elle pour l'apaiser, mais Syrrha s'énervait, les larmes montaient : « Mais ça ne va plus, ici, ma parole, vous êtes tous cinglés, hein ? » Les flammes paraissaient s'épuiser puis un regain soudain les envoyait à l'assaut de la nuit. Arbane tenta de saisir son bras « Calmez-vous, Syrrha, voyons, nous n'avons rien à craindre pour l'instant. » Pour l'instant ? Combien on est ici, hein ? Je veux dire : il y a combien de personnes dans ce foutu château, à attendre que l'incendie les dévore ? Et vous restez là derrière la fenêtre, tranquilles, à vous dire que de toute façon... Nous y voici ! Nous y sommes, c'est ça ? Alors c'est comme ça, juste : Nous y voici et puis hop, l'incendie et on se fout du reste ? Arbane conservait un calme effrayant : « Vous ne savez plus ce que vous dites, il ne faut pas avoir peur. » Syrrha croisa les bras, les serra fort contre elle pour comprimer des sanglots qui la secouaient, imposer qu'ils restent confinés au fond de sa poitrine. Elle retint sa respiration, se contint, remisa par la force toutes les larmes et les peurs, le vertige qui la saisissait parfois dans ces moments critiques, l'énervement qui déformait les choses, elle hocha la tête plusieurs fois brusquement et ravala ses larmes. Joël s'était approché d'elle, compatissant et sincère, il ne pouvait rien dire, mais son regard avait assez de bienveillance pour nourrir le courage de Syrrha. Elle aussi muette, fit signe de l'excuser, qu'elle se calmait. Alexandre désigna des nuances perceptibles au cœur du halo, ça va tourner, ce n'est pas encore pour nous. Il y aura un répit. « De toutes façons... » commença Joël sur un ton sinistre, mais sa phrase resta en suspens.

     

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 25

     

         J'ai demandé à Alexandre qui était Ossian, hier soir. Je n'ai pas pu évoquer les voix dans le couloir, je ne m'en sentais pas le droit. Il m'aurait paru trahir un secret, comme dénoncer un clandestin. J'avais rejoint Alexandre dans sa bibliothèque avec l'intention d'y travailler, sans m'inquiéter de la présence possible de Joël. L'écriture me confère indirectement une protection, une aura, je me sens plus forte quand je suis lancée et puis j'admets que je change d'opinion sur Klevner, il ne m'est plus aussi incompréhensible. Hier soir, j'étais débarrassée de mes images cernées de pastilles noires, celles qui apparaissent quand je fais face au miroir et que je m'y obsède maladivement en répétant mon nom jusqu'au contresens, à la négation. J'étais bien. Peut-être parce que tout était soulagé dans les lignes sur le papier. C'est un raccourci : l'écriture n'est pas un défouloir. Pas seulement. J'exulte parfois par son biais, mais ce n'est qu'une amorce, le début ; ensuite, tout cela est élaboré, traduit, repris, retouché. Je ne me soigne pas par l'écrit, je ne fais pas de psychanalyse par l'écriture, je n'exorcise rien ainsi. Ou quand il m'est arrivé de le faire (j'admets que c'est arrivé), ce n'était pas très bon, une amorce disais-je, un prétexte pour projeter quelque chose de plus riche. Comme Francis Ponge décrivant un bosquet d'arbres et reprenant l'image jusqu'à ce qu'elle produise quelque chose, une musique intelligente. Donc, j'étais bien, sereine, j'avais replié entre les pages le pénible épisode de la dispute derrière la cloison.
