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Ecrire - Page 10

  • 2712

    L'Architecte dodelinait, à l'écoute de ses propres réflexions. Elles lui devinrent assez lisibles pour qu'il entreprenne de les énoncer à haute voix, mais d'un air abstrait, comme si Martin n'était pas là. « Ils ont fait de l'Homme le réceptacle de l'idéal dont ils avaient dépouillé le ciel. Je n'ai rien contre cela. Il fallait en découdre avec l'idée d'un Dieu monnayé par son clergé. Mais il n'y a d'idéal ni dans le ciel, ni dans l'Homme. Il n'y en a pas plus dans la nature rêvée par monsieur Rousseau, et encore moins dans les objets dont l'Homme fait commerce, qui l'enrichissent parfois au point qu'il les vénère. Il n'y a d'idéal nulle part. Nous avons cru qu'en œuvrant ensemble, l'Humanité dépasserait l'entreprise des hommes. Nous avons cru en un homme plus grand que l'Homme. C'est maintenant que je comprends pourquoi le seul monument élevé à cet idéal, et dont la postérité est assurée, n'est ni une grande tour, ni une puissante sphère de pierres, mais un creuset d'espérance, un vaste appareil de possibilités, l'espace vide du Champ-de-Mars. »

     

    La Grande Sauvage. Extrait. Écriture en cours. A paraître en 2017 chez Phébus.

  • 2707

    Sur leur gauche, quand la brume s'effilochait, que la lumière perçait nette jusqu'au sol, il voyait les hommes de Kellermann, guère mieux accoutrés qu'eux-mêmes, prolonger leurs rangées disparates sur un léger relief. Le tertre où patientaient les bataillons était dominé par un moulin à vent, monolithe aux parois sombres et mouillées, qui faisait un signal nu, isolé dans le paysage.

     

    La Grande Sauvage. Extrait. Roman en cours d'écriture.

  • 2706

    Savoir pourquoi on écrit est une question à peu près réglée. Mais pourquoi on exhibe ce qu'on écrit, pourquoi on montre son texte à tous les passants, c'est autre chose. Orgueil, mégalomanie, sûrement, prétention aussi, tout ça. Et puis parfois, un lecteur vous dit son enthousiasme, d'autres vous écrivent, une amie vous envoie la photo émouvante des mains de son père, parce que le passage d'un de vos livres les lui a irrésistiblement évoquées. Ou encore, le témoignage est indirect, particulièrement touchant. Un ami (je ne sais, à l'heure où j'écris ces lignes si je peux le citer), bénévole dans une association d'hébergement et d'aide aux sans-abris, discute avec un résident qui était venu voir Pasiphaé, en janvier, à Roanne. Voici l'anecdote qu'il me rapporte :
    « Le type que je connais assez bien me dit qu’il a depuis ce jour en tête une phrase de Dédale, phrase qui lui parle, qu’il reprend, il la cite sans sourciller, c’est important pour lui : « Pose ta vie sur la scène, assieds-toi en face, et regarde si le spectacle te convient ! ». Le gars doit avoir la cinquantaine, la barbe courte, les cheveux dans tous les sens, tu sens les années de galère, le nez trogne etc… Il y a des petits instants magiques parfois, c’est juste beau. »
    Ça n'explique pas tout, mais dans de tels cas, on se dit qu'on n'a pas eu complètement tort d'oser porter son écriture à la connaissance des autres.

  • 2700

    Au cours de la table ronde de l'Usage des Mots, à Genève, l'excellent Mathieu Menghini, modérateur du débat où j'étais en présence de Slobodan Despot, subtil colosse auteur de Le miel (et que d'incises et que d'incises !), me demandait en substance pourquoi je me trouvais être auteur d'une littérature du « quelque chose », plutôt que d'une littérature « du rien ». Sans citer Barthes, qui supposait que la littérature est le moyen par lequel nous tentons de nous représenter le réel, je dis d'abord que je vivais quelque part et que j'avais conscience du concret (prisonnier du concret ? C'est possible, je ne le nie pas). Ma littérature, supposais-je, est la conséquence de ce constat. Je n'ai pas le talent d'écrire sur rien, ou en tout cas, de faire semblant d'écrire sur rien (ce rien, qu'en vérité on ne peut concevoir, disons que, passé au filtre des mots, ce serait le subtil aménagement des creux de la vie, un esthétisme du doute, enjeu que je respecte, et manque à cette définition l'exemple d'un auteur, vous compléterez - qui a dit Bobin ? ; je pensais Duras), mais surtout, me vint brusquement à l'esprit que ma possible littérature « de quelque chose », a pour cause le besoin, la nécessité d'élever mes récits à la hauteur des mythes. Pas une prétention, je le redis, mais une nécessité, pour ainsi dire le moteur de mon écriture. Que le but soit atteint ou pas, je ressens le besoin d'embrasser un thème et d'en cristalliser les aspects sous la forme d'un conte mythologique. Ce en quoi, Slobodan Despot m'approuva. Nous avons donc un point d'accord.



    Et c'était la 2700e note, les poteaux !

  • 2698

    La Grande Sauvage ne sortira finalement qu'en 2017, chez Phébus. Non pas que mon manuscrit ne soit pas prêt en temps et heure, soit début 2016 comme prévu, mais mon éditeur (venu me soutenir à Genève, les contrats sous le bras, je suis tout embarrassé par sa vraie gentillesse), ne veut pas gâcher la sortie du roman par une campagne précipitée. Je suis bien d'accord. Comme j'aborde la dernière partie de ce roman, je réfléchis avec plus de sérieux aux chantiers suivants. J'avais d'abord pensé tenir ma promesse à mon autre éditeur, Mnémos, en écrivant la préquelle (ou antépisode pour nos amis canadiens francophones) de Mausolées. Sauf que les événements qui conduisent à l'état de la société telle que décrite dans ce livre, nous sommes en train de les vivre. Relater le plein chaos dont nous vivons les prémices, m'ôte le plaisir essentiel d'un peu d'exotisme. Je suis donc partagé. J'imagine alors, plutôt, travailler sur l'après-Mausolées. Aller voir plus loin, explorer ce qui résultera de tout ça dans 200 ans, retrouver Set-Zubaï et le fantôme de Léo Kargo.
    Mon « actualité » de 2016 sera donc théâtrale, essentiellement, avec la reprise de Pasiphaé à Paris, et la création de Minotaure, à Roanne. Il faut bien continuer de se projeter. C'est la nature humaine, je suppose.

