Pieds nus sur les ronces - 3
Dormir, dormir dans un bon lit, une chambre silencieuse et fraîche. Divin, se dit Syrrha. Elle se douche, elle dort, première urgence, et dort sans rêve. Au réveil, elle se sent capable de dévorer n'importe quoi d'épais et de sanguin. L'après-midi est bien entamé mais un repas l'attend, grâce à la prévoyance de Katrine et l'obligeance de l'hôtel. Après la régénération du sommeil, celle de la satiété ; elle sent son corps recouvrer sa vigueur. Elle a par contre la sensation que les aliments ont tous un goût de fumée, et ses cheveux bien qu'ils sont propres, et sa peau malgré la douche sous laquelle, selon son habitude, elle s'est étrillée, lui semblent avoir conservé un effluve de bois brûlé. Elle s'étrille parce que depuis toujours quelque chose d'infect revient sur elle, qu'elle ne finit pas de laver.
Le reste de la journée passe en repos dans l'hôtel et son parc, quelques coups de téléphone, un peu de lecture, du sommeil encore à l'ombre des arbres, sur un banc. L'été scintille parmi les feuillages, c’est apaisant ; longtemps qu'elle ne s'est pas détendue de cette façon. Pas de quoi effacer les piliers de fumée dans le ciel, les foules sur les quais, l'acidité de la peur, mais enfin un peu de calme pour se reprendre, mettre les idées en ordre, penser à son travail, ce pour quoi elle est ici, à Malbec. Sa première résidence d'écrivain. Le processus existe encore quand toute la société paraît se déliter. Quelque part, des gens instruits ont dû considérer que c'était vital, contre l'avis de tous, ça ne va pas durer, les bonnes volontés, les actes amicaux, les choix de l'intelligence sont dénoncés chaque jour comme de la sensiblerie contre-productive. Un luxe, elle en est consciente, trois mois rémunérés pour ouvrir le chantier de son prochain livre, avec la promesse d'une publication soutenue par un éditeur prestigieux. Elle a pu grâce à cela, tirer un trait sur les ateliers d'écriture chronophages, les piges peu satisfaisantes et les interventions en milieu scolaire pour lesquelles, manifestement, elle n'est pas faite. Cette résidence à Terret, c'est l'opportunité inespérée de revenir à ce qu'elle pense savoir faire, sa seule fonction en ce monde : écrire. Dans la perspective de son travail, le lieu était essentiel. L'abbaye de Terret est une merveille architecturale et Syrrha avait pensé la construction de son roman en fonction de ce site. Elle se réjouissait d'y œuvrer dans la concentration, entourée d'autres artistes et écrivains. Il lui semble que plus rien de son projet ne tient maintenant. Mentalement, elle reprend ses notes, les intentions, les références, tout lui semble stérile sans l'architecture de l'abbaye, source de ce matériau. Tout est à repenser et Syrrha connaît un moment d'angoisse à ce constat. Elle ne se sent pas assez de force.