        Qui est Ossian ? Alexandre a d'abord froncé les sourcils, intrigué, pourquoi cette question ? J'ai expliqué mon exploration méthodique, l'étage, la remise et ses cadres. Il n'a pas paru fâché. Perplexe, vaguement réprobateur peut-être, mais pas fâché. Il a soupiré, parcouru du regard les rayonnages comme s'il devait se raccrocher à la présence d'un ouvrage où il savait que le sujet était abordé pour en extraire, par la réminiscence de sa lecture, le savoir qu'il en avait retiré jadis. Mais tout est dans sa tête. C'est un faux littéraire, m'a-t-il dit. La presque totalité de l'intelligentsia de l'époque a avalé la mixture. L'époque, quelle époque ? (Il faut bien avouer ses lacunes). Le XVIIIe siècle. Ossian est – ou aurait été plus exactement – un barde écossais, auteur de nombreux écrits. Un poète anglais, un nommé McPherson, les a publiés. C'est une grande mythologie ronflante, que peu de gens ont lue depuis. (Alexandre a eu son sourire d'elfe) C'est assez insupportable. Et ce n'est qu'une invention de l'écrivain qui a dit avoir traduit cette saga telle quelle de l'ancien gaélique, ce fameux McPherson. Aujourd'hui, Ossian n'a droit qu'à quelques lignes dans les anthologies littéraires alors que son influence fut énorme. Une des lectures favorites de Napoléon qui l'a même fait intégrer à certains tableaux dédiés à sa gloire et à la gloire de la nation. On peut dire que d'une certaine façon, l'ossianisme a accouché du romantisme. Tout ce fatras enraciné, le goût des légendes, du folklore druidique, barde et compagnie, l'exaltation du passé gaulois ou germanique. Vous voyez où cela a pu nous entraîner, n'est-ce pas ? Je ne sais pas si les livres influencent vraiment mais enfin, quand on écrit, et surtout quand on écrit pour de mauvaises raisons, il faut se méfier. La littérature n’est pas un artefact anodin. C'est une célébration de la pensée. Cela produit des effets quand le livre rencontre une opinion qui ne demande qu'à se l'approprier. Probablement, McPherson avait besoin d'un succès éditorial. Il l'a eu. L'Europe avait besoin d'une mythologie ; il la lui a offerte. Beaucoup d'écrivains et de poètes lui rendirent hommage, on le compara à Homère ! Mon bon Homère... Aurais-je été dupe moi aussi ? J'aurais bêlé d'admiration, comme les autres. Nous sommes les produits de notre temps. La problématique du faux, fausse charte, faux manuscrit ou faux tableau, est fascinante. Hors les anecdotes piquantes sur des faux célèbres, reste le problème de la beauté. Toute œuvre est davantage l'idée que nous nous en faisons, que la perception de sa valeur esthétique réelle. Nous sommes des êtres de discours, avant tout. La beauté est rhétorique, elle n'existe peut-être pas tant que nous ne l'intellectualisons pas (j'essaye de rassembler et de restituer les idées d'Alexandre là-dessus, j'ai perdu des détails, mais je crois que c'était là l'essentiel). Ah oui : il a aussi parlé de Néfertiti. « Nous sommes également éblouis par la beauté du buste de Néfertiti, et nous écartons comme de mauvais rêves les experts qui ont décrété qu'il s'agissait d'un faux. C’est impossible puisque c'est beau ! Dans le cas d'Ossian, ce n’est même pas beau, en tout cas, ça ne peut plus le paraître objectivement (l'objectivité de notre temps, qui n'a plus besoin d'Ossian). Mais le XVIIIe avait besoin de ce récit fondateur. Il y a eu tant d'histoires de ce genre. Les faux carnets d'Hitler, les faux savoureux de Vrain-Lucas pour le savant Chasles aveuglé par son patriotisme, le faux manuscrit mexicain confié à l'abbé Domenech et qui se révéla être une série de dessins maniaques produits par un obsédé sexuel, un faux Rimbaud, La Chasse spirituelle, qu'André Breton démolit finement alors qu'il faisait l'admiration de certains spécialistes du poète. » Il allait me citer d'autres exemples, je le voyais bien parti pour ça. Je l'ai interrompu.