  • 2693

    Qui a inventé ce jeu insolent ? À qui devons-nous cela ? Tout cela. Est-ce que nous sommes obligés de jouer notre partie, jusqu'au bout ? Nous finissons par concevoir un tel dégoût pour les règles du jeu. Un jeu collectif. C'est bien ça le problème. Un jeu collectif où chacun joue sa partie. Comment voulez-vous que ça fonctionne ? On fait avec. Plutôt, on fait contre. Contre les autres. Contre les règles des autres. De tous les autres. Dès que nous nous sommes vus confier le rôle d'individu, il a fallu jouer ce nouveau combat. Et nous n'étions pas prêts. Nous nous sommes construits des cellules. Nous les avons baptisées. Nous avons fermé la porte sur nos petits rituels maussades. Nous nous sommes cramponnés à l'idée que les murs seraient assez solides. Les murs se fendent, les portes craquent. Le minotaure va passer la frontière.

     

    Dédale, "Minotaure". Extrait.

  • 2691

    Comme vous le savez peut-être, L'Affaire des Vivants, mon livre paru l'an dernier chez Phébus, fait partie de la 22e sélection Lettres Frontière. J'en suis très honoré, et heureux surtout parce que cette sélection a du sens pour moi.  Le Baiser de la Nourrice, mon premier roman, avait été pareillement distingué, et les rencontres que cette distinction suscita furent fécondes en amitié, et essentielles pour accepter l'idée que, oui, bon, j'étais un écrivain. Ce n'est pas rien. Une sorte de baptême.
    Budget limité oblige, je n'ai pu m'autoriser que la découverte des auteurs rhônalpins. À la lecture des ouvrages de mes quatre confrères, je dois dire que je ne sais pas comment va faire le jury pour resserrer son choix sur une seule œuvre « coup de cœur ». Je lui souhaite bien du plaisir. Débats houleux en perspective.


    Comment j'ai mangé mon estomac. Si l'humour est la politesse du désespoir, c’en est aussi un des vaccins les plus efficaces. Atteint d'un cancer, tandis que celui de sa femme s'est déjà déclaré, Jacques A. Bertrand nous fait vivre le parcours bien balisé des soins, des salles d'attente, des sondes humiliantes, des chimios et des radios, des rencontres avec des docteur Bo, professeur Po ou docteur No, sans nous infliger de pathos complaisant, ni d'épiphanie finale, alors que tout cela serait légitime. Sa grand-mère disait souvent « ça me fait souci » quand un problème pointait son nez, Bertrand renverse les vapeurs coutumières en sous-entendant « ça me fait écrire ». Et voici bien la capacité de transmutation qu'on demande à un écrivain. Parce que, quand l'œuvre est accomplie, elle l'est pour le bien de tous. Si on ne craignait pas d'énoncer quelque lourdeur à propos d'un livre si alerte, on pourrait même parler de leçon de vie. Mais chut...

    Tristesse de la terre. D'abord, d'abord, pour un amoureux des stylistes comme moi, le plaisir de retrouver la belle et puissante écriture d'Eric Vuillard, que j'avais personnellement adorée à la lecture de Conquistadors (2009, déjà ?). Et puis ce thème, prometteur : l'histoire de William Cody, plus connu sous son pseudonyme (effarant et grotesque, quand on y pense) de Buffalo Bill, à partir de son fameux Wild West Show. J'ai lu ce livre assez tôt, avant de savoir qu'il était sélectionné pour Lettre-Frontières, et le souvenir s'en est en partie effacé. Essayons tout de même. Parce que, justement, je me souviens d'un beau moment de lecture, d'une série de surprises, de la tristesse éprouvée pour Sitting Bull, jouant son propre rôle dans le show, des rapports plus ambigus que j'imaginais (l'histoire ne m'était pas inconnue) entre Buffalo Bill et le chef indien. Il me reste de tout cela une vague nausée, une tristesse en effet, l'impression d'au moins un mystère qui résiste à l'auteur lui-même (volontairement, j'imagine, on ne résout rien sans dommages pour la littérature) : qui était William Cody ? L'autre mystère semble le véritable sujet du livre, en tout cas son approche essentielle : quel est ce monde paradoxal qui dévore les faibles pour ensuite en admirer une représentation indécente et rabaissée ? La fascination de l'occident pour ce qu'il ne peut se retenir de détruire.


    Le collier rouge. Ruffin, toujours parfait. Un roman court qui pourrait presque inspirer une pièce de théâtre, puisque l'essentiel du livre est soutenu par deux protagonistes qui dialoguent : Lantier, juge venu enquêter sur l'acte de provocation d'un héros de guerre, et Morlac, le héros en question. Il y a aussi un chien mystérieux, souvent hors-champ mais dont les aboiements occupent toutes les pensées. Le moment le plus fort du roman, les quelques lignes qui permettent au récit de l'élever au dessus des considérations habituelles sur la guerre, est le bilan terrible de Morlac sur le vrai héros de guerre : ce chien qui aboie là-bas, qui était avec lui sur le champ de bataille. Normal qu'un chien soit un héros, il est le soldat idéal, parce qu'il est, intrinsèquement, in-humain. La misère du soldat, et sa possible révolte, viennent du fait qu'il est humain, désespérément, et malgré tout. Pour les lecteurs que le sujet pourrait rebuter, qu'ils se rassurent : ça se termine bien pour tout le monde.


    Le mal que l'on se fait. Je l'admets, je ne connaissais pas Christophe Fourvel, publié régulièrement chez La Fosse aux Ours et à qui je voue désormais une admiration profonde. Le mal que l'on se fait aurait pu s'intituler L'Etranger, mais c'était déjà pris. Le personnage principal est approché par bribes, au fil d'une déambulation dans deux villes où il va séjourner plusieurs mois, en Amérique latine et en Turquie, avant de revenir en France. Les raisons de son périple et de son retour, nous seront connues dans la troisième et dernière partie, alors que le « il » initial s'est insensiblement mué en « tu », et donc, a fait traverser le lecteur, par cercles concentriques, de l'enveloppe d'un être jusqu'au plus juste de son intimité.
    Des récits d'âmes désamarrées, de solitude paumée dans un ailleurs, la littérature en est obèse. Sauf que là, l'errance n'en est pas une, les pas modestes que fait cet homme (comme font tous les hommes, rappelle l'auteur : « Un homme ne peut pas grand chose, il accomplit de petits pas ») le rapprochent d'un enjeu essentiel auquel il doit se confronter, qu'il doit affronter. La pénitence, double, voire triple, tant l'intolérance de ce salaud a provoqué de malheurs. Notre étranger n'a peut-être pas vécu « trois minutes intenses » depuis des années, et cela vaut peut-être mieux : prendre vraiment conscience de l'ampleur du mal qu'il a causé serait insupportable. Et pourtant, après une ultime rencontre, nécessaire et terrible, par laquelle il espérait partager la responsabilité du drame qui l'a lancé dans son périple, il revient au salaud la tâche d'accepter le désastre. L'errance reprend, il n'ira pas loin. De toute façon, pour ceux qui restent, il y a un avenir, et ça, ils n'y peuvent rien opposer.
    Le mal que l'on se fait est d'abord un texte, pardonnez ce truisme, je veux dire : il est ce que je cherche dans un livre, une voix, une langue au plus près, l'incessant questionnement des mots pour disséquer ce qui ne nous épargne pas. Bref, un texte. Oserais-je dire que c'est le meilleur livre de la sélection ? Non, ça ne se fait pas, hein ?


    De la sélection suisse, je n'ai lu que Le Miel de Slobodan Despot, parce que c'est avec cet auteur que je partagerai une heure de rencontre le 14 novembre, à Genève, dans le cadre de l'Usage des Mots, la manifestation organisée par Lettres Frontière. Je me permettrai de n'évoquer mon ressenti qu'après, de façon à tenir compte de ce que je pourrais apprendre alors.

    Pour plus d'information sur les livres et la sélection, rendez-vous sur le site de Lettres Frontière.

  • 2689

    Tu n'es pas dans ma maison, tu n'es pas dans ma rue, tu n'es pas dans mes champs, tu n'es pas dans mon atelier, tu n'es pas dans mon livre, tu n'es pas sur les berges de mon fleuve, tu n'es pas dans mon ciel, tu n'es pas dans mon jour ni dans ma nuit. Ma vie est trouée de ton absence. Je t'ai laissé derrière le mur. Je refuse de t'entendre gémir, je refuse d'entendre parler de toi, je refuse de trouver le goût de ta plainte dans le fruit que je mange, je refuse de voir ton visage dans mon miroir, je refuse de connaître ta souffrance et ta mort. Je sais qu'un jour tu rempliras ma rue, mon ciel et les berges de mon fleuve. Je sais qu'un jour ton visage effacera le mien dans le miroir. Mais en attendant, je mange le fruit creusé de ton absence.

     

    Extrait de Minotaure. Pièce en cours d'écriture.

  • 2684

    74_1_w1000h600.jpgMartin adore le vertige que lui procure ce dessin. C'est un prodige qu'il ne parvient pas à s'expliquer. Comment, sur cette feuille de papier, sur cette surface plane qui tient entre ces bras ouverts, l'Architecte a-t-il pu rendre la sensation de l'immensité ? Et chaque dessin de l'Architecte procure le même effet. Depuis trois mois qu'il vit ici avec Marianne, et surtout depuis les deux dernières semaines, depuis que l'Architecte est parti en leur laissant la jouissance et la surveillance de son logis, Martin profite de ses longues heures d'oisiveté, pour entrer dans le bureau aussi discrètement que si le maître était présent, sortir délicatement un dessin du meuble de classement, et le contempler longuement, avec concentration, à s'y perdre.

     

    Extrait de "La Grande Sauvage". Ecriture en cours.

    Image : projet pour la bibliothèque royale, rue de Richelieu. E-L Boullée, 1785.

  • 2683

    etienne-louis-boulc3a9e-1784-cc3a9notaphe-de-newton.jpgÀ son grand étonnement, le dessin immobile se met à raconter l'histoire de ces visiteurs, la majesté du monument amorce une fable, quelque chose d'aussi vaste que les légendes du Christ qu'on lui enseignait naguère. Quelque chose qui le dépasse, comme le dépassent les dimensions de la sphère, son globe qui se dresse comme une lune descendue sur la terre, immense, qui développe ses courbes loin au dessus des minuscules créatures à ses pieds. Comment ces fourmis pourraient-elles faire plus que rêver pareil délire ?

     

    Extrait de "La Grande Sauvage". Roman en cours d'écriture.

    Image : Le cénotaphe de Newton, par Etienne-Louis Boullée (1728-1799).

  • 2664

    La porte du bureau est ouverte pour laisser rentrer la chaleur. Les chats s'y invitent donc. Il y a un oiseau dans le bureau, reclus ici pour l'abriter des chats, justement, d'habitude. Les chats viennent l'entourer avec gourmandise et, saisis parfois d'un désir irrationnel, bondissent sur la cage. S'en suivent fracas, débandade, dérapages, injures. Je vous demande de penser à tout ça quand vous lirez « La Grande Sauvage ». Si toutefois j'arrive à l'écrire.

  • 2650

    "Que dirais-tu du peuple, Martin ? Le distingues-tu entre les mouvements de la foule ? Qui est-il ?" Ce n'était pas une véritable question, l'Architecte devança la réponse de Martin qui n'aurait su être que Je ne sais pas, son regard était sur lui, le traversait, flottait sur les rais du jour, voguait loin sur les toits, la Seine, le pays, l'éternité monumentale pour laquelle il avait la conviction d'œuvrer. " L'an dernier, à peu près à cette époque, ou était-ce plus tôt, je ne sais plus, les barrières de Paris ont brûlé... sauf celles du duc d'Orléans. Des émeutiers ont saccagé la maison de Réveillon et ruiné son commerce... les poches des meneurs contenaient des Louis empaquetés. Les grenoblois ont jeté des tuiles sur la troupe, mais c'était pour défendre les notables de leur Parlement. Qui est le peuple ? les ouvriers des manufactures du faubourg Saint-Antoine, les miséreux de Saint-Marcel, les femmes venues à Versailles, les harangueurs du Palais-Royal, la foule qui cherchait de la poudre à la Bastille ? Des sociétés, des motifs, des espoirs  différents. Qui est le peuple ?" Martin fit un mouvement, la chaise craqua, l'Architecte leva un regard surpris. "Le peuple, dit Martin, c'est le nombre. Et le nombre avait faim."

    La Grande Sauvage - Écriture en cours.