        Et le tableau ? j'ai demandé. Le cartouche était celui d'un tableau intitulé : Ossian chante les vieux rois. Peut-être qu'il s'agissait encore d'un trompe-l’œil, un décor pour un film ? Alexandre a inspiré profondément. La question sur le tableau l'ennuyait. Un détail. Il a commencé à dire qu'il ne savait plus et puis, comme je ne disais rien et continuais de le fixer (en fait, je ne patientais pas, il me semblait qu'on allait passer à autre chose), il a maugréé, fait un geste résigné, et dit comme s'il avouait une faute personnelle ou dont la honte devait entacher son souvenir pour des générations : « Ils ont été vendus par mon père à un peintre qui cherchait des toiles de grands formats. Selon lui ça ne valait rien, ils étaient très abîmés, personne n'en voulait, les musées contactés renâclaient. Personnellement, je ne les ai jamais vus. » Alexandre a poursuivi là-dessus en me faisant valoir que c'était une preuve de plus qu'une œuvre parle d'un temps, n'a de valeur que dans ce temps. Bien sûr, elle peut constituer un témoignage et on peut la conserver à ce titre. Mais dans le cas des tableaux de Malvoisie, les restaurer auraient demandé des moyens disproportionnés. J'ai répondu « Il faut espérer que le peintre qui les a achetés en a fait quelque chose de valable. » Alexandre a souri comme j'aime. Il a émis un petit hoquet de rire, a ajouté que, de toutes façons, des toiles de ce format encombraient les murs et auraient empêché de mettre des livres, « tout est bien comme ça ». Et puis il est retourné sans autre commentaire à ses bouquins. J'ai fait de même, me suis installée au bout de la table face à lui, et j'ai travaillé toute la journée.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 24

     

         L'écriture avançait de façon continue, de façon obsessionnelle surtout, ce qui est pour Syrrha le signe patent qu'un livre est en train de naître. Sur l'unique téléphone de Malvoisie, Syrrha a pu appeler Katrine pour lui annoncer que cette-fois elle y était. Katrine n'a pas compris, vous y êtes... ? J'écris, voyons, j'écris, j'y suis, je suis dans l'écriture. Katrine était contente, pas tant que ça en réalité, moins que Syrrah ne l'aurait cru, moins qu'elle ne se l'était imaginé, que s'était-elle imaginé ? Elle réfléchit après avoir raccroché : Katrine n'était pas impliquée dans les suites éditoriales de la résidence d'écrivain, seulement dans l'organisation de l'accueil, le reste ne l'intéressait pas. Elle demanda tout de même si l'auteure n'avait besoin de rien, si tout allait bien « à part ça ». Syrrha la remercia, elle avait tout ce qui lui fallait, la preuve : l'écriture était revenue. Katrine la félicita, plus chaleureusement enfin, elle était fière que son intuition ait été la bonne. Syrrha la remercia pour cela. Elle mentait sans y prendre garde : fondamentalement, les lieux n'avaient rien à voir avec sa soudaine inspiration. De la même façon sans doute que l'élaboration du plan du château ou le système scrupuleusement mis en place autour de l'abbaye de Terret étaient des leurres. Il s'était agi dans les deux cas de méditer sur les potentialités d'une idée et pas tellement sur le lieu lui-même ou son originalité supposée. Il s'était agi de saisir le prétexte d'une réflexion et de la mener par certains moyens au plus loin, c’est-à-dire au plus proche de la littérature. C'est de cette réflexion concentrée qu'était né le récit, que naissaient tous les récits. Pas de conte ou d'épopée, pas de nouvelle ou de grande saga, aucun mythe, aucune fiction, aucune description du réel même, sans le filtre sophistiqué de la méditation. Pour que Syrrha se sente entraînée dans le cône de la méditation, y précipite ses pensées pour en extraire l'essence, là bas au final, il lui était nécessaire de s'adonner au rite secret du temps de la réflexion, du retour sur soi, et cette phase du travail s'exerçait sans conscience d'elle-même dans le cadre subtil d'un sujet où se projeter. Architecture, mouvement d'un sentiment, rêve visité, opinion