  • 2644

    Beauvilliers leva son verre ironiquement. Il était froid de ton et de regard, ne tentait pas de cacher son amertume. Martin hocha la tête, remercia. La voix de Beauvilliers accompagna ses derniers pas jusqu'au seuil : « Tu n'aurais jamais fait un grand cuisinier. Au mieux, un excellent second. C'est ta nature. Tu seras toujours le domestique d'un autre, le servant, l'assistant. Ne t'illusionne pas. Tu es un serf. D'autres crises ont eu lieu, d'autres frondes, des bouleversements dans lesquels les plus humbles ont cru renverser leurs maîtres. C'est un leurre. Aucune révolution n'est assez profonde pour inverser les rôles. »

    "La Grande Sauvage" - Travail en cours. Extrait.

  • 2639

    Je suis aujourd'hui à Cruas dans la Drôme, avec les autres auteurs de la rentrée Rhône-Alpes, à l'invitation de l'ARALD, pour parler de mes « Nefs », lire des extraits, et tenter de faire comprendre qu'un roman de genre (voire sous-genre) n'est pas forcément douteux, qu'il peut-être même écrit aussi sérieusement que, par exemple, « L'Affaire des Vivants », avec pas moins de profondeur. Pari difficile si j'en crois la réaction de certains : « Vivement La Grande Sauvage ! » (comme si "Les Nefs..." était un accident, une faute de goût qu'il faut charitablement oublier pour ne pas me nuire) ou celle d'une auteure, l'autre jour, après les salutations amicales d'usage : « Alors ? T'as fait un truc de Science-Fiction ? (énonciation appuyée) Je me suis dit : Qu'est-ce que c'est que ça ? » (ricanement incrédule).

    Ça, chère amie, comme vous avec vos poèmes, je prétends que c'est de la littérature.

  • 2638

    Et je réalise que « Pieds Nus sur les ronces » étant terminé, il faut que je reprenne le collier et revienne à l'écriture quotidienne de blog. Dans quelques jours, je listerai quelques rendez-vous du public avec « Les Nefs... ». En attendant, vite trouver une historiette, une saynète, un axiome, un poème, un bon mot ou un billet d'humeur, ou encore évoquer les chantiers en cours. Tiens, oui : un chantier en cours. Ce pourrait être une évocation de « La Grande Sauvage », comment l'Histoire semble vouloir s'accorder à mon récit imaginaire et m'offrir tout le matériel nécessaire, personnages, situations, événements petits ou grands, pour épauler le parcours de mon personnage. Le très-taiseux Martin. Ce pourrait être la piste de réflexion qui soutient ma prochaine pièce : Minotaure. Oui, arrêtons-nous là-dessus : Minotaure. Deuxième volet du diptyque commencé avec Pasiphaé. Le texte qui suit ne servira pas sur scène, il est comme une amorce pour une pelloche, qui entraînera la suite du film  (sauf si le ruban casse), il me sert d'incipit, devrait enclencher l'écriture de la pièce.

     


    J'ai les mots.


    Je suis de ce monde. Je suis de là. Je suis là. Je suis entré là. Entré un jour trop ancien pour que je m'en souvienne. Un jour. Entré un jour. Entré, je ne sais pas si c'est le mot. Entré. Un jour. Je ne sais pas si c'est le mot.
    Je suis entré un jour dont je n'ai pas mémoire. Je suis là. Depuis que j'ai ouvert les yeux je cours sous le couvercle d'un grand feu sec ou sous la paume d'un vide noir piqué de petits feux.
    Je cours sous l'un ou l'autre. Sous le grand feu ou sous la paume noire. Je ne sais pas si ce sont les mots, le feu, la paume.
    Mon monde est un chemin que je connais mais qui parfois m'échappe, un sentier, une piste coupée d'angles. Avec des pièges qui font mal.
    Des fois, je jette mes cornes aux parois, elles font des traces brunes et sanglantes que je retrouve sur mon chemin, après, longtemps après, des feux et des paumes passés.
    Je touche la trace sur le mur, ça me fait drôle de trouver mon odeur et la couleur qui vient de moi, ça fait un peu mal au ventre. Je reste longtemps à regarder ma couleur, à sentir ma trace. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai de la peine quand je vois que je suis revenu là où j'ai eu de la colère. Quand j'ai cogné le mur j'avais de la colère et j'ai laissé la trace, et mon odeur, mon odeur de colère. Et de la retrouver, la colère me revient. Et ça me fait de la peine.

    Je ne suis pas seul. Enfin je suis seul mais parfois on vient sur mon chemin. Je suis content quand on vient. Des créatures. Je ne sais pas si c'est le mot. Créatures. Les créatures sont sur mon chemin. Elles sont entrées. Je ne sais pas comment. Je n'arrive pas à savoir. Elles sont de derrière les murs. Sur un autre chemin. Elles se trompent de chemin. Ou peut-être qu'elles viennent me chercher ? Jouer avec moi ?
    Hors de mon monde, les créatures chantent. Je les écoute parfois. Je comprends que c'est loin. Elles doivent être nombreuses ou bien ce sont les mêmes qui reviennent. Mais ça, je ne crois pas. Je crois qu'elles sont nombreuses.
    Parfois elles entrent chez moi et sont sur mon chemin. Je les accueille dans un cri de joie. Elles tombent et ne chantent plus.
    Je n'aime pas qu'elles tombent.
    Je cours seul ensuite entre les murs de mon monde, sous le grand feu sec ou le vide noir avec de temps en temps, un gros caillou blanc jeté contre ce vide, et qui ne tombe pas.

    J'ai ouvert les yeux il y a longtemps.


    J'étais tout seul. Je ne sais pas si j'ai eu peur. C'est loin. J'ai eu peur après, des feux et des paumes passés. Beaucoup de feux et de paumes. La peur m'est venue. Pas tout de suite, Je ne crois pas. Pas tout de suite. Je ne crois pas. Je répète les choses. Souvent, je répète les choses. Pour qu'elles entrent en moi. Des fois, je répète la même chose longtemps, des feux et des paumes. Longtemps. Longtemps. Je ne sais pas pourquoi. Je les répète. Je répète les petits cris, les mots que j'ai imaginés. Et je les répète. Et il arrive que ça use les mots. Les petits cris se détachent, ils sont plus petits, les choses ne les reconnaissent plus. Les choses ne sont plus contentes du mot que je leur ai donné. C'est quelque chose qui me fait peur, qui me fait mal à la tête quand un mot n'est plus avec la chose qu'il dit. La peur fait un trou qui grandit dans mon ventre. Un trou où s'installe une paume noire. Il faut que j'arrête de répéter les mots parce qu'un jour, je n'en aurai plus. Et ça me fait peur. Je n'ai pas eu peur tout de suite. Au début. Il y a longtemps. Je répète. Il faut que j'arrête de répéter.

    Avec le temps, des cris me sont venus, qui disent les choses. Les mots. J'ai les mots maintenant. Je ne sais pas d'où ils viennent, mais j'ai les petits cris qui désignent. Je les possède. Je vois une chose, je dis le petit cri et la chose se reconnaît dans ce petit cri qui est le mot. Je vois bien que la chose se satisfait du mot que je lui donne. J'aime bien quand les choses sont contentes des mots. De leur mot. Après, le mot est à la chose. Il n'est plus à moi. Pourtant, c'est moi qui l'ai donné. D'y penser, ça me fait tourner la tête. Et même le mot « tête » c'est moi qui l'ai donné à ma tête pour que je puisse dire ça. La tête qui tourne. Je suis sûr que personne ne sait faire ça. Personne n'est aussi malin que moi.
    Je peux désigner un mur et le dire
    Je peux serrer contre moi une créature et la dire
    Je peux dire mes yeux levés au dessus des parois
    et dire le grand feu sec qui me domine.
    Je ne sais pas le temps qui est passé depuis le premier feu
    depuis que j'ai pu dire le premier feu.
    Je ne sais pas cela mais je sais que beaucoup de temps est passé.

    Quand je dis mur, il y a un vide dans ma grosse tête.
    Qui a construit le mur, et le suivant, et tous les murs ?
    Mon monde est fait de murs.
    Je me sens bizarre et petit quand je songe à qui a construit les murs
    et quand je songe à l'étendue des murs.
    Avec le temps, les questions me sont venues.
    Avec le nom que je donne aux choses.
    Le grand feu sec et la paume noire et vide,
    le chemin, les parois et le froid,
    les créatures et mes cornes,
    les couleurs que je fais sur le sol après manger et qui sentent,
    le frisson qui me tient quand je pense à l'étendue des murs,
    et j'ai aussi un cri pour le caillou planté dans le vide
    J'ai des sons pour tout cela, et même ces sons, je leur ai donné un cri.
    Je dis qu'ils sont des mots.
    Les créatures du dehors ont des mots qui chantent.
    Les créatures ont des mots qui vont vite et font des bruits d'ailes et de pluie.
    Mes mots, à moi, ne chantent pas. Ils font des bruits de corne qui racle la terre.
    Je voudrais rejoindre les créatures dehors
    pour chanter avec elles.
    Je frémis de toute ma grosse tête en pensant à ce moment.
    J'ai peur aussi.
    Peur de sortir de mon monde, mais je crois qu'il le faut. Il le faut. C'est drôle, cette idée. Il faut. Il faut que je sorte. Mais je ne sais pas pourquoi c’est aussi important pour moi. En attendant, je cours.
    J'ignore si je dois courir longtemps.
    Parfois, je pense que c'est impossible et que je devrai courir pour toujours
    Sans espoir de sortir.
    Alors, le mufle planté dans la face du vide ou dans l'éclat du grand feu,
    je lance de longs cris.

    Le caillou, là-haut, garde sa tête de caillou.

    J'essaye de chanter comme les créatures mais je chante si mal,
    je vois leurs yeux agrandis.
    Je les serre contre moi et les créatures tombent.
    Je n'aime pas qu'elles tombent.
    Elles tombent tout le temps.
    J'ai pensé qu'elles tombaient à cause de moi.
    Depuis que j'ai pensé ça, je ne les touche pas. Je les laisse.
    Elles marchent ou font des courses dans mon monde. Je les regarde sans les toucher, courir et jouer avec les murs. Elles laissent aussi des traces. Je sens leur couleur et leur odeur laissées contre les murs. Ça me fait de la joie drôle, qui me fait sentir mou à l'intérieur de moi. Comme si c'était mon odeur, mes couleurs, avec juste un peu de différence. Mon odeur et mes couleurs faites par d'autres que moi.
    Ma grosse tête pèse sur mes épaules et sur mon cou. Elle me fait mal.

    Je sais une chose. J'ai compris une chose : les créatures ne viennent pas pour jouer. Ça ne leur plaît pas d'entrer, de se tromper de chemin. Elles veulent sortir. Comme moi elles veulent sortir mais elles, elles viennent d'ailleurs. Leur monde. Je ne sais pas ce que c’est, je ne sais pas si c'est mieux qu'ici. Ce serait étonnant. Ici, c'est bien. Enfin, elles courent, elles cherchent. Un peu comme moi, mais avec plus de vitesse et de cris. Tout ce qu'elles font, elles le font très vite. C'est joli à voir. J'aime leur vitesse.
    Je les accompagne, je cours avec elles et je pense qu'elle sont malignes, et qu'elles vont trouver la fin du dernier mur, l'angle qui ne ferme rien.
    Je suis alors tout en joie et en rire. Je cours avec elles, je cours avec elles.
    Les créatures se fatiguent vite. Je ne les touche pas mais toujours, à la fin, elles tombent.
    Après, comme j'ai faim, je les mange.
    Je mange leurs couleurs et cela fait un goût très fort que j'aime.
    Quand les créatures sont dehors, quand elles refusent de venir. Je ne sais pas pourquoi elles refusent de venir. Quand je suis seul, je m'ennuie. Je m'ennuie ou alors j'ai peur. J'ai tellement peur qu'elles ne reviennent pas, qu'elles ne reviennent jamais. J'ai tellement peur d'être seul pour toujours. Quand je sens et cette solitude et cette peur, j'utilise les cris qui désignent, je les fais tourner dans ma tête.
    Je fais ça longtemps, pendant tout le parcours du grand feu sec que j'appelle jour
    et jusqu'au moment de la large paume noire que j'appelle nuit.
    Et le caillou, je l'ai appelé lune.
    Et ça me fait mal à la tête et partout, et ça me fait de la peine, une peine plus grande que tout. Plus haute que les murs.