sur une cause, accident historique, souvenir d'un autre, il y avait pléthore, et chaque était le prétexte d'une prospective de la fiction. La fiction  – ou pas seulement la fiction : la sublimation du vécu par l'exercice littéraire – naissait de là. Terret avait été l'un de ces objets, Malvoisie avait surgi à son tour dans son apparence dérangeante, les deux furent l'occasion d'une méditation. Rien d'autre. Les sujets étaient les mêmes, les obsessions ne se déformaient qu'à peine sous l'influence de tels objets, pas plus que la lumière en périphérie d'un astre médiocrement massif. Il aurait fallu un trou noir, une attractivité totale, pour que la production de Syrrha change de paradigme. Il aurait fallu qu'elle ne soit pas Syrrha pour que ses récits soient mobilisés par d'autres émotions, d'autres vérités. Elle était Syrrha, avec son bagage de Syrrha, son enfance et ses expériences de Syrrha, et aucune abbaye, aucun château ne déplacerait jamais assez ses intérêts pour inspirer autre chose que les récits en germe, natifs, obsédants et irréductibles enracinés dans l'existence de Syrrha. Elle avait de cela une conscience confuse, laissée en friche quelque part. L'idée ne lui en était pas désagréable, mais l'examiner lui semblait inutile. Elle le pensait sans y penser. De plus, il faut considérer que la méditation chez elle se cristallisait dans l'écriture. C'est dans l'acte d'écrire que se produisait l'alchimie, la concentration nécessaire au prolongement des idées. Écrire lui permettait d'approfondir la réflexion qui mène à la littérature. Syrrha n'était pas la première à s'apercevoir que ce qu'elle écrivait était parfois plus pertinent que ce que son intelligence, sans cet exercice, lui aurait permis. La bénédiction de la pensée longue, de la phrase qu'on soumet au travail sans hâte, le travail qui anoblit la rusticité du premier jet.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 23

     

         Dehors, dedans, enfermée dans le vide qui me sert de monde où danser, je roule comme au creux, lovée dans une cavité ronde, l'échine arquée, blottie en position fœtale et je ne sais qu'une chose des hommes qui m'entourent. Une menace. Pour savoir et m'oublier, prendre les devants, être ailleurs et me projeter, comme enfant quand j'étais, enfant quand j'étais seule, seule à la maison, je m'évadais, ou plus si jeune, plus enfant, déjà adolescente, petite femelle avec tout le bazar qui se met en route quand on est ce modèle réduit de femme, je me mettais face au miroir, un miroir n'importe lequel pourvu que je sois seule, le miroir de la salle de bains de mes parents fonctionnait mieux que les autres avec sa surface qui m'englobait des cheveux à la poitrine, avec tout autour ses échos de faïence froide, un miroir donc, et j'entrais, fascinée, dans ce creux préparé par moi, concentrée sur la face plaquée contre le reflet. La petite femme, là, tellement exactement moi, me fixait de ses yeux durs, je la défiais, l'invoquais, je lui répétais mon nom obstinément, à voix haute tout le temps, sans m'arrêter très vite très vite, elle répétait pareil, disait comme moi au même moment mon nom dans le même mouvement de lèvres, disait mon nom et mon nom et mon nom et mon nom Syrrha des milliers de fois, des milliers de fois, Syrrha Syrrah et moi dans le miroir engourdi et elle face à moi à travers le tain du miroir, derrière la vitre enflait enflait, prenait une densité, une compacité un relief une vérité plus vraie que moi, sa face ma face prenait tout l'air dévorait tout, devenait une paroi magnétique et la clarté et les échos de faïence s'estompaient à la périphérie du visage, un nimbe obscur se formait aux limites de ma vision et d'un coup sans prévenir tout s'inversait, c'était la grande apnée, le grand plongeon, la grande trouille, soudain elle dans le miroir me regardait. Elle ! et moi je n'étais plus moi, enfin j'étais soudain le reflet, c’est mon reflet qui me regardait, mon reflet qui fixait mon spectre et cela me causait un tel frisson