    J'entends du bruit. Les créatures sont revenues. Je vais jouer avec en essayant de ne pas les faire tomber. Un jour, l'une me montrera. Elle trouvera la sortie. Elle voudra de moi. Quand je pense à ce jour, je frissonne et je suis énervé, et fiévreux, et j'ai peur aussi. Elle ouvrira ses bras et je me blottirai contre elle pour dormir. Elle me bercera et ce sera bien. Je rêve de ce jour.

  • Le feuilleton de l'été - Fin de la boucle

    Pieds nus sur les ronces - 45



        de toute façon ce n’est pas compliqué, c’est évident, inutile d'espérer. Je regagne ma chambre, je renonce à plonger dans la faille du miroir pour m'y trouver autre, plus besoin de visions, tout cela est puéril. Je n'ai pas besoin d'aller voir, pas besoin de suivre chacun. C'est simple. Je peux tout imaginer. Tout écrire depuis mon bureau, c’est facile. Comme d'aligner les mots sous la dictée d'un autre.
        Le pick-up ne dépassa pas la grille du parc, quand Lucien s'engagea sur la route, ils surgirent des deux côtés en brandissant leurs manches de pioche et leurs barres de fer et bloquèrent la chaussée, le véhicule n'avait pas pris assez de vitesse, il en percuta quelques uns, les autres s'agrippèrent, brisèrent vitres et pare-brises, Lucien tenta de dégainer le fusil mais trop tard, un pieu vint lui perforer la tempe, le pick up fit une embardée, s'abîma dans un fossé, Madeleine à l'arrière bascula et chuta sur la route, elle fut immédiatement piétinée et tabassée, à l'avant la portière était arrachée et des bras innombrables attrapèrent Mina d'abord, la jetèrent sur le goudron, brisèrent ses membres à coups de barre de fer, la vieille fut pareillement extirpée, fardeau léger, mais elle était déjà morte, saisie de terreur, ils abandonnèrent son corps aux flammes.
        Et puis peut-être, Syrrha ne reste pas dans la chambre, elle abandonne le clavier, referme l'ordinateur, l'exercice vient de lui apparaître dans toute sa vanité, elle quitte précipitamment la pièce dont le ventre est malaxé par les projections de l'incendie à travers la fenêtre, laisse la porte ouverte qui s'abîme dans les ténèbres d'encre. Le plan frémit dans un vent coulis, le papier se soulève et les tracés se déforment, arrangent autrement les pièces et les murs, des feuilles se séparent, des arches dérivent, des ailes s'envolent. Elle aborde l'escalier, son nombre de marches recompté avec ses contours retouchés, la verrière et son motif dilué, les parois agrégées striées, la rambarde qui articule ses pleins et ses déliés. Elle traverse le hall, ses pas froissent les ombres hachurées, le dessin gommé des dalles, les statues et leur cerne qui bave. Du bruit dehors. Ils sont encore à la grille, ou bien ils ont caillassé les fenêtres et des éclats de verre mouillés du rougeoiement des flammes jonchent les dalles, ou bien l'incendie les a précédés contrairement à ce que pensait Alexandre, et ils ont rebroussé chemin, les flammes ont atteint les baromets qui se tortillent dans le bûcher en hurlant, flanchent, s'épaulent, s'accouplent une dernière fois tandis que des flammèches grimpent le long de leur échine. Syrrha s'en moque, elle s'enfonce dans le lavis des couloirs et des salles et entre dans la bibliothèque.
        Arbane a préparé du thé ; elle dépose un plateau chargé de tasses et de biscuits sur un coin de table, demande s'il y a autre chose et, sur une réponse négative d'Alexandre, tourne les talons et sort. Joël repose le livre offert par Syrrha, un sourire mélancolique aux lèvres, il vient de lire la dernière phrase des chroniques de Sei « C'est, je pense, à la suite de cet accident, que mon livre commença sa carrière ». De son côté, Alexandre a ouvert son exemplaire fatigué de L'Iliade, celui qu'il annote depuis des années. L'incendie, invisible dans cette pièce sans ouvertures, produit un ronflement lointain, un agréable ronronnement de cheminée. Ils lèvent le regard quand Syrrha pénètre dans la pièce, sourient comme en rêve et replongent dans leur travail. Elle parcourt les rayons, veut se saisir d'un livre au hasard, mais Joël l'appelle. Il lui montre une liasse de papiers reliée, qu'il pousse sur la table dans sa direction. Syrrha lit sur la couverture Pieds nus sur les ronces. Joël a une expression étrange, inquiète. Il dit « J'ai fini. Si tu veux... » Elle acquiesce, heureuse de ce geste, soulève le manuscrit. Elle choisit un bon fauteuil et se rencogne, pose la liasse sur les cuisses. L'incendie ne les atteindra pas, tant qu'elle tiendra le livre ouvert devant elle. Alexandre lit, Joël écrit, elle comprend, trouve cela logique, puisque Joël n'a jamais attribué de pouvoir à la littérature. Elle, elle a renoncé, pour un temps, pour toujours, elle ne sait plus, attend à présent de vérifier si fonctionne encore la grande illusion du livre.

     

    Voilà. Je ne crois pas que quiconque ait eu le courage de lire ce récit du début à la fin, mais si le cœur vous en dit, vous pouvez retrouver l'intégrale de ce feuilleton en cliquant sur "Pieds nus sur les ronces", dans la marge, rubrique "Catégories". Ce texte n'est protégé par rien d'autre que ma foi en la moralité des lecteurs. Si on me pille, je ne ferais pas de procès, mais je sais faire du mal avec ou sans batte de base ball.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 44

     

        « Syrrha ! » C'était la voix de Mina. Venue me chercher. J'ai eu la sensation plus crue de la transformation des choses que j'avais notée avant cela, le changement devenu basculement. La couleur du ciel, le couchant qui se formait, là où le soleil se lève d'habitude. Je me suis habillée vite, un peu sonnée à regret mais tout de même, je crois que je voulais voir. Vérifier. Nous sommes descendues. Tout le monde était là, même les trois générations de Cruchen, virées de leur thébaïde. Très bien mais maintenant, que faire ?


        Que faire ? a dit Arbane, en se tournant vers Alexandre. Il était calme. Il savait. Il avait rêvé tout cela, ou l'avait peut-être vécu, après tout, que savaient les autres de son passé ? Peut-être n'était-il pas resté sa vie entière entre les rayons de sa bibliothèque. Alexandre s'est adressé à Lucien, qui avait gardé le bras tendu vers Mina pour l'engager à le suivre « C'est différent, cette-fois. Ils seront là avant l'incendie ». Arbane a pris le bras de sa mère en gémissant. Lucien s'est exclamé qu'importe, moi je pars. Il a entraîné Mina et s'est retourné sur le seuil. Les battants de la grande porte ouverts brusquement ont alors vomi une lumière de fournaise qui a jeté son haleine jusqu'aux dernières marches de marbre. Mina et lui faisaient deux silhouettes noires découpées contre l'écran écarlate du dehors. « Ceux qui veulent survivre, c'est le moment, je n'attendrai pas ! Syrrha, Arbane, venez ! » Arbane a gémi en serrant plus fort le bras de sa mère, toujours muette « Je ne peux pas ! » Syrrha n'a pas répliqué. Elle avait interrompu ses retrouvailles et il lui tardait de remonter dans sa chambre. Joël a simplement demandé à Lucien : Vous avez votre fusil ? Lucien a acquiescé et n'a rien ajouté. Alexandre a dit qu'il pouvait prendre le sien, en plus, que lui ne l'utiliserait pas. Il a regardé Joël : « Toi, tu le veux ? » Joël a fait non de la tête, il a lancé un regard triste à Syrrha. Il a compris qu'elle non plus ne bougerait pas. De toute façon ils arrivaient, ils seraient là avant l'incendie. Lucien s'impatientait. « Arbane aidez-moi ! Au moins votre mère, au moins votre mère et sa mère... » Arbane sembla sortir d'un songe, elle s'avança vers Lucien et Mina, poussant Madeleine qui prit par la main sa mère. Elles marchèrent somnambules, tellement lentes, si lentes. Dehors, Lucien fit basculer le hayon du pick-up. Il dégagea un entassement de valises, des cartons, il hurlait « Vite, vite ! » Syrrha et Joël se joignirent aux efforts de Mina pour faire grimper la plus vieille à l'avant et Madeleine à l'arrière parmi les bagages. Mina s'engouffra à son tour dans l'habitacle en poussant la vieille folle sans ménagement. Le pick-up démarra en arrachant le gravier. Arbane, Joël et Syrrha, sortis comme aspirés par la dynamique de la scène, virent le véhicule disparaître au bout de l'allée. Ils se tournèrent. Le ciel à présent était à moitié dévoré par les flammes, un rempart de feu se dressait au delà du domaine, avalait la forêt, des lances éclatantes grimpaient le long des fûts et les faisaient exploser. Le parc avait pris une couleur de sang frais et les murs du château ondulaient, ses ombres s'allongeaient et se rétractaient sous la lumière vibrante, comme une respiration. Joël revint en arrière, gravit les marches qui menait à la grande porte, il exposa son visage à l'éblouissement de l'incendie. « De toute façon... »

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 43

     

        C'est tout ce qui s'est passé, quoi d'autre ? J'écrivais, que sont-ils venus faire ? Que voulaient-ils tous ? J'ai quitté mon reflet ma jumelle de verre à quoi bon, et me voici descendue dans le hall, tout le monde est là. Je découvre Madeleine et sa mère, deux vieilles soudées l'une à l'autre, puant la pisse, je suis déçue : la très vieille, la plus que centenaire, est un épouvantail malhabile recouvert de vilaines fringues accumulées par les ans sur une échine qui n'en peut mais ; quant à Madeleine, je la voulais pleine de dignité et de noblesse, c’est une femme quelconque, abandonnée depuis tant de temps, ses dernières séductions brûlées au contact du père Cot, une fiancée délaissée qui a scellé ses lèvres dans une moue douloureuse et fermé ses bras sur le plaisir. Arbane est à côté d'elles mais ne les regarde pas, comme elle ne regarde pas les moisissures de tapis, chez elle.

     



        Chez elle, Syrrha avait perçu l'altération de la couleur du ciel, un couchant s'exprimait là où le soleil se lève. Les timbres de la nuit aussi avaient muté. Elle eut peur soudain. Il se pourrait que le temps s'arrête. C'était une information complexe à assimiler. Elle se leva pour se diriger vers la salle de bains, ce faisant elle marcha sur le plan du château qu'elle avait terminé à présent. Les feuilles solidarisées par maints moyens formaient un névé abîmé de traits noirs, déposé sur le sol de la chambre, froissé aux angles des murs, remonté en congères contre les meubles. Le plan était terminé, mais probablement les dessins qui en schématisaient les contours s'étaient-ils émancipés de la forme initiale, du respect dû à la forme initiale, et s'étaient-ils aventuré vers des lointains, avec de nouvelles tours, des salles prolongées, d'autres pièces, greffées selon la complexion secrète du récit de la jeune femme. Un labyrinthe proliférant, bourgeonnant, plein d'excroissances maladives. Elle alluma la pièce et se posta devant la glace. Un visage plus ou moins étranger la considérait avec un air curieux. Syrrha, dit-elle. Dans le miroir, les lèvres du visage s'étaient contractées pour prononcer son nom. C'était il y a longtemps, juste après les ronces, cet exercice face au miroir lui était familier, ensuite le vertige fut plus laborieux à conquérir, mais il se produisait tout de même. Syrrha, dit le reflet, Syrrha dit Syrrha, Syrrha Syrrah, Syrrah, SYRRAH

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 41

     