que je défaillais, je gémissais de la peur affreuse de m'être sentie soudain arrachée à moi, sortie de mon corps et déplacée face à moi face à ce visage dépouillé d'âme qui n'était qu'une découpe, un portrait une photo sans vie. C'était une expérience horrible et fascinante. Tellement fascinante que je ne pouvais m'empêcher de faire une nouvelle tentative quelques jours plus tard, malgré la peur au ventre, goûtant par avance l'odieux délice de ce vertige. C’est comme ça que j'ai compris que je pouvais plonger dans la folie et en revenir à volonté, j'en avais le subtil moyen, j'avais le viatique, je possédais le philtre. J'ai écrit ça, il fallait que j'écrive ça, il fallait que je trouve les mots pour me raconter ça et parvenir à me rendre l'expérience intelligible et c’est comme ça que je suis devenue écrivain. Voilà. Alors à partir de ce reflet, quand tout se mêle et se raidit, quand c'est dans la tête l'exacte disposition, la géométrie du cerveau en place pareil, quand je m'éparpille et ne me reconnais plus, quand je suis à côté de moi, je sais que le reflet est revenu, a inversé les choses, je me suis vautrée une nouvelle fois dans cette absence, ce mal qui me tord les tripes et m'assourdit. J'ai entendu les cris, je suis revenue dans la chambre dans un laps de temps écrasé, je me suis assise sur le lit, j'ai reconsidéré ce qui venait de se dérouler, j'ai recomposé ma descente affolée dans l'escalier, j'ai reconstitué le déroulement des secondes entre les cris et la porte de ma chambre. Je me suis dédoublée, dedans dehors, j'ai eu peur, j'ai rappelé le reflet à moi, l'ai tracté entre les filets de ma peur, l'ai ramené de force, haletante, terrorisée. Et j'ai envie d'appeler ma mère et je renonce, et je reprends le papier un stylo et je plonge. J'écris. J'écris, tout vient. Ce n'est pas que j'ai besoin d'être perturbée ou en crise ou en transe pour écrire n'allez pas croire, mais cela donne parfois une vitesse, une accélération bienvenue et le reste débarque aux mêmes amarres, suit l'ivresse, chavire, déferle. Et ce n’est plus de l'angoisse qui se délivre et justifie l'acte, mais de la raison qui savoure, de la logique qui s'amuse, revient, travaille, refouille et enfin équilibre ce que la jubilation, la peur et l'élan ont abandonné à la clarté de la pensée, sur le quai. L'écriture est une colère qu'on apaise pour en faire entendre le sens, pas les cris.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 22

     

           Et dans l'obscurité, Syrrha immobile et indécise. Les sons là-bas ne se déplaçaient pas. Au moins, on ne venait pas dans sa direction. Elle tentait de se raisonner, mais l'incongruité de sa présence ici lui faisait imaginer, si on la surprenait là, l'embarras qui serait le sien. Une humiliation qu'elle espérait bien s'épargner. Elle se savait incapable de dire les choses avec humour et simplicité, comme elles l'auraient méritées « je suis nulle, vraiment, j'ai eu envie d'explorer l'étage, et me voici toute bête, en train de me cacher comme une petite fille », de prendre tout cela avec distance. Elle se calma en pensant que ce devait être Mina ou Lucien, en train de ranger quelque chose. Le courant passait bien entre eux, elle pourrait se permettre de les saluer. Elle avait d'ailleurs confié à Lucien son envie d'explorer le grenier, pourquoi pas un étage ? Elle ne faisait rien de mal. Syrrha commença à s'apaiser, elle serrait dans son poing moite le calepin où elle notait la disposition des lieux. Au besoin, elle pouvait le montrer : « J'explore, c’est pour mon roman, je prends des notes ». C'était vrai. Aucun problème au fond. La voix alors s'éleva sur un éclat plus net. Soulagée, Syrrha reconnut le timbre de Mina. Elle s'avança dans l'ombre sans plus de précaution en l'appelant : « Mina, c’est vous ? » sans provoquer de réponse. L'obscurité générait une rumeur compacte, enveloppante, qui neutralisait jusqu'aux formes et aux odeurs. Elle n'entendait plus la voix, aucun mot même confus, mais toujours ces frottements légers, un tissu qu'on manipule, peut-être un crissement métallique, une torsion. Puis il y eut un gémissement, un silence, et une sorte d'appel sourd. Syrrah suspendit son pas : « Mina ? » Cœur battant, mâchoire paralysée, haletante, elle cessa de bouger, maintenant que ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité, elle devina face à elle le rectangle grisâtre d'une porte, ouverte sur le couloir à l'inverse des précédentes qui basculaient à l'intérieur des pièces, créant ainsi une rupture dans la perspective. Et sur cet écran incertain, se devinait à présent une ombre portée à peine plus dense, projetée ensuite sur la lie des murs et du sol par une source débile depuis un renfoncement dont Syrrha ne pouvait encore rien savoir. Elle avança dans un état de fascination, comme dépouillée de chair, manipulée et poussée vers l'avant par une force magnétique. Mina ? Elle cria Mina cette fois, ressentit un horrible frisson en réalisant que personne ne lui répondait mais que quelqu'un était là, là, à quelques mètres à peine, dans la pièce, la pièce maintenant qu'elle allait découvrir, puisque d'un pas elle franchissait l'axe de la porte, se trouvait face à l'ouverture. Mina ? Il n'y avait rien. La pièce était vide, mais une lucarne sale donnait un peu de clarté. Un rouleau de carton posé contre la vitre projetait la silhouette qui l'avait abusée. Cependant, les bruits ? Car elle entendait toujours ce qu'elle pouvait déterminer maintenant comme un échange entre deux ou peut-être trois personnes. Elle n'était plus si certaine de reconnaître la voix de Mina mais il s'agissait de tessitures féminines. La discussion s'était apparemment apaisée et les échanges étaient moins nets, elle avait plus de mal à les percevoir. Certains bruits, des craquements, un meuble qu'on traîne, traversaient l'obstacle de la cloison. C'était là, tout près. Un autre appartement sans doute. D'autres résidents ? Elle songea enfin qu'elle ignorait où habitait Arbane. Mentalement, elle recoupa sa reconnaissance des lieux avec son plan de l'étage inférieur. Elle supposa se trouver au delà du croisement du fût et de la traverse du T, l'amorce du montant de la croix que la rotonde interrompait, à l'étage en dessous. Ici, le couloir se poursuivait une dizaine de mètres, puis il était muré. Elle s'apprêtait à rebrousser chemin quand une voix de femme perça nettement le mur, c'était un cri excédé, les mots étaient clairs à présent « Tu me fais chier, tu me fais chier, je vais te tuer hein, je vais te tuer ! » C'était la voix d'Arbane, sans nul doute. L'autre voix, féminine aussi, gémit tandis qu'Arbane continuait de déverser sa haine, le gémissement devint pleurs et hoquet, Arbane hurlait, et une autre voix encore, encore une voix de femme, s'interposait « Arrête, arrête ! », et Arbane stoppa en effet, ne subsista que le gémissement, la plainte angoissante. Maintenant, les phrases étaient éteintes, à nouveau murées derrière la cloison, diluées. Diluées mais tenaces dans le souvenir de Syrrha, des paroles de larmes et de soulagement après la peur, quand la gorge serrée n'en peut plus, serre à étouffer, qu'on croit mourir asphyxiée de trop de chagrin. Elle avait reconnu les cris des chambres et des cuisines, des soirs domestiques où les malheurs se traitent à l'intime, entre adversaires redevenus complices pour que personne ne sache. Le corps de Syrrha malgré elle bascula vers l'avant, vers la scène, comme à travers les ondes malpropres du miroir de son enfance, au creux de la face qui s'étonnait de vivre, elle bascula et se sentit soudain refluer dans le noir, aspirée en arrière dans le couloir et revenir précipitée sur des rails à la vitesse d'un météore au seuil de sa chambre à travers la cloison. Dans la chambre, mais aussi devant la porte au dessus, dehors, sur le seuil à écouter les cris, dans la chambre sur le lit à penser cet instant, dehors à perdre haleine, percutée par les « je vais te tuer » d'Arbane, dans la chambre, recluse, apeurée, indécise. Dehors, dedans.