        et d'autres, qu'en sais-je ? Comment ferais-je la différence, quelle bouche me dira ? Quel obstacle m'obligera ? Est-ce que les jours comptent quand je dois dire et vivre ? Le temps a noué sa courbe et me voici telle que j'étais au premier jour de mes souvenirs, telle que tu m'aurais vue, Joël, si tu avais été là, j'étais nue, une fois encore, nue entière, tremblante nue comme mon père me voulait, nue hors de ce lit où maman me laissait aller sans voir, sans voir exprès, j'étais pour une fois hors du lit, hors de la chambre et hors de la maison, pour une fois  sûre de ma trajectoire, là tout droit devant moi, dans la forêt pétrifiée par la nuit, pas de lune, rien qui sourie et veille au zénith de mon évasion, que des appels des larmes et des colères, des larmes qui disent reviens, des cris qui disent reviens, mais deux sens dans ce même mot, l'un d'une voix de femme qui supplie et espère, l'autre qui gronde, veut encore étancher sa soif, mais consent à me voir revenir pour calmer la furie qui enfin a compris, a ouvert les yeux et maintenant hurle à en crever, douleurs vrillées au ventre et me court après, je ne suis qu'une silhouette chahutée de vent et de givre la nuit n'est pas charitable la nuit n'est pas souriante, une sale averse ajoute sa torture en ricanant, la forêt lève ses fûts droit dans les ténèbres, je vais à la rencontre des lames dressées pour moi, prêtes à me réconforter à me cajoler de leurs baisers luisants, plus rien ne me fait peur, j'ai trop mal, derrière moi on crie mais je cours, je n'ai pas froid je suis un spectre déjà, le sang en moi s'est arrêté, on me poursuit reviens, on me crie des mots qui pleurent et les mêmes sont repris rauques et féroces avec des insultes pour me terroriser mais qui pourrait me faire peur, qui me fera encore du mal quand les grandes épées des arbres devant moi auront fait de mon corps un bouquet de petite fille, une souffrance déchiquetée, dispersée dans l'obscurité de l'hiver ? Y'a-t-il jamais eu récit de fuite pareil ? Y'a-t-il jamais eu d'exemple d'enfant qui se rue dans la nuit pour échapper à l'ogre et rejoigne sans crainte le loup caché dans les fourrés ? On n'a jamais vu ça on n'a jamais lu ça, ma mère a dit que j'étais courageuse. Elle hurlait pardon pardon déformé par la peur hurlait que je revienne, j'écoutais sa peur hors d'haleine tenter de me rattraper, plus rien ne serait comme avant, juré, plus jamais, elle me protégerait, mais par pitié que je revienne, tu vas mourir de froid où es-tu ? Syrrha, Syrrha je t'en supplie ! Mais face à moi, la séduction d'une nuit mortelle, bienveillante, sale et mortelle, souveraine, qui m'ouvrait les bras me disait viens dormir, viens dormir découpée tranquille au creux de mes bras affûtés. J'entrai, j'étais au seuil de la maison des arbres, les grands veilleurs sans morale, et je devinais, le cœur éprouvé par cette déception supplémentaire, qu'ils ne me couperaient pas, qu'il faudrait courir plus loin, m'enfoncer encore. Et soudain mes pieds nus ont écrasé des ronces invisibles, contact électrique, mille aiguilles ont pénétré ma chair d'enfant, au plus tendre des pieds, j'ai suffoqué, ma course stoppée net, j'ai hurlé de ces hurlements d'enfants qui arrêtent les bourreaux, j'ai pleuré, ma mère enfin était là, précipitée à genoux, asphyxiée par la course, elle a refermé ses ailes sur moi, m'a drapé de laine et de bonté et de pleurs épouvantés, c'est fini, mon amour Ô mon amour mon petit cœur c’est fini je te jure je te jure c'est fini. Je te protégerai. Cette fois, c'est fini.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 40

     

        Une semaine, c'est une étendue variable, une onde que l'on remue du bout des pieds, un ciel qui change de couleurs, mille choses d'un bout à l'autre de la planète. C'est une portion d'existence pour les créatures douées d'une longue vie, un vaste cycle pour celles qui naissent, s'accouplent et meurent dans cet intervalle. Sauf pour Mina et Lucien, gestes rivés aux contraintes quotidiennes et capables d'en apprécier, par les muscles et la peine, les minuscules triomphes ou défaites, sauf pour ceux-là, cette durée n'a pas beaucoup de sens à Malvoisie. Alexandre Cot y déroule des siècles de culture en attendant la fin de tout ; Joël Klevner s'y abreuve et s'y perd, que certains jours s'évanouissent sans crier gare, que d'autres s'imposent à sa pensée heure par heure, dans tous les cas, il en saisit l'essence et la traduit dans une forme écrite ; les Cruchen, vestales séquestrées, repliées sur leur énigme, n'en savent rien, le jour grisâtre faiblit derrière les fenêtres closes sans qu'elles y prêtent attention ; Arbane Cruchen note les visites et les dépenses, les travaux à faire, les commandes à effectuer, elle connaît la valeur des jours mais le temps ouvre l'éternité devant elle, la poussière, la crasse et les moisissures ajoutent leurs strates aux choses qui l'entourent, un mouvement naturel, un temps géologique intégré à la fabrique des heures, elle a renoncé à s'inquiéter de cela, les femmes qui l'ont précédée sont des repères suffisants, elle se fie à elles pour estimer la seule mesure qu'elle doit avoir de l'écoulement de la vie ; Syrrha écrit, son corps est versé entier sur le clavier qui maintenant enchaîne les lignes reprises du papier, elle est dedans, tout entière là, dévorée par une force qui déborde, alimente une crue, les mots ont une fluidité qui ne la surprend plus, c'est naturel, tout vient, elle respire elle écrit, elle écrit, tout s'épanche et jubile, les souvenirs affluent, s'organisent sans effort, elle ne sait pas quand cette grâce finira de bercer son récit, elle ignore jusqu'aux noms qui s'égrènent sur l'écran, tout est bien, tout vient, elle écrit. Quel était ce projet qui devait l'arracher à une telle joie, lui commander d'en finir, de mettre un point au terme des pages ? C'est une histoire ancienne, une promesse, un conte, rien qui vaille, seul le temps offert à l'écriture est essentiel, les appels et les prières, les suppliques de sa mère, du médecin, de son éditeur, de Katrine Viognier, toutes les peurs et les colères s'essoufflent et se taisent au seuil de la chambre ou dans le secret de la bibliothèque, les gens de l'extérieur ont un langage confus qui ne sait rien lui dire, les paroles s'éparpillent dans le hall parmi les marbres et les tentures, les mots qui disent c'est fini, tu as fini, reviens, et tant de choses indifférentes, se diluent le long des parois, se désarticulent aux marches des grandes salles. Une semaine ? La galaxie tourne encore, il y a des soleils plus loin, qui éclaboussent des mondes inconnus, le temps n'est pas achevé, il vient juste d'entamer son cycle, elle peut écrire encore. Elle a rejoint Joël dans ce songe dérivé, Joël qui la comprend, l'encourage. Alexandre veille sur eux et sourit, car la fin n'est pas dite, Arbane caresse les fronts d'une femme qui caresse le front d'une femme, organise le quotidien autour du songe des écrivants. Il n'y aura bien que l'incendie. Il n'y aura bien que l'incendie. Et en l'attendant, deux semaines, trois semaines sont passées, une autre et une autre encore. Et d'autres et d